Édition du 18 juin 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Amérique centrale et du sud et Caraïbes

Une crise politique profonde, une droite prête à tout pour retrouver des privilèges grignotés

La crise que connaît le Brésil s’inscrit dans un contexte politique latino-américain qui a profondément changé depuis quelques années avec le retour d’une droite assumée dans plusieurs pays. Le coup d’Etat légal (oxymore comme l’est socialisme de marché en Chine…) remet la droite au Pouvoir au Brésil et de ce fait affaiblit encore davantage les régimes politiques progressistes, en proie déjà à des difficultés plus ou moins importantes.

La crise économique que connaît le Brésil est la plus importante depuis celle des années 1930. La crise politique est également très profonde. C’est la plus grave depuis la fin de la dictature (1964-1979 : début de « l’ouverture »). Elle n’est pas la conséquence directe de la crise économique et ne saurait se réduire à celle-ci. Les deux crises entretiennent des rapports étroits, l’une aggravant l’autre et vice et versa pour déboucher sur une crise institutionnelle. Dans cet article, nous insisterons plus particulièrement sur les aspects politiques de cette crise.

Une profonde hétérogénéité dans la mobilisation

La crise politique brésilienne est le produit d’un double mouvement : un durcissement politique de la fraction la plus riche de la population, une radicalisation de certaines couches de la population, devenues classes moyennes. Cette crise s’inscrit aussi dans une désespérance et pour l’instant une passivité, sourde de colère contenue, de la grande majeure partie de la population.

On assiste à une radicalisation de type « tea party » venant de la fraction la plus aisée des couches moyennes et de la population la plus riche. Le gouvernement est accusé d’aider inutilement les pauvres grâce à des politiques sociales laxistes dont le coût serait imputé aux couches moyennes et riches. Les pauvres, stigmatisés, sont accusés d’accaparer des ressources et de profiter des différents systèmes d’aide sociale pour vivre dans la paresse. La radicalisation conservatrice rejoint ce qu’on peut observer aux États-Unis, elle s’alimente de regrets d’un passé doré reposant sur des inégalités de revenu et de patrimoine plus importants qu’elles ne le sont devenues aujourd’hui, de la crainte d’un futur qui remette en question nombre des privilèges des classes moyennes hautes et des riches. Elle s’appose aux politiques redistributives des gouvernements progressistes (Lula, Rousseff), mais aussi à celle de Cardoso, jugées trop laxistes vis-à-vis des pauvres, alors même qu’en pourcentage du PIB elles sont modestes surtout si on les compare à celles de la France ou d’autres pays avancés. Qu’il est lointain le temps où les classes moyennes supérieures et les riches pouvaient avoir une, deux, voire trois employées de maison, demeurant pour certaines à demeure, l’une pour s’occuper des enfants, l’autre pour faire la cuisine, la dernière pour faire le ménage, peu payé, ignorant de leurs droits, soumises a des règles discrétionnaires, bénéficiant parfois du paternalisme ancestral et de la protection qui va avec… aujourd’hui, l’analphabétisme a quasiment disparu, elles connaissent davantage leurs droits et exigent qu’ils soient appliqués, et surtout coûtent beaucoup plus cher grâce à l’augmentation importante du salaire minimum. Au lieu d’une, deux, voire trois employées de maison, les classes moyennes hautes ne peuvent en employer qu’une, voire deux, les classes moyennes intermédiaires qu’une seule et souvent à temps partiel.

Cette radicalisation conservatrice désigne les pauvres comme source d’insécurités sociale, politique et économique, voire d’insolence. Elle a acquis de la force sous la présidence de Rousseff, en partie en raison des maladresses politiques de la présidente, de son incapacité à chercher les compromis, là où excellait son prédécesseur, Lula, en partie également en raison des premiers effets, d’abord du ralentissement économique, ensuite de la crise économique ouverte. Elle est parvenue à ses fins avec l’éviction provisoire, demain probablement définitives, de la Présidente du Pouvoir, grâce aux campagnes de dénonciation de la corruption, largement relayées par les médias, du désenchantement, voire de la passivité d’une fraction large de la population déçue par la politique économique de la Présidente, ne comprenant pas qu’elle ait pu du jour au lendemain, opter pour la politique économique préconisée par son adversaire…

Un second mouvement est apparu lors des grandes mobilisations de juin 2013, réagissant contre la hausse du coût des transports publics et revendiquant leur gratuité (mouvement dit « Pasa Libre », ou encore transports gratuits).

Il exprime une angoisse de plus en plus affirmée de la part des couches de la population venant d’accéder au statut de couches moyennes basses, voire couches moyennes intermédiaires, motivées par la grande difficulté de trouver des emplois qualifiés auxquels ils pensaient avoir droit du fait de leurs études. Fragilisée par la montée du néolibéralisme et la précarisation qui va avec, ulcérée par la montée en puissance des couches les plus riches, ce mouvement est pour l’instant anti-partidaire. Déclassement, désaffiliation, désenchantement vis-à-vis des politiques le caractérisent.

Autre phénomène, la radicalisation de la jeunesse prédomine. Celle-ci se mobilise au travers des réseaux sociaux grâce à l’essor des nouvelles technologies de l’information. Elle est à la recherche d’une identité collective dont elle ne voit pas se dessiner les contours, exige un accès réel aux droits universels. Des nouvelles formes de radicalisation de la jeunesse, centrées sur la dénonciation de la corruption ont également eu lieu au Mexique (« YoSoy 132 », au Guatémala ( « RenunciaYa), au Chili, et déjà au Brésil (« PasaLibre ») à la veille de la coupe du monde de football : protestant contre l’augmentation du tarif transports publics face à une détérioration du service public, le mouvement s’est élargi à la dénonciation de la qualité de l’enseignement, de la santé et enfin de la corruption, celle-ci étant ressentie comme de plus en plus insupportable. C’est un mouvement fluide, qui donne l’impression de l’instantanéité, mais qui pour autant laisse des traces profondes comme on peut le voir avec le mouvement Podemos en Espagne et Pasa Libre dans une certaine mesure au Brésil.

Le premier mouvement, conservateur, attend de l’État moins de politique sociale, plus de soumission aux lois du marché. Le second mouvement attend de l’État plus de politiques sociales, notamment dans l’éducation et la santé, plus de cohérence dans l’amélioration des infrastructures comme le transport et moins de corruption. Le premier mouvement instrumentalise la corruption pour déstabiliser le gouvernement, tout en la pratiquant à grande échelle. Le second mouvement rejette la corruption devenue de plus en plus insupportable avec l’essor de la crise. Ces deux mouvements sont différents à la fois dans leurs revendications et dans leur projet.
Ceux qui ont manifesté contre le gouvernement ne représentent pas ou peu cette double radicalisation, mais plutôt la frange de la population attirée par des thèmes conservateurs de type tea party. Selon les enquêtes effectuées auprès des manifestants, les grandes mobilisations pour l’impeachment (destitution) de la Présidente étaient composées en grande majorité par des manifestants ayant voté pour le candidat de l’opposition lors des dernières présidentielles. Les manifestations comptaient très peu de noirs et très peu de personnes dont les revenus étaient modestes, voire faibles. A l’inverse, les manifestants qui s’opposaient à l’impeachment, ressenti comme un déni à la démocratie, un véritable coup d’État légal, médiatico-juridique, moins nombreux que les pro-impeachments, comptaient dans leurs rangs une très grande majorité ayant voté pour Dilma Rousseff.

Ce double mouvement est présent dans de nombreux pays, y compris avancés. Mais en Amérique latine il acquiert certaines particularités à cause de la fragilité des démocraties et de l’importance des inégalités sociales. Face à ces deux pôles de la contestation en voie de radicalisation, les autres couches sociales ne se sont pas encore mobilisées, leur passivité apparente traduit cependant une grande angoisse devant la dégradation de leurs conditions de vie et une colère face à la corruption ambiante révélée au grand jour.

Une passivité sourde de colère

La campagne conservatrice s’est développée au Brésil immédiatement après l’échec de l’opposition aux élections avec l’aide des grands médias. L’opposition, n’acceptant pas la victoire de la présidente sortante, se radicalise, rejetant de plus en plus les acquis sociaux comme étant trop coûteux et source de gaspillage dont ils feraient les frais. Les arguments évoqués lors de la session exceptionnelle de la Chambre en vue de destituer la présidente élue traduisent à la fois un degré de haine étonnant de la part de députés qui « se sont lâchés », allant jusqu’à saluer les militaires ayant torturé Dilma Rousseff pendant la dictature, à glorifier Dieu et ses saints, la famille, etc., pour justifier l’impeachment, et des compromissions très fortes vis-à-vis des intérêts des grands groupes financiers et industriels accompagnés d’une corruption à grande échelle. Peu reconnaissante que Dilma Rousseff ait nommé comme ministre de l’Économie un homme de leur rang, d’avoir mis en œuvre la politique économique différente de celle qu’elle promettait lors de la campagne électorale, l’opposition exige plus, c’est-à-dire le pouvoir. Ironie de l’Histoire, à vouloir plaire à ceux qu’on est censé combattre, on perd sur les deux tableaux, celui de l’opposition et celui de sa majorité quand bien même la politique économique décidée, produit de compromis, et de tentatives de résistance aux excès de libéralisme, cherche à rectifier le tir afin de reconquérir l’appui perdu.

Le second mouvement, à l’inverse, exige de l’État qu’il soit davantage présent dans les services publics qu’il ne l’est et ce d’autant plus que la crise aggrave leurs conditions de vie et alimente un pessimisme de plus en plus généralisé, un rejet de plus en plus fort de la corruption. Le rejet de la corruption est un phénomène nouveau, hier par fatalisme la corruption était « acceptée pourvu qu’elle s’accompagnât d’une redistribution », aujourd’hui elle devient insupportable surtout lorsqu’elle est le fait d’un parti qui se déclarait anti-corruption avant de prendre le pouvoir. Pour autant, ce second mouvement n’a pas manifesté massivement avec ceux qui rejettent la politique du Parti des travailleurs sur des critères de droite assumée. Il ne la fait qu’en partie, une autre partie rejoignant les manifestants contre l’impeachment, malgré le ressentiment vis-à-vis de la politique de Dima Rousseff et en défense de la démocratie menacée, sur des bases éthiques. Une enquête récente sur la composition des manifestants pro impeachment, selon leur revenu, leur position politique montre que 70% d’entre eux avaient voté pour l’opposition et considérait qu’il fallait changer la politique sociale, désindexer le salaire minimum de l’inflation, repenser le système des retraites, allant pour certains d’entre eux à rejeter la bourse famille, alors même que celle-ci coûte très peu, moins de 1% du PIB. Et les 30% restant ? Des jeunes et des moins jeunes déçus, qui avaient voté pour la candidate du PT, mobilisés contre la corruption et ne se reconnaissant pas dans la politique de la présidente nouvellement élue. Pour les premiers : moins d’Etat, pour les seconds : plus d’Etat et surtout plus efficace, nous l’avons vu.

Parallèlement aux mobilisations et aux contre mobilisations, une certaine passivité de la majeure partie de la population domine, sourde cependant de colère contenue face à la dégradation des conditions de vie, à la corruption ambiante ressentie comme devenant insupportable. Cette passivité a plusieurs causes : « lointaines » avec la gestion de Dima Rousseff lors de son premier mandat, faite d’avancées et de reculs, la désignation d’un libéral à la tête du ministère de l’Économie dès le début se son second mandat, l’impression d’avoir été trompé, le scandale dit du lava jato dévoilant une corruption à grande échelle affectant quasi tout le personnel politique, la campagne des médias insistant sur les seuls dirigeants du Parti des travailleurs, et enfin le désenchantement.

Ainsi les travailleurs des grands bastions industriels, comme ceux de Sao Paulo, n’avaient pas manifesté par leurs votes lors des élections présidentielle fin 2014, le même appui enthousiaste qu’ils avaient exprimé pour le Parti des travailleurs lors des élections présidentielles précédentes. La majorité de la population, les plus démunis, celle des petites entreprises de l’industrie, du commerce, des services, les paysans pauvres ne sont pas encore entrés en mouvement. « Ils sont tous corrompus », « l’opposition l’est autant que la majorité », « ils veulent seulement leur place », etc.,). L’accroissement de la pauvreté, la baisse des revenus des catégories dites vulnérables, des couches moyennes basses, moyennes (à l’exception, ou dans une moindre mesure, d’une partie des classes moyennes hautes et des riches) dues à l’effet conjugué d’une hausse de l’inflation et du chômage, les deux doublant, les perspectives sombres, expliquent pour partie cette passivité provisoire d’une partie importante du monde du travail et un certain désenchantement vis-à-vis de la démocratie.

Cependant, que ce soit dans les grandes entreprises ou dans les petites, là où domine l’informalité, des frémissements apparaissent avec la hausse importante du chômage, perte de pouvoir d’achat et l’accroissement de la pauvreté. La politique d’austérité qui sera décidée par le gouvernement, sans légitimité autre que procédurale, devrait augmenter encore davantage ces conséquences négatives, entretenir de l’instabilité et être une occasion « rêvée » pour le parti des travailleurs, exclu du Pouvoir, de se refaire une virginité en défendant enfin les victimes de ces politiques d’austérité.

On observe déjà une certaine porosité, ceux qui ne manifestaient pas, qui étaient contre la politique du gouvernement de Dilma Rousseff, commencent timidement à se mobiliser.

La mobilisation, les ressentiments, la colère mêlée de passivité se déroulent dans une jeune démocratie, fragile, après des années de dictature. Cette fragilité s’est manifestée par la manière d’éliminer une présidente élue par le peuple, non accusée de corruption, mais de falsification dans la présentation du budget. La façon de procéder au vote, chaque député votant l’un après l’autre, publiquement, facilite les comportements opportunistes (pourquoi ne vais-je pas voter avec la majorité qui se dessine progressivement, l’amplifiant ainsi), les raisons données pour justifier le vote ajoutant au surréalisme de la cause évoquée pour justifier l’impeachment sont également des manifestations de la fragilité de la jeune démocratie brésilienne.

La nomination du gouvernement du nouveau Président intérimaire laisse pantois : que des hommes, pas de noirs, d’Indiens, certains des ministres nommés étant mis en examen pour…corruption, laissent mal augurer du futur. Rattrapage obligé : une femme nommée à la tête de la grande banque publique (BNDES), un économiste noir au Trésor… Produit de compromis, ce gouvernement qui devait être restreint ne l’est pas - les partis politiques appuyant le nouveau Président par intérim, exigeant leur dû.

Le gouvernement du vice Président devenu Président par intérim, prépare une politique d’austérité de grande ampleur, dont il est fort probable qu’il ne pourra pas la mettre en place de manière cohérente tant les intérêts des partis sont divergents. Fort probable également que le Président par intérim soit face aux mêmes difficultés que la Présidente élue et évincée du Pouvoir, à savoir l’instabilité des alliances et le poids de la corruption qui affecte les partis.

Deux axes pour l’instant sont retenus pour « résoudre » les problèmes économiques du Brésil et sortir par le haut de la crise : la privatisation et les retraites.
La privatisation de la Pétrobras, joyau de la couronne, objet de tant de convoitises nationales et internationales, ferait scandale. Bien qu’affaibli par le scandale dit du Lava jato et instrumentalisée pour financer les circuits du pouvoir via la corruption et permettre également des enrichissements personnels, la Pétrobras reste un symbole d’indépendance nationale. Sa privatisation, fut-elle partielle, par augmentation de capital, risque de redonner un élan aux sentiments nationalistes des brésiliens.

Les retraites…leur coût en point du PIB est à peu près équivalent au service de la dette publique limité au seul paiement des intérêts (hors amortissement). Il n’est question aujourd’hui, publiquement, que d’allonger fortement le temps de travail, l’âge de départ de la retraite, supprimer certains avantages, etc., mesures qu’avait déjà commencé à prendre le gouvernement de Dilma Rousseff. Mais comme cela n’est pas suffisant pour réduire de manière conséquente le déficit très important du budget (10% du PIB), d’autres mesures se préparent, sont annoncées mezza voce, comme la désindexation à terme des retraites au salaire minimum, ou encore, pire une double désindexation, la première limitant l’indexation du salaire minimum à l’inflation et à la croissance du PIB (ce qui réduirait drastiquement le coût du travail sans avoir besoin d’accroître les dépenses d’investissement en productivité…), et la désindexation des retraites à ce salaire minimum.

Les premiers signes d’une reprise économique se font jour pour 2017, reprise timide certes, mais probable grâce au ralentissement de l’inflation, à l’essor des exportations de produits manufacturés stimulés par la forte dépréciation de la monnaie, et enfin à un début de légère reprise des prix de certaines matières premières. Avec la nomination de ce nouveau gouvernement, les investisseurs sont plus optimistes et le créditent d’une croissance probablement légèrement supérieure à celle pronostiquée il y a peu avec l’ancien gouvernement. Mais, nombre d’institutions, y compris les agences de notation, craignent : 1/ que ce nouveau gouvernement n’arrivera pas, pas plus que celui de Dilma Rousseff, à élaborer une politique cohérente compte tenu des différents intérêts des partis politiques composant la coalition qui ont voté l’impeachment ; 2/qu’ avec l’accentuation de la de la chute du pouvoir d’achat, que la reprise soit brisée dans son élan ; 3/ qu’une agitation sociale de grande ampleur pourrait voir le jour, aiguillonné par la chute du pouvoir d’achat, la montée de la pauvreté et la volonté d’une partie du Parti des travailleurs de retrouver un nouvel appui populaire et de se refaire une certaine virginité, l’autre cherchant à renouer des alliances douteuses en vue d’un retour au pouvoir.

L’Histoire est loin d’avoir dit son dernier mot. Dans une certaine mesure, on peut dire, qu’elle ne fait que commencer avec la chance possible que les confusions du progressisme soient mises à l’écart et qu’une véritable politique de gauche puisse se dessiner demain.

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