Tiré de Orient XXI.
Les dernières semaines ont une nouvelle fois témoigné que le cours des relations entre la Turquie et les États-Unis n’était décidément pas un long fleuve tranquille. Plusieurs dossiers se sont en effet télescopés et ont induit de fortes tensions, sans que pour autant jamais aucun des protagonistes ne soit allé jusqu’à la rupture. Le cas du pasteur Andrew Brunson, tout d’abord. Cet ecclésiastique évangélique, remis en liberté le 12 octobre 2018, était retenu en Turquie depuis octobre 2016 sous prétexte de collusion avec le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) et le mouvement de Fethullah Gülen, tous deux qualifiés par les autorités turques d’organisations terroristes.
Ce type d’accusations, pour le moins fantaisiste et n’ayant en réalité guère de sens politique, est malheureusement désormais monnaie courante en Turquie, singulièrement depuis la tentative de coup d’État de juillet 2016. L’affaire Brunson a graduellement fait monter la fièvre entre Washington et Ankara, surtout après le refus de la justice turque de laisser ce dernier libre de ses mouvements au mois de juillet 2018. Victime de tractations qui le dépassaient probablement et objet de marchandages multiples, Andrew Brunson est alors devenu l’un des symboles des relations chaotiques entre les deux États. Pour sa part, Donald Trump a clairement instrumentalisé le différend à des fins de politique intérieure à l’approche des élections de midterms. Nous savons, en effet, l’importance des courants évangéliques dans son électorat, doublée du fait que le vice-président Mike Pence est membre de la même congrégation évangélique que le pasteur Brunson. La discorde s’est considérablement envenimée lorsqu’en représailles, l’administration Trump a décidé de doubler les taxes à l’importation d’acier et d’aluminium turcs, les portant respectivement à 50 et 20 %.
Une économie trop dépendante du dollar
Cette décision a cristallisé les turbulences économiques à l’œuvre en Turquie depuis déjà de nombreux mois. Bénéficiant de taux de croissance impressionnants — 7,2 % en 2017 —, l’économie turque n’en connaît pas moins des difficultés structurelles. Ainsi, les prévisions de croissance s’établissent désormais à 3,8 % en 2018 et 3 % en 2019, la livre a perdu 40 % de sa valeur par rapport au dollar depuis janvier 2018 et l’inflation s’élève à plus de 20 %. La crise monétaire, aussi violente soit-elle, est pour sa part probablement conjoncturelle, mais s’explique, entre autres facteurs, par la politique du dollar fort mise en œuvre par Washington, dont nombre de pays subissent déjà les conséquences : Brésil, Afrique du Sud, Russie, Japon, Mexique, Canada, Corée du Sud, Chine, etc. Aussi la Turquie n’est-elle pas un cas d’exception parmi les victimes collatérales des décisions économiques états-uniennes. Le caractère et l’ego des deux chefs d’État n’ont fait qu’envenimer un peu plus les dissensions, et les noms d’oiseaux ont volé bas au cours de la période estivale, Recep Tayyip Erdoğan entonnant au passage l’antienne du complot ourdi contre la Turquie dont il est coutumier. Mais in fine, l’économie turque demeure trop dépendante du dollar pour combler le déficit de ses comptes courants et rembourser la dette de son secteur privé ; le bras de fer ne pouvait se poursuivre plus longtemps.
C’est pourquoi des tractations se sont discrètement déroulées, permettant le dénouement du dossier du pasteur Brunson le 12 octobre. D’abord condamné à 37 mois de prison, il est alors libéré sur-le-champ, compte tenu du temps déjà passé en détention. Les témoins à charge sont, en outre, visiblement revenus sur leurs déclarations, ce qui donne une bien piètre image de ce qu’est devenue la justice en Turquie. Par ailleurs, la libération du pasteur indique une volonté d’apaisement qui s’est aussi manifestée sur un autre dossier.
Contrôler le nord de la Syrie
Les divergences sont en effet importantes entre Ankara et Washington au sujet de la question kurde, singulièrement dans sa déclinaison syrienne. Le soutien matériel et logistique des États-Unis au Parti de l’union démocratique (PYD) et à ses Unités de protection du peuple (YPG), considérées par les autorités turques comme les franchises syriennes du PKK, est un sujet de profonde discorde depuis des années. Or, le dossier kurde est un enjeu vital pour Ankara. Après la prise d’Afrin en mars 2018, Recep Tayyip Erdoğan n’a pas hésité à clamer haut et fort que ses troupes poursuivraient les combattants des YPG jusqu’à Manbij, voire jusqu’à la frontière syro-irakienne. Des forces spéciales états-uniennes étaient toutefois stationnées à Manbij en appui aux YPG, ce qui risquait de générer des affrontements entre soldats américains et turcs. Une situation de conflit potentiel entre deux composantes armées toutes deux membres de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) méritait de trouver une solution rapide. Dès lors, la volonté partagée de ne pas perdre le contrôle de la situation s’est imposée. Un compromis, dont les termes précis n’ont pas été rendus publics, a été acté au mois de juin pour organiser le départ planifié des forces kurdes de la ville.
Il apparaît assez nettement que le projet est de parvenir à créer une zone sous contrôle de l’OTAN dans le nord-ouest et le nord-est de la Syrie par l’intermédiaire de la Turquie et de ses alliés issus de la rébellion. La déclinaison concrète de cet objectif ne va pas sans difficulté, puisqu’elle nécessite dans le même temps de fournir quelques gages aux troupes combattantes kurdes abondamment utilisées antérieurement dans la lutte contre l’organisation de l’État islamique (OEI).
L’influence de la Russie et l’Iran
Pour les États-Unis, dont les capacités d’initiative et la marge de manœuvre sont considérablement réduites sur le terrain syrien, on comprend aisément l’intérêt et la nécessité de maintenir d’étroites relations avec la Turquie afin de tenter de contrecarrer autant que faire se peut l’influence de la Russie et de l’Iran. Le même schéma se met d’ailleurs en œuvre dans la région d’Idlib, avec le compromis acté entre les présidents turc et russe à Sotchi le 17 septembre 2018. Ankara, pour sa part, a parfaitement conscience que de sa capacité à influencer une partie des groupes rebelles qu’elle soutient dépend le rôle qu’elle peut escompter maintenir auprès de Moscou et de Téhéran et, par extension, dans le règlement du conflit syrien. Sans cette possibilité, elle perd tout pouvoir de négociation — une prérogative qui lui a permis de lancer plusieurs opérations militaires en territoire syrien depuis 2016. Ces incursions réalisées sans aucun mandat des Nations unies lui ont permis d’établir des zones sous son contrôle, que d’aucuns n’hésitent pas à qualifier de protectorats, visant à empêcher la constitution d’un Kurdistan autonome. L’intérêt de la Turquie, perçu comme existentiel par ses responsables, est de parvenir à se débarrasser du PYD le long de la frontière syro-turque. Le sujet peut certes mettre à l’épreuve la relation turco-américaine, mais Washington considèrera encore longtemps qu’Ankara est stratégiquement plus importante qu’Afrin, Manbij ou Kobané voire, dans un contexte différent, qu’Erbil, Souleymanieh ou Kirkouk.
Ces quelques exemples récents indiquent assez nettement que la présentation de la dégradation des relations entre la Turquie et les États-Unis est souvent amplifiée et surinterprétée. Il n’est pas dans notre propos de nier les points de friction réels et multiples, mais il s’agit de les remettre en perspective. La Turquie est une illustration de nouveaux paradigmes des relations internationales, au sein desquelles les puissances occidentales ne peuvent désormais plus imposer sans débat leurs lois et desiderata au reste du monde.
Pivot de l’OTAN
Pour autant, dissensions et frictions n’entraînent pas mécaniquement séparation. Ainsi devons-nous saisir la question de la relation de la Turquie avec l’OTAN, donc, en réalité, avec Washington. Nul n’imagine qu’elle s’inscrive dans une logique de rupture : les garanties de sécurité fournies par son appartenance à l’Alliance atlantique restent déterminantes pour Ankara, qui a parfaitement conscience qu’aucun pays ou groupe de pays n’est à même de lui offrir l’équivalent. La Turquie demeure la deuxième armée de l’OTAN par le nombre de ses soldats ; elle met à disposition sa base d’Incirlik, où sont par ailleurs entreposées des armes nucléaires, pour organiser des bombardements contre les positions de l’OEI lorsque ce dernier était l’ennemi public numéro un ; elle continue à contrôler les détroits et reste le seul État culturellement musulman membre de l’OTAN. Du point de vue des intérêts occidentaux, le statut de pivot qu’elle possède de facto doit être absolument préservé. Si la confiance mutuelle a indéniablement été écornée, les intérêts croisés des deux états restent la boussole qui, en dernière instance, détermine les décisions. Il faut admettre qu’a contrario, les errements des politiques extérieure et régionale de l’administration Trump ne facilitent pas une relation fluide dont la Turquie aurait besoin ; d’autant que pour sa part, Recep Tayyip Erdoğan montre fréquemment une irascibilité hors de propos.
Un vieux couple
Les toutes dernières évolutions positives mentionnées ne règlent pas, tant s’en faut, tous les objets de contentieux qui risquent de se cristalliser ou de resurgir dans les semaines à venir. Ainsi, la volonté de la Turquie d’acheter du matériel militaire russe de haute technologie toujours affichée, celle de maintenir des achats de pétrole à l’Iran en dépit des menaces américaines à l’égard des pays qui ne respecteraient pas le régime de sanctions contre Téhéran (mais le président Trump a accordé à Ankara le 5 novembre 2018 un délai de six mois pour se conformer aux mesures de sanctions), la présence de Fethullah Gülen aux États-Unis alors qu’une demande d’extradition a été déposée depuis de nombreux mois par Ankara et enfin, la condamnation aux États-Unis du vice-président de la Halk Bankasi en raison du rôle joué par cette banque turque dans le contournement de l’embargo contre l’Iran avant l’accord nucléaire de juillet 2015, tout cela constitue des points de friction qui peuvent s’aggraver rapidement. Mais, en dépit des effets de manche inquiétants des principaux protagonistes, la conscience de la nécessité de préserver un partenariat consistant demeurera le fondement de l’avenir de la relation turco-américaine. La relation d’un vieux couple qui se dispute fréquemment, mais ne veut pas divorcer.
Didier Billion
Directeur adjoint de l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS).
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