Tiré du blogue de l’auteur.
Le texte qui suit est notre contribution à l’ouvrage collectif consacrée aux apports de Sayad publié en Espagne sous le titre : Gennaro Avallone et Enrique Santamaria (coords), Abdelmalek Sayad : Una lectura critica. Migraciones, saberes y luchas (sociales y culturales), Dado Ediciones, 2018. Alors qu’il a travaillé essentiellement sur la situation française, Sayad est quasiment ignoré dans l’hexagone. Il devient en revanche une référence incontournable des militants et chercheurs de nombreux autres pays. Un nouveau paradoxe significatif.
« Entre les mains d’un tel analyste, l’immigré
fonctionne comme un extraordinaire
analyseur des régions
les plus obscures de l’inconscient »
Pierre Bourdieu
Dans sa préface au livre d’Abdelmalek Sayad La double absence, Pierre Bourdieu le caractérise comme un « analyseur de l’inconscient ». En abordant les mots et expressions usités dans le vocabulaire social, politique, à prétention savante, médiatique, etc., à propos de l’immigration comme significatifs de la place sociale qu’elle occupe et comme révélatrice des relations de pouvoir qui détermine cette place, Sayad remplit effectivement cette fonction. Sa critique du concept d’intégration et de la logique qui le sous-tend en est un des exemples les plus parlants. La mise en évidence des implicites du concept permet à l’auteur de mettre en exergue l’universalisme abstrait de la pensée d’Etat française et ses conséquences en terme d’approche assimilationniste des réalités sociales des immigrés et de leurs enfants français. Ce qui se révèle alors c’est ni plus ni moins qu’un processus d’assignation à une place sociale dominée. Nous aborderons ci-dessous trois moments logiquement articulés de la pensée de Sayad parmi de nombreux autres que nous ne pouvons aborder faute de place. Le premier moment est constitué de la déconstruction critique de la logique intégrationniste et du concept d’intégration que nous offre Abdelmalek Sayad. Le second se penche sur les conséquences de cette logique dominante pour les enfants de cette immigration devenus et/ou nés français. Le troisième pour sa part tente de récapituler les invariants de ces discours sur l’autre immigré et/ou issu de l’immigration en portant la focale sur le culturalisme qui les caractérise.
» Tout ce qui touche à l’intégration relève avant tout de la croyance […] »[i]
Nous sommes devant un paradoxe réel avec cette notion d’intégration que Sayad qualifie de « chargée » c’est-à-dire selon ses termes portant des « significations secondes ». Le paradoxe pourrait se résumer comme suit en le caricaturant pour mieux souligner l’enjeu social dont il est question : Le rejet du terme et du concept par ceux qu’il prétend décrire et expliquer (rejet explicite ou implicite ; mis en mot ou porté par des postures et comportements réactifs ; inscrit dans un argumentaire politique ou scientifique ; dans le champ de la chanson, du roman, de l’action militante ou de l’écrit universitaire ; etc.), n’a d’équivalent que la surabondance de son utilisation par ceux qui prétendent les décrire.
Ce paradoxe ne peut s’expliquer qu’en l’inscrivant dans une généalogie du concept d’intégration et du champ sémantique qui l’accompagne, le précède et lui succède[ii]. Les mots de l’immigration (qui contribuent fortement à la reproduction de ses maux) se caractérisent à la fois par des variations historiques apparentes et des invariances fortes. Successivement les discours portant sur l’immigration (discours politiques, sociaux, médiatiques, des sciences sociales, etc.), ont été marqués par l’emploi des concepts d’assimilation, d’adaptation, d’insertion, d’intégration, etc. Chaque séquence historique des pays européens semble se spécifier par un concept et un vocabulaire dominant se légitimant par la prétention à la rupture avec les limites du vocabulaire de la séquence précédente. Mais cette apparente mutation pourrait selon Abdelmalek Sayad voiler le transfert historique des connotations et logiques antérieures :
Il en est de la notion d’intégration comme il en est de la notion de culture avec laquelle elle est en partie liée. C’est une notion éminemment polysémique, avec cette particularité qu’aucun sens qui lui advient d’un contexte nouveau n’efface totalement les sens anciens. Il se produit une manière de sédimentation de sens, une couche sémantique récupérant une partie de la signification déposée par les couches sémantiques qui l’ont précédée. Le mot d’intégration, tel qu’on l’entend aujourd’hui, a hérité des sens des autres notions concomitantes comme, par exemple, celles d’adaptation, d’assimilation[iii].
Un tel processus de rupture apparente et de continuité réelle n’est ni inédit, ni isolé. On le retrouve par exemple dans les discours sur le « développement » des pays du tiers-monde pour lesquels on peut constater la même valse historique des concepts (de l’ancienne « mission civilisatrice » aux « obstacles culturels au développement » contemporains) articulée à la même continuité d’une relation hiérarchisante entre les deux parties du même processus global (la partie à intégrer ou à développer d’une part et la partie se posant comme intégrante ou développante d’autre part). Ce type de paradoxe accompagne selon nous tous les rapports sociaux caractérisé par un processus de domination. L’apport de Sayad sur cet aspect dépasse largement la question de l’immigration. Il éclaire pour nous l’ensemble des processus de domination (de classe, de genre, d’âge, de « race », internationaux, etc.).
En sociologie le concept d’intégration appliqué au champ des émigrations/immigrations nous met en présence d’une difficulté supplémentaire : celle de la migration du concept de l’approche durkheimienne de la totalité sociale aux approches centrées sur les immigrés et leurs enfants. La figure d’Emile Durkheim est un incontournable lorsque l’on parle d’intégration, et cela explique en partie la difficulté à se débarrasser de cette notion surchargée. Encore faut-il rappeler que l’approche de Durkheim s’intéresse au caractère plus ou moins intégré d’un groupe, d’une société, d’un collectif. C’est le caractère intégré du tout ou du collectif qui permet l’intégration individuelle et non l’inverse souligne Sayad pour illustrer la différence essentielle entre le concept durkheimien d’intégration et le concept d’intégration usité dans les travaux et les discours sur l’immigration :
En sociologie, on connaît mieux ce qu’on peut appeler une « société bien (ou mal) intégrée », que l’intégration individuelle, que l’intégration comme processus individuel. […] Et sans doute, l’intégration ainsi comprise, l’intégration comme réalité sociale et par conséquent collective, est-elle la condition même de l’intégration au second sens du terme, l’intégration individuelle des parties au tout. Plus grande et plus forte est l’intégration du tout, plus fort et plus grand est le pouvoir intégrateur de ce groupe, plus nécessaire et plus facile à réaliser est l’intégration à ce groupe de chacune de ses parties constitutives, anciennes ou nouvelles[iv].
Cette acception de l’intégration[v] non limitée à l’immigration, mais interrogeant les processus et mécanismes faisant le lien dans une société ou un groupe, est bien entendu fondamentalement différente du sens majoritaire (et quasi-hégémonique) pris par le terme intégration dans le discours scientifique, médiatique et politique. Ces discours restent majoritairement bâtis à partir d’une approche individualisante, capacitaire et de volonté individuelle. L’implicite du discours est alors celui d’une distance culturelle que certains résolvent par « volonté d’intégration » et que d’autres refusent (ou sont incapables de mener à bien) par « communautarisme »[vi]. L’approche dominante et même quasi-hégémonique de l’intégration débouche du fait de ce passage du collectif à l’individuel sur des processus d’assignations d’une part et sur une taxinomie des immigrés et de leurs enfants d’autre part.
L’assignation relève du caractère binaire de l’intégration. La perception dominante de l’intégration pose la possibilité d’une non-intégration alors même que celle-ci (entendue comme processus d’enracinement dans un espace de vie) est inévitable. La question n’est donc pas « intégration » ou « non intégration », mais intégration selon quelles modalités, à quelles places et avec quelles assignations sociales. Il en va de l’intégration comme de l’exclusion. Personne n’est exclu ou non intégré, beaucoup sont par contre insérés par le bas ou intégrés à une place de dominé. Nier l’inévitabilité de « l’intégration », c’est nier les inégalités et discriminations qui touchent par essence une population caractérisée par l’avantage qu’elle procure en terme de « coût du travail ». L’hégémonisme idéologique sur la question de l’intégration (qui a été largement introduit dans le champ de la recherche théorique) est de substituer l’alternative intégration / non intégration à l’alternative intégration dominée / intégration égalitaire.
La taxinomie des « candidats à l’intégration » se construit pour sa part par le biais de l’imposition généralement implicite et parfois explicite d’une distinction entre un « nous » et un « eux », entre des « intégrables », des « inintégrables » et des « intégrés » d’une part, et une société française intégratrice d’autre part. Sayad voit dans cette taxinomie, non pas une démarche d’objectivation s’appuyant sur des critères d’enracinement observables mais une logique d’assignation faisant du processus dit « d’intégration », un processus sans fin, une logique du soupçon permanent :
L’invite à l’intégration, la surabondance du discours sur l’intégration ne manquent pas d’apparaître aux yeux des plus avertis ou des plus lucides quant à leur position au sein de la société en tous les domaines de l’existence, comme un reproche pour manque d’intégration, déficit d’intégration, voire comme une sanction ou un parti pris sur une intégration“impossible”, jamais totalement acquise. Un vague soupçon, forme particulière de la suspicion généralisée qui s’attache à toute présence perçue comme « étrangère » (lors même qu’elle puisse exciper de la nationalité française), continue à peser sous ce rapport sur le mode de relation qu’on entretient à l’égard de la société française[vii].
En imposant une logique binaire, une taxonomie selon « l’effort ou la capacité d’intégration » et une évaluation permanente de celui-ci et de celle-ci selon une logique du soupçon, une dépolitisation des questions migratoires ou une moralisation de celles-ci se déploie. Ce faisant c’est bien un processus de classement social qui se révèle avec comme centre la production et la reproduction d’une relation de domination. Le concept d’intégration et la logique intégrationniste font sortir les immigrés et leurs enfants du champ politique de l’égalité pour les basculer dans le champ de la morale et de l’adaptation afin de perpétuer et de légitimer les dominations :
S’agissant de l’immigration, il est difficile de faire le partage entre morale et politique ; la chose est par définition plus difficile dans le cas de l’immigration que dans le cas de tous les autres objets sociaux, quand même ils seraient par priorité des objets de charité. L’être « apolitique », parce que « non national », qu’est l’immigré est, d’une part l’illustration par excellence du caractère éminemment politique (même s’il n ‘est pas avoué) de l’immigration et, d’autre part, l’exemple paradigmatique de cet espèce d’objets qu’on aimerait réduire en totalité à une question de pure morale. La manière la plus pernicieuse de subvertir l’immigration en assurant la domination la plus totale qui puisse s’exercer sur elle est de la dépolitiser[viii].
L’intégration des personnes « intérieures »
Les lignes précédentes suffisent à résumer un des apports essentiels de Sayad : interroger la manière dont les politiques publiques (mais aussi les discours médiatiques ou scientifiques) construisent un « problème de l’immigration » voilant les problèmes vécus et/ou subis par cette immigration. Il s’agit donc de dévoiler des implicites conscients ou non en introduisant les questions du pouvoir et les enjeux de classements sociaux. Le voile que Sayad contribue à dévoiler est celui d’un sous-entendu organiciste du terme intégration induisant l’idée d’une intégration harmonieuse, sous entendant une nouvelle fois que ceux qui n’y arrivent pas en sont les premiers responsables (ou seraient caractérisés par une distance culturelle insurmontable, ce qui bien sûr revient au même), et éludant ainsi les processus d’inégalités irriguant le fonctionnement social. C’est cet aspect qui oriente le discours de l’intégration vers une « injonction à l’intégration », qui conduit à magnifier les « intégrations passées » et à dramatiser les « intégrations conflictuelles présentes » :
L’espèce d’irénisme ( social et politique) qui s’attache au mot « intégration » porte non seulement à magnifier l’histoire des « intégrations passées », déjà accomplies, et, corrélativement, à « noircir » l’histoire des conflits présents, mais aussi à s’imaginer que le processus sociologique d’intégration peut être le produit d’une volonté politique, peut être le résultat d’une action consciemment et décisivement conduite au moyen des mécanismes d’Etat[ix].
Autrement dit, la place réelle de l’immigration et de ses enfants est un processus reflétant l’état d’une société, les places sociales qu’elle assigne à ses nouveaux membres, les réactions de luttes de ceux-ci pour obtenir une place plus égalitaire. Il s’agit bien de conflits entre une assignation dominée et le refus de celle-ci par les premiers concernés, et non d’adaptabilité, de « distance culturelle » ou de « volonté individuelle ». Le discours sur le passé magnifié de l’intégration des immigrations passé a d’abord une fonction pour le présent : celle d’invalider les conflits revendicatifs d’aujourd’hui. En témoigne le fait que la logique intégrationniste ne s’arrête pas aux immigrés mais s’étende à leurs enfants français. Il y a en quelque sorte un « rapatriement » ou une « internalisation » ou une « intériorisation » du phénomène souligne Sayad :
Une des premières manifestations du changement qui s’opère de la sorte se traduit à travers le langage, surabondant aujourd’hui, de l’intégration : l’intégration est ici non seulement celle de personnes « extérieures » à la société française lors même qu’elles y ont pris place, qu’elles en ont fait leur espace réel de vie, car cette intégration commence en fait dès le premier moment de l’immigration, voire antérieurement à l’immigration, dès la naissance du besoin et donc de l’idée d’émigrer ( intégration à cette forme d’économie qui a engendré le travail salarié monétarisé, intégration par le bas, de manière subie plus qu’agie), mais celle du phénomène lui-même, l’immigration étant « rapatriée », « internalisée » pour ne pas dire intériorisée, perdant de la sorte une bonne partie de la représentation qu’on en avait comme pure « extériorité », comme réalité totalement et définitivement « extérieure » à la société lors même qu’elle se trouve introduite et saisie à l’intérieur de la société. Tout le discours actuellement dominant tenu sur l’immigration atteste de cela[x].
Une telle opération signifie une reproduction Trans-générationnelle des places assignées. Elle n’est possible qu’en niant une séquence historique et en produisant des immigrés de l’intérieur, des immigrés qui n’ont jamais émigrés. Le maintien du discours et de la logique intégrationniste à l’endroit des enfants français permet d’invisibiliser les discriminations racistes structurelles qui les caractérisent en les renvoyant à une absence de volonté d’intégration ou à des comportements dits « communautaristes ». De ce fait, ce rapatriement ne peut qu’inéluctablement produire des injonctions à l’intégration, des évaluations d’une intégration insuffisantes, des demandes d’efforts supplémentaires, des injonctions à la déloyauté, des demandes de ruptures ostensiblement affichées, des méfiances devant la moindre affirmation d’une altérité.
Outre la posture de déni des discriminations et inégalités subies par ces français « issus de l’immigration », la logique intégrationniste a un effet important de violence symbolique et identitaire. Elle pose en effet que leur « réussite d’intégration » nécessite une rupture avec leur groupe ou leurs cultures d’appartenance et à contrario que leurs « échecs » ne sont pas à référé à l’inégalité de traitement mais à une rupture insuffisante avec leurs parents et familles. Sayad utilise le terme de « chirurgie sociale » attestant du maintien d’une logique assimilationniste :
Il est le fait d’un changement social qui résulterait d’une véritable opération de chirurgie sociale et d’une expérience de laboratoire. Aussi comprend-on l’intérêt objectif – un intérêt qui s’ignore comme tel – qu’on a à distendre au maximum la relation entre, d’une part, des parents immigrés, c’est à dire hommes d’un autre temps, d’un autre âge, d’un autre lieu, d’une autre histoire, d’une autre culture, d’une autre morale, d’une autre extraction, d’un autre monde et d’une autre vision du monde, et, d’autre part, les « enfants de parents immigrés » qui seraient alors, selon une représentation commode, sans passé, sans mémoire, sans histoire ( si ce n’est celle qu’ils actualisent à travers leur seule personne), etc., et par là même vierges de tout, facilement modelables, acquis d’avance à toutes les entreprises assimilationnistes, même les plus éculées, les plus archaïques, les plus rétrogrades ou, dans le meilleur des cas, les mieux intentionnées, mues par une espèce de « chauvinisme de l’universel »[xi].
La logique intégrationniste étendue aux enfants français de parents immigrés oriente les intervenants sociaux divers à tenter cette chirurgie sociale en toute bonne conscience. De l’enseignant au travailleur social, de l’animateur de loisir au juge pour enfant, l’implicite d’une réussite par rupture produit ainsi des violences symboliques continues. Bien entendu cette chirurgie sociale est une impasse collective. Elle ne peut produire que des personnes en « réussite » mais en désaffiliation ou des personnes en « échec » retournant le stigmate pour se prémunir de la désintégration identitaire. Le phénomène récent dit de « radicalisation » gagnerait, selon nous, à être également exploré en prenant en compte l’ampleur et la longue durée de ces violences invisibles ayant pour but cette chirurgie sociale. Sayad y voit en tous cas une des explications des réaffirmations identitaires et/ou des refidélisations identitaires observables dans la vie sociales des quartiers populaires depuis plusieurs décennies :
C’est une chose connue : la dérision est l’arme des faibles ; elle est une arme passive, une arme de protection et de prévention. Technique bien connue de tous les dominés et relativement courante dans toutes les situations de domination : « Nous les Nègres » ; « Nous les Khourouto » ; (pour dire nous les Arabes) ; « Nous les nanas » ; « Nous les gens du peuple » ; « Nous les culs-terreux », etc. ; elle est sur le mode du paradigme « black is beautiful ». La sociologie noire américaine, la sociologie coloniale enseignent qu’en règle générale une des formes de révolte et sans doute la première révolte contre la stigmatisation – contre la stigmatisation qui soit socialement vraie, celle qui est générique et qui, ce faisant, caractérise collectivement tout un groupe, qui est durable – consiste à revendiquer publiquement le stigmate qui est ainsi constitué en emblème, revendication qui s’achève souvent par l’institutionnalisation du groupe qui devient alors inséparable du stigmate qui lui est attaché et par lequel il est identifié, et aussi des effets économiques et sociaux de la stigmatisation[xii]
Loin de constituer des vestiges d’un passé qui ne passe pas, ces réaffirmations sont le signe du présent (et du refus de celui-ci) ou plus précisément du présent inégalitaire auquel ces jeunes français se sentent assignés. Le discours sur les « beurs » les pose comme radicalement et entièrement différents de leurs parents dans une logique de véritable « chirurgie sociale » coupant les générations et les familles, afin de transformer les « beurs » en véritable « français ». Cette logique souligne la condition implicite au devenir français : cesser d’être soi-même. Nous sommes bien dans une logique empêchant d’être français et algérien, français et malien c’est-à-dire dans un paradigme assimilationniste. L’immigration fonctionne ici comme un analyseur de l’inconscient national qui historiquement s’est construit sur la négation des altérités internes c’est-à-dire sur la confusion entre unité politique des habitants d’un territoire et unicité culturelle. Dans ce cadre l’universalisation ne peut être qu’abstraite c’est-à-dire qu’elle est posée comme étant un processus d’imposition à l’autre d’une identité nationale abstraite. De l’intégration des bretons ou des basques, à la civilisation des indigènes colonisés en passant par l’intégration des « beurs », une même logique se dévoile. Nous sommes bien dans une approche paradoxale dans laquelle le discours généreux sur l’intégration se complète d’une assignation à des places dominées par une violence symbolique multiforme.
Le culturalisme et l’ethnocentrisme dominants
La dépolitisation et la moralisation des questions liées à l’émigration/immigration, que ce soit pour les parents qui ont migrés réellement ou pour les enfants qui sont construits comme immigrés alors qu’ils sont nés français, contraignent à des grilles culturalistes de lecture. Sayad entreprend dans plusieurs de ses textes de révéler les implicites à l’œuvre dans les discours mais aussi dans les manières d’aborder le réel et dans les actes. L’analyse des foyers des travailleurs migrants est un exemple de ce nécessaire travail de déconstruction. L’auteur analysant le fonctionnement de ces foyers met en exergue le processus de rapatriement en métropole de « l’imaginaire colonial ». Que ce soit dans les personnels recrutés lors de la mise en place de ces foyers, dans les conceptions architecturales, dans la définition des droits et devoirs du résident, dans les représentations sociales des besoins des locataires, l’analogie avec la colonisation est permanente. Voici par exemple comment il analyse l’absence d’intimité qui caractérise ces foyers :
Ainsi la perception naïve et très ethnocentrique qu’on a des immigrés comme étant tous semblables, se trouve au principe de cette communauté illusoire. Il s’y ajoute, dans le cas des immigrés algériens et plus largement marocains et tunisiens, la représentation de la “nature” psychologique de l’Arabe, telle qu’elle est vulgarisée par les “spécialistes” de la “mentalité primitive”, de “l’âme et de la psychologie nord-africaine, musulmane” (…). “Nature” grégaire, qui ne peut être satisfaite que par la vie en groupe, nature “patriarcale”, “tribale”, etc.[xiii]
Nous retrouvons dans cette représentation sociale de la « nature de l’Arabe » ou du « musulman » ce qui fait le cœur de la domination coloniale : la légitimation d’un traitement d’exception par une « nature » ou une « culture » censées produire des besoins spécifiques. L’inégalité est à la fois reconnue et présentée comme nécessaire et légitime. Dans le regard du colonisateur, les inégalités produites par le système colonial ne sont pas niées mais leur genèse est refoulée, recouverte par une explication biologique ou culturelle : le manque d’ardeur au travail du colonisé n’est pas expliqué par le rapport social colonial qui impose au colonisé des conditions de travail éreintantes tout en le privant de toute initiative et de toute jouissance du fruit de son travail, mais par l’indolence congénitale de « l’Africain » ou par l’incorrigible indiscipline du Maghrébin[xiv]. Cette reproduction de l’imaginaire colonial conduit ainsi inévitablement à l’idée d’une « mission éducative » des foyers, étrangement ressemblante avec la « mission civilisatrice » de triste renom. Sayad met en évidence les fonctions de cette « mission éducative » en les mettant en analogie avec celles de la « mission civilisatrice » : justifier un traitement d’exception tout en valorisant l’image du dominant. La « mission civilisatrice » se caractérise en effet par une double fonction : légitimer l’inégalité présente tout en valorisant l’image du colonisateur. Le rapport colonial inverse donc l’ensemble de la relation. Il présente les dominants comme des « altruistes » soucieux de faire « évoluer » les colonisés et de développer les « lumières » et met en scène les dominés comme étant les véritables bénéficiaires de la colonisation. La société d’immigration en fait de même :
[La société d’immigration ] n’a que trop tendance, écrit encore Sayad, à porter à son bénéfice ce qui, pourtant, est l’œuvre des immigrés eux-mêmes : aussi est-ce fréquemment qu’on présente au moins les aspects les plus positifs (ou considérés comme tels) de l’expérience des immigrés, c’est-à-dire, en gros, l’ensemble des acquisitions qu’ils ont su imposer au gré de leur immigration (…) comme le résultat d’un travail diffus ou systématique d’inculcation, d’éducation qui s’opère à la faveur de l’immigration (travail qui consiste à produire ce qu’on appelle les “évolués” et du même coup, à discriminer ces immigrés “évoluables”, “éducables”, “amendables” des immigrés qui ne le sont pas ou ne veulent pas l’être) et dont le mérite revient à la société d’accueil et à elle seule[xv].
La critique du culturalisme comme grille de lecture des immigrés et de leurs enfants traverse toute l’œuvre de Sayad. Elle le conduit logiquement aux concepts d’ethnocentrisme de classe et de domination. Analysant dans « Les usages sociaux de la culture des immigrés » les enjeux du discours culturaliste sur l’immigration et ses enfants, l’auteur y voit une modalité de négation et/ou d’invisibilisation des conditions sociales d’existence de cette population caractérisée par des processus inégalitaires sur les plans sociaux et économiques et des processus de domination sur le plan politique. La domination culturelle acquiert dans ce cadre une place particulière en ce qu’elle contient et sert d’assise à toutes les autres dominations. La domination culturelle subie par l’émigration/immigration et ses enfants français relève souligne l’auteur des mêmes « schémas de pensées et des mêmes catégories d’analyse » mais aussi « des mêmes notions ou des mêmes naïvetés sociologiques » que celle subie par les bretons, les occitans ou les basques. Voici comment Sayad résume cette place centrale de la domination culturelle :
Ce travail préalable a consisté à mettre en doute, d’abord, à révoquer et à contester, ensuite, l’une des dominations, ou peut-être la domination la plus pesante, qu’ai engendré le centralisme étatique : la domination culturelle. Parce que sans se réduire à aucune d’elles, cette domination contient toutes les autres formes ; parce qu’elle participe au principe, mais aussi à l’aboutissement, de chacune d’elles ; parce qu’elle a pour elle la certitude que lui confère l’ethnocentrisme de classe, la domination culturelle (i.e. la culture des dominants) consacre et renforce toutes les autres dominations, politique, économique, sociale, etc.[xvi].
Nous nous sommes penchés dans un ouvrage antérieur sur l’analyse du processus historique de la construction nationale française[xvii]. Celle-ci se caractérise de fait par une confusion entre unité politique et unicité culturelle, par un regard culturaliste et hiérarchisant à l’égard des « cultures régionales » et en définitive par l’imposition violente de la culture dominante. Nous avons posés l’hypothèse d’une « colonisation intérieure » à l’image de l’analogie que fait à plusieurs reprises Sayad entre situation coloniale et immigration. Bien sûr repérer des analogies ne signifie pas que les situations sont identiques mais qu’elles ont un mécanisme commun dont la domination culturelle est l’expression.
Mais Sayad ne se contente pas de mettre à jour le processus de domination culturelle, il en analyse la fonction sociale (produire et reproduire les autres dominations) et l’habit idéologique (l’universalisme abstrait). Il continue en cela l’apport d’Aimé Césaire opposant un universalisme « décharné » dominant et un « universalisme riche de tout le particulier, riche de tous les particuliers, approfondissement et coexistence de tous les particuliers[xviii] ». Pour Sayad la culture dominante en s’imposant comme seule légitime se définie comme « universelle » et se faisant assure un classement social et sa reproduction. Voici comment il résume ce processus complexe sur lequel se bâtit la reproduction des processus de domination :
Suffisamment assurée d’elle-même pour se donner comme seule valeur universelle (i.e. coextensive à l’humanité), mais d’une universalité (i.e. d’une essence) à laquelle toutefois, il n’est d’accès (i.e. d’existence) que différentiellement, c’est-à-dire en fonction de caractéristiques sociales différentes et, en dernière analyse en fonction de l’appartenance sociale à des classes différentes ; s’autorisant de sa propre force pour se constituer comme seule légitime (i.e. comme la meilleure culture, donc comme la seule culture digne d’être reconnue comme culture) et pour imposer cette légitimité ou, ce qui revient au même, pour s’imposer par cette légitimité, la culture dominante avait besoin, pour rester dominante, de produire un double effet de justification et d’uniformisation[xix].
Le culturalisme est également déconstruit par Sayad à propos de l’institution scolaire et de son rapport aux enfants des émigrés/immigrés. Dans son article « La scolarisation des enfants d’immigrés dans l’école française » il souligne les processus de disqualification qu’opère l’institution à l’endroit de ces enfants et plus largement de ceux des classes populaires. La relégation dans « filières les plus dominées, les plus basses de la hiérarchie scolaire – qui est aussi une hiérarchie sociale » souligne Sayad est à relier au fonctionnement inégalitaire de l’institution et non à des pseudos « décalages culturels » ou « obstacles culturels »[xx]. La vigilance critique de Sayad à l’égard du culturalisme le conduit logiquement à une remise en cause d’une multitude de discours tenus sur les héritiers de l’immigration et l’Islam. Si l’islam revêt bien une dimension éminemment politique pour les émigrés-immigrés et leurs enfants, ce n’est pas lui qui explique les comportements sociaux. Au contraire se sont les inégalités du réel social et les dominations subies qui sont à l’origine de ce que nous pourrions appeler un « mode de consommation » du religieux. L’islam est « l’objet d’une surdétermination de sens qui autoriserait à dire qu’il n’y a d’Islam que politique[xxi] » résume Sayad qui y voit d’ailleurs des similitudes (et bien sur des différences) avec l’investissement du référent religieux par les indigènes pendant la colonisation.
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L’émigration-immigration n’est pas une affaire du passé. Les secousses et inégalités de notre monde continuent et continueront, du moins à court terme à susciter des « déracinements » et des tentatives de ré-enracinements. Des pays jadis exclusivement d’émigration comme ceux de l’Europe du Sud deviennent à leur tour des terres d’immigration. Les effets des crises récentes poussent même des jeunes d’Europe du Sud à migrer en Europe du Nord alors même que leurs pays deviennent des terres d’immigrations pour d’autres. Les immigrés contemporains se voient largement asséner les mêmes grilles de lecture culturaliste, les mêmes concepts réducteurs comme celui d’intégration, les mêmes assignations à la désaffiliation, le même ethnocentrisme à prétention d’universalité, etc. C’est ce qui fait de l’œuvre de Sayad un outil d’une grande modernité pour comprendre les processus sociaux en œuvre. Mais l’apport de Sayad ne se limite pas à la similitude et/ou à la reproduction des situations. Il se situe également dans l’objet même de la réflexion. Il ne s’agit pas en effet d’étudier les rapports entre une société et son immigration mais d’intégrer dans le questionnement un troisième acteur essentiel, l’Etat. Comme le souligne le sociologue Amin Perez le dévoilement de la pensée d’Etat en prenant l’émigration-immigration comme analyseur est le grand cadeau heuristique que nous lègue Abdelmalek Sayad :
Sayad a fait de l’immigration son cas d’étude privilégié en ce qu’il contraint au dévoilement des cadres de pensée de l’État. Pendant les vingt dernières années de sa recherche, il va insister sur le fait que la meilleure façon d’approcher ce qu’est l’État, de faire sa sociogenèse, c’est d’analyser ses rapports aux étrangers. Ceci est au cœur de ses multiples enquêtes et réflexions, qui lui permettront de comprendre que la relation existante entre les expériences des immigrés et les mécanismes auxquels ils sont soumis est un produit de la pensée d’État[xxii].
[i] Abdelmalek Sayad, Qu’est-ce que l’intégration ?, Hommes et Migrations, n° 1, volume 1182, décembre 1994, p. 8.
[ii] Nous avons tentés une contribution à cette généalogie dans le chapitre « De l’assimilation à l’intégration, genèse d’une mystification », in Saïd Bouamama, Albano Cordeiro et Michel Roux, La Citoyenneté dans tous ses Etats. De l’immigration à la nouvelle citoyenneté, L’Harmattan, Paris, 1992.
[iii] Abdelmalek Sayad, Qu’est-ce que l’intégration ?, op. cit. p. 9.
[iv] Ibid, p. 12.
[v] Soulignons au passage que l’approche durkheimienne de l’intégration est également à interroger de manière critique du fait de son sous-entendu organiciste, c’est-à-dire de l’évacuation de la question des clivages sociaux et en particulier des clivages de classe qui caractérisent les sociétés contemporaines.
[vi] C’est cette acception individualisante de l’intégration qui explique selon nous la redécouverte et le redéploiement d’une logique qui s’était déployée fortement à l’époque coloniale. Celle-ci catégorise les personnes en fonction de leurs « réussites » ou de leurs « échecs ». La réussite des uns et les échecs des autres ne sont plus référés à des processus sociaux mais uniquement à des efforts individuels : effort d’intégration des uns, refus d’intégration des autres. La promotion d’une « élite indigène » peut ainsi voisiner avec le développement d’un discours de surveillance et de répression
[vii] Ibid, p. 14.
[viii] Ibid, p. 14.
[ix] Ibid, p. 8.
[x] Abdelmalek Sayad, Le mode de génération des générations immigrées, L’homme et la société, n°01, volume 111, 1994, p. 166.
[xi] Ibid, pp. 170-171.
[xii] Ibid, p. 169.
[xiii] Abdelmalek Sayad, Le foyer des sans-familles, in L’Immigration et les paradoxes de l’altérité, Paris-Bruxelles, De Boeck Université, 1997, p. 92 et 93.
[xiv] Cf. Albert Memmi, Portait du colonisé, Paris, Gallimard, 1957.
[xv] Abdelmalek Sayad, op. cit., p. 67.
[xvi] Abdelmalek Sayad, Les usages sociaux de la « culture des immigrés », Langage et société, n° 1, volume 9, 1979, p. 31.
[xvii] Bouamama Saïd, La France, autopsie d’un mythe national, Larousse, Paris, 2008.
[xviii] Aimé Césaire, Lettre à Maurice Thorez, in Poésie, Théâtre, Essais et Discours, Paris, CNRS Éditions/Présence africaine Éditions, 2013, p. 1506.
[xix] Abdelmalek Sayad, Les usages sociaux de la « culture des immigrés », op. cit. p. 31.
[xx] Abdelmalek Sayad, La scolarisation des enfants d’immigrés dans l’école française, in Abelmalek Sayad, L’école et les enfants de l’immigration, Seuil, Paris, 2014,
[xxi] Abdelmalek Sayad, L’Islam immigré, in L’immigration ou les paradoxes de l’altérité. 3. La fabrication des identités culturelles, Raisons d’agir, Paris, 2014, pp. 119-143.
[xxii] Amin Pérez, Le « sens du problème » chez Sayad, Hommes et Migrations, n° 1280, 2009, p. 136.
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