Édition du 17 décembre 2024

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Débats

Un pacte laïque ?

La loi de 1905 commence ainsi : « La République assure la liberté de conscience ». Effectivement, la liberté de conscience a représenté l’enjeu majeur de la séparation des Églises et de l’État. Que s’est-il passé pour qu’en 2022, il y ait impossibilité d’un pacte laïque, aux deux sens de ce terme ? Voici quelques pistes pour surmonter les obstacles...

Tiré du blogue de l’auteur.

La loi de 1905 commence ainsi : « La République assure la liberté de conscience ». Effectivement, la liberté de conscience a représenté l’enjeu majeur de la séparation des Eglises et de l’Etat. Très schématiquement, on trouvait trois positions-types parmi les partisans de la séparation :

 La première, symbolisée par le député socialiste, Maurice Allard, estimait que la liberté de conscience ne pouvait pas inclure la liberté de religion car, déclarait-il, la religion est « l’oppression des consciences ». Autrement dit, il effectuait une équivalence entre son engagement de libre-penseur et la laïcité et prônait une laïcité antireligieuse. A. Briand affirma que le projet d’Allard visait la « suppression des Eglises par l’Etat », non leur séparation.

 La deuxième, symbolisée par Emile Combes, chef du gouvernement jusqu’en janvier 1905, voulait républicaniser le catholicisme, faire en sorte qu’il corresponde aux valeurs républicaines et, pour cela, le soumettre à une tutelle administrative et prévoir de fortes pénalités quand il s’opposerait à la République (par exemple quand un clerc tenterait d’influencer les votes des électeurs). La séparation du catholicisme avec Rome était davantage visée que la séparation des Eglises et de l’Etat.

 La troisième, représentée par Ferdinand Buisson (président de la Commission parlementaire), Aristide Briand (son rapporteur) et Jean Jaurès (qui l’a soutenu) estimait que la liberté de conscience est inconditionnelle. Elle l’a emporté.

De la liberté de conscience découle « le libre exercice des cultes » (suite de l’article premier) que la République « garantit » (verbe actif) mais qui, lui, n’est pas absolu et peut être limité par des nécessités « d’ordre public » prévues par la loi. Il existe donc une « police des cultes » (rien à voir, toutefois, avec celle prévue par Combes) qui, à la fois, protège la liberté de religion et la limite quand celle-ci irait à l’encontre de la liberté de conscience. Il peut donc bien exister des interdictions liées à la laïcité, mais celles-ci prennent sens par rapport à la liberté de conscience et vise à assurer celle-ci à tous.

De l’égale liberté de conscience découle également l’article 2 de la loi, indiquant que « La République ne reconnait, ne salarie et ne subventionne aucun culte ». A noter que l’expression « ne reconnait » signifie la fin du régime des « cultes reconnus », qui a existé de 1802 à 1905, où les religions avaient un statut officiel et leur clergé était rétribué par l’Etat. Mais la fin de l’article 2 indique que des aumôneries, dans les lieux fermés (hôpitaux, prison, internat des lycées, armée, …), peuvent être financées sur fonds publics, afin d’assurer « le libre exercice des cultes » qui, donc, l’emporte sur le principe du non-financement, quand ces deux principes se trouveraient en contradiction.

La laïcité de 1905 consiste donc en une fusée de trois étages : le premier est l’inconditionnelle liberté de conscience, le deuxième le libre exercice des cultes, le troisième le non financement lié à la non-officialité.

C’est ce qu’en 1990, dans un ouvrage, j’ai qualifié de « pacte laïque » en indiquant que ce pacte laïque » de 1905 comporte deux dimensions :

 C’est d’abord un pacte entre laïques : M. Allard et E. Combes ont voté la loi de 1905 issue du projet de la Commission et des débats parlementaires. Donc, au bout du compte celle-ci a rallié l’ensemble des partisans de la séparation.

 C’est, non pas (comme l’ont prétendu ceux qui ont mésinterprété la notion) un accord officiel, mais une victoire conciliatrice et pacificatrice de la laïcité. La séparation de 1905 est acceptée par l’épiscopat, le pape Pie X ordonne aux catholiques ne de ne pas s’y conformer. Mais trois lois complémentaires permettent de faire fonctionner la séparation et de pacifier la situation. Les catholiques sont inclus et, en 1946, la Constitution énonce que « La République est laïque » (en même temps qu’indivisible, démocratique et sociale) : la laïcité est devenue la règle du jeu commune du corps social.
D’où la question que je voudrais poser : que s’est-il passé pour qu’en 2022, il y ait impossibilité d’un pacte laïque, aux deux sens de ce terme ?

 Impossibilité d’un pacte entre laïques. Schématiquement se manifestent deux visions de la laïcité : une vision médiatiquement et politiquement dominante, qui va de la droite au Printemps républicain ; une autre qui résiste et va de la Libre-pensée (qui, contrairement à Allard, distingue ses convictions propres de lutte contre les religions et la règle commune : la laïcité) à la Vigie de la Laïcité.

 Impossibilité d’une laïcité d’inclusion. Sans parler des musulmans, auxquels il est demandé un continuel examen de passage laïque, je note que la Conférence des Eglises chrétiennes a effectué, démarche très inhabituelle, un recours contre la loi du 24 août 2021, dite « confortant les principes républicains » auprès du Conseil Constitutionnel.

En continuant de proposer un schéma (et donc de ne pas prétendre effectuer un historique érudit), je mentionnerai que le pacte laïque de 1905 n’a pas eu la prétention de résoudre tous les conflits possibles en matière de laïcité : tensions et oppositions constituent d’ailleurs le lot habituel d’une société démocratique. En fait, grâce à 1905, le conflit n’a plus été frontal, opposant « deux France » (l’historien E. Poulat parle de « guerre des deux France ») : la France traditionnelle, celle du baptême de Clovis, dite « fille aînée de l’Eglise » et la France moderne, issue de la Révolution et de la Déclaration des droits de 1789. A cause de ce conflit politico-religieux, la France avait eu sept régimes politiques différents au XIXe. 1905 met l’Etat hors-jeu du conflit (d’où la constitutionnalisation de la laïcité).

Mais le conflit a continué sur l’école, où certains laïques ont cherché à obtenir un monopole de l’Etat sur l’enseignement et où, au contraire, certains catholiques ont obtenu un financement très substantiel des écoles privées sous contrat (loi Debré). Alain Savary tenta de réunifier de façon souple les deux systèmes scolaires. Mutatis mutandis, c’était, pour l’école, une solution un peu analogue à celle de 1905 pour l’Etat : une victoire conciliatrice de la laïcité. Mais le député André Laignel obtint que le Parlement vote 3 amendements qui permirent au cardinal Lustiger d’affirmer qu’il y avait eu « manquement » à la parole donnée. Un million et demi de personnes défilèrent dans la rue. La loi Debré fut pérennisée ; donc le conflit scolaire donna lieu à une déroute du camp laïque en 1984. D’où un ressentiment qui est un des facteurs explicatifs du tournant qui se produira cinq ans plus tard.

D’autre part, la liberté de conscience étant inconditionnelle, le catholicisme a continué, après 1905, à constituer un système d’emprise (qui, cependant, n’était plus lié à l’Etat) : l’école catholique, les patronages, les mouvements de jeunesse catholiques, la presse catholique, le syndicat CFTC, les mouvements d’action catholiques, … Tout cela représentait un ensemble très puissant qui a décliné, non à cause de la laïcité, mais avec la sécularisation socio-cultuelle de la société française.

Face à cela, il y a eu un système associatif laïque (notamment les FOL ou Fédération des Œuvres Laïques) et surtout, pendant plusieurs décennies, le système (laïque) d’emprise di Parti Communiste (25 % du corps électoral) avec, lui aussi, ses mouvements de jeunesse, sa presse, son syndicat la CGT, ses mouvements d’adultes (le Mouvement de la paix, le MRAP, …), ses compagnons de route, etc..

Le paradoxe est que ces deux systèmes d’emprise, en délicatesse avec la République (que l’Eglise catholique, jusqu’au concile Vatican II, trouvait trop laïque et que le PC trouvait trop capitaliste) ont constitué de puissants facteurs d’intégration pour des Polonais, des Flamants, des Portugais, des Espagnols, des Italiens, des Magrébins, etc.

Remarquons que, quand il a été question du conflit scolaire ou du système associatif, « laïque » a désigné l’engagement d’une partie de la population française et non plus la règle du jeu globale établie par la loi de 1905. C’est une ambiguïté constante de son utilisation : elle peut désigner le tout ou la partie et, souvent, on opère un court-circuit entre les deux.

L’année 1989 a représenté un tournant marqué par quatre événements qui ont fait système :

1- La chute du Mur de Berlin, qui a symbolisé la fin des espoirs de rupture avec le système capitaliste, le déclin de l’utopie marxiste.

2- Le Bicentenaire de la Révolution française, qui a revitalisé une mémoire collective conflictuelle et a mis en selle un « républicanisme » prenant le relai de l’utopie marxiste : c’est cette année- là que Régis Debray a opposé « République » (française) et « démocratie » (anglo-saxonne). Les « valeurs de la république » ont été invoquées de façon incantatoire (les partisans de Mai 68 n’invoquaient nullement ces valeurs ; ils contestaient le système établi républicain)

3- La fatwa de l’iman Khomeiny contre l’écrivain Salman Rushdie : à la peur du communisme de l’URSS succède la peur d’un « islam politique », alors symbolisé par l’Iran.

4- Dans ce triple contexte, la première « affaire de foulards » se produit à Creil, où trois collégiennes refusent d’enlever, en classe, le voile qui couvre leurs cheveux. A la surprise générale, cet incident prend une ampleur nationale.

« L’affaire de Creil » a deux dénouements divergents :

 Le premier est juridique : l’Avis du Conseil d’Etat indique que le port de signes religieux n’est pas, en soi, incompatible avec la laïcité, il le devient s’il apparait « ostentatoire » c’est-à-dire lié à un comportement prosélyte, une mise en cause des cours ou de la discipline scolaire, … C’est donc le comportement et non la tenue qui peut être antilaïque.

 Le second est médiatique : pour les médias dominants, et contrairement au Conseil d’Etat, il existe une opposition frontale entre le foulard-voile islamique et la laïcité

Le médiatique va modifier le juridique, après les attentats du 11 septembre et la présidentielle de 2002, c’est-à-dire à partir de la loi de 2004 interdisant le port de « signes religieux ostensibles » par les élèves de l’école publique.

À ce moment-là l’emporte ce que François Baroin a qualifié, l’année précédente, de « nouvelle laïcité ». C’est effectivement une « nouvelle laïcité » qui diverge de celle de 1905 de plusieurs manières

1- Elle n’a pas la même historicité. En 1905, il fallait dissocier l’Etat et la religion historique de la France, le catholicisme. Maintenant c’est l’islam qui se trouve dans le collimateur, et cela prend sens dans l’histoire de la colonisation (la loi de 1905 n’a jamais été appliquée en Algérie) et de la décolonisation

2- La géopolitique est différente. Il ne s’agit plus de résoudre le « conflit des deux France » mais d’une laïcité liée à une situation internationale et aux peurs ressenties : les attentats, bien sûr, mais aussi, avec des amalgames, la peur des flux migratoires : Sarkozy confie le dossier « laïcité » au Haut Conseil à l’Intégration, ce qui veut dire que la laïcité concerne essentiellement les immigrés !

3- La construction sociale et la temporalité sont différentes : la Commission parlementaire sur la séparation a été élue en juin 1903 et la loi date du ç décembre 1905. Deux ans et demi de débats et de réflexions, d’où un murissement absent quand la laïcité se lie à des « affaires », des « atteintes » exposées médiatiquement, à des vidéos qui durent quelques dizaines de secondes, où nuances et complexité sont donc évacuées.

4- Les forces sociales ne sont plus les mêmes : en 2003, le rapport Baroin prône une laïcité de droite, dirigée à la fois contre la gauche dite « droitdel’hommiste » et contre le FN. Cependant, pendant l’hiver 2010-2011, Marine Le Pen, candidate à la succession de son père, brandit la laïcité contre les « prières de rue » effectuée par des musulmans, affirme-t-elle, en « 10 à 15 points » du territoire (en fait plutôt 6 à 8) : c’est une « occupation » (référence à l’occupation allemande !). En mai 2011, l’Union des Etudiants Juifs de France commandite un sondage : à la question « à votre avis, combien y a-t-il de prières de rue en France ? », la réponse moyenne est 175. Réponse logique étant donné que cette « affaire » a fait le buzz pendant plusieurs mois. Moralité, il n’y a même pas besoin de répandre des fake news pour susciter de fausses croyances.

5- Il n’y a plus les mêmes espoirs séculiers. Briand et Jaurès étaient socialistes, Buisson radical-socialiste et ils espéraient un changement de société, Ils étaient dans un optimisme dynamique où le progrès scientifique et technique devait devenir du progrès social et du bien être par l’action du politique. L’époque actuelle est dominée par des thèmes apocalyptiques et de l’éco-anxiété.

En conclusion, voici quelques pistes pour surmonter les obstacles qui empêchent un nouveau pacte laïque :

 Distinguer le contraindre et le convaincre. Tendanciellement, le contraindre concerne l’irréversible (l’excision, les mariages forcés, etc) et le convaincre le réversible (mettre et ôter un vêtement. On dira que ce n’est pas forcément facile ; mais nous vivons tous au milieu de multiples contraintes et déterminations et la liberté est un combat permanent pour chacun d’entre nous)

 Retrouver une temporalité qui permette le débat argumenté, notamment grâce au terreau associatif rendu socialement plus visible.

 Savoir qu’une société est traversée par des rapports de force qui font que certains sont toujours plus égaux que d’autres. Pour rétablir l’égalité, se prêter à des accommodements raisonnables. Ainsi si, clairement, on avait exclu le bandana (qui peut être porté pour diverses raisons) des signes dit religieux ostensibles à l’école publique, on ne se serait pas engagé dans un jeu perpétuel du chat et de la souris où l’on en arrive à la situation absurde où le prof devrait surveiller si une jeune fille met une jupe longue chaque jour (qui serait alors un « vêtement religieux » par destination !) au lieu de faire son travail d’enseignement.

 Prendre en compte ce que Max Weber appelle, les « effets non voulus », le « paradoxe des conséquences » et ce que la sagesse populaire indique par la sentence : « Le mieux est l’ennemi du bien ». Chaque action, chaque position comporte des « effets secondaires » : il faut examiner les cas où ceux-ci l’emportent sur les effets bénéfiques. Un résultat s’obtient en ligne courbe ; ainsi les lois sur la parité constituent, paradoxalement mais effectivement, une avancée dans une visée universaliste.

 Replacer la liberté de conscience au centre de la laïcité : il y a peu, un documentaire d’une heure sur la « fabrique de la laïcité » a été diffusé sur France 2. Significativement, il n’a pas été question de « liberté de conscience ».

 Savoir, en conséquence, que c’est avant tout la liberté que la laïcité impose aux religions : des lois sur le divorce (1884) et la liberté des funérailles (1887) aux lois sur la contraception, l’IVG, le Pacs, le mariage pour tous, la PMA, et, espérons-le, la prochaine loi sur la fin de vie, la laïcité se conjugue en libertés laïques et non en interdits laïques, qui ne sont que les frères ennemis des interdits religieux.

Jean Baubérot-Vincent

Jean Baubérot-Vincent (ce double nom est le résultat d’ajouter le nom de mon épouse au mien, puisqu’elle a fortement contribué à faire de moi ce que je suis). Professeur émérite de la chaire « Histoire et sociologie de la laïcité » à l’Ecole pratique des Hautes Etudes. Auteur, notamment, de deux "Que sais-je ?" (Histoire de la laïcité en France, Les laïcités dans le monde), de Laïcités sans frontières (avec M. Milot, le Seuil), de Les 7 laïcités françaises et La Loi de 1905 n’aura pas lieu (FMSH)

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