8 octobre 2020 | tiré de mediapart.fr
Depuis mars, Donald Trump a mis fin à ses tweets quasi hebdomadaires dans lesquels il vouait le patron de la Fed aux gémonies. Car Jerome Powell fait enfin ce qu’il espérait depuis son élection : toutes les vannes monétaires sont ouvertes à fond.
Afin d’éviter un effondrement financier qui menaçait de s’ajouter à la crise provoquée par l’arrêt de l’économie mondiale en raison du
Covid-19, la Réserve fédérale a déversé des tombereaux de dollars. Liquidités sur le marché interbancaire, accompagnement du plan de soutien américain, achats des bons du Trésor américain, achats de dettes des entreprises, y compris classées junk bonds, accords de swap (échanges) entre les principales banques centrales mondiales afin de fournir les dollars nécessaires à l’ensemble de l’économie mondiale : la Fed est sur tous les fronts. En six mois, elle a mis sur le marché plus de 3 000 milliards de dollars, soit pratiquement autant de liquidités que pendant toute la crise financière de 2008. Son bilan désormais dépasse les 7 000 milliards de dollars.
Cette intervention massive, sans précédent historique, a sans aucun doute permis d’éviter l’écroulement de l’économie mondiale. Donald Trump n’en a retenu qu’une chose : les indices boursiers sont à des niveaux stratosphériques. Le Dow Jones, qui lui sert de boussole pour toute son action politique, est à plus de 28 000 points. Depuis mars, il a gagné près de 47 %.
Le président américain y voit la preuve du succès de sa politique. C’est surtout l’illustration du rôle politique énorme qu’a acquis le président de la Fed.
Qu’aurait-été la présidence Trump sans le parapluie protecteur de la Réserve fédérale ? Pendant quatre ans, celle-ci a permis à Donald Trump tous les errements politiques, diplomatiques, économiques. Le président américain n’a jamais eu à s’inquiéter des répercussions et des conséquences de ses actes ou de ses paroles désordonnées : la Fed était là, toujours là, pour couvrir, prête à prévenir les débordements éventuels, à déverser toutes les liquidités nécessaires pour calmer une finance devenue totalement dépendante de l’argent de la banque centrale, pour assurer la continuité du système existant.
Depuis l’ère Reagan, c’est-à-dire depuis l’avènement du néolibéralisme, les banquiers centraux, jusqu’alors parfaitement inconnus du grand public, sont devenus les héros de la finance, et les personnages politiques les plus importants des États-Unis, à égalité avec les présidents. Wall Street et le monde avec lui guettent avec anxiété le moindre fait et geste de la Fed, décryptent avec passion jusqu’aux borborygmes des présidents successifs : il y a tant d’argent à se faire à la plus petite variation dans le discours.
Leur rôle s’est encore agrandi avec la crise financière de 2008. Grâce à sa politique monétaire non conventionnelle, qui s’est imposée désormais comme la norme à toutes les banques centrales occidentales, la Fed a sauvé le système financier international et par là même l’économie mondiale d’une faillite certaine. Les banquiers centraux sont devenus les maîtres du monde.
Mais en cette période de Covid, Jerome Powell s’est plutôt transformé en Atlas du monde. Garant du dollar, la seule devise internationale, il est amené à porter sur ses épaules l’économie mondiale, en assurant la stabilité toujours plus précaire d’un système financier international, avec des outils de plus en plus émoussés, face à un Donald Trump qui, quand il ne torpille pas allégrement les actions de la Fed, ne fait que l’entraver.
Par tradition, la Fed a toujours adopté une politique neutre lors des campagnes présidentielles, veillant à ne prendre aucune décision qui pourrait perturber l’économie, avoir une influence sur le résultat des élections. Lors de cette campagne, parce qu’il y avait la crise sanitaire et économique, la Réserve fédérale a été obligée d’aller plus loin.
Elle s’est portée garante en dernier ressort du plan de soutien de 2 000 milliards de dollars adopté par le gouvernement américain, assurant qu’elle était prête à acheter toute la dette émise par le Trésor américain qui ne trouverait pas preneur. Alors que la crise du Covid a provoqué des ruptures bien plus profondes qu’escompté au départ, que les perspectives de reprise de l’économie américaine, contrairement aux attentes premières, s’éloignent, la Réserve fédérale a annoncé son intention de prolonger encore pendant deux ans au moins sa politique monétaire accommodante. L’économie américaine et mondiale va continuer à vivre, comme elle le fait depuis douze ans maintenant, sous l’assistance respiratoire des taux zéro, voire négatifs, du quantitative easing (rachat de dettes), de la liquidité des banques centrales.
La Fed estime qu’elle n’a pas d’autre choix. Même si la portée de cette politique devient de plus en plus limitée. Même si les effets négatifs deviennent de plus en plus importants par rapport aux bénéfices attendus et risquent d’être de plus en plus difficiles à maîtriser.
Les anesthésiants prodigués par le double traitement de la planche à billets et du plan de soutien gouvernemental masquent la réalité de la situation économique américaine pour l’instant. Mais les chiffres disponibles donnent déjà des indications préoccupantes : jamais le fossé entre l’économie financiarisée, principale voire unique bénéficiaire de la politique monétaire de la Fed, et l’économie réelle n’a été aussi grand, aussi inquiétant. Jamais les inégalités n’ont été aussi grandes.
Les indices boursiers explosent mais, dans le même temps, des pans entiers de l’économie américaine, les mêmes qu’ailleurs (aéronautique, automobile, tourisme, restauration, grande distribution hors alimentaire, immobilier commercial), s’effondrent. Les groupes continuent de racheter à tour de bras leurs actions. À l’autre bout, des milliers d’entreprises croulent sous les dettes et font faillite. Et si le marché obligataire des dettes privées ne s’est pas effondré, c’est grâce à l’intervention rapide de la Fed. Les milliardaires sont toujours plus riches. Mais des centaines de milliers de personnes se retrouvent au chômage et risquent de plonger dans la pauvreté très rapidement, après le retrait des mesures de soutien du gouvernement.
À la différence d’un Donald Trump qui estime vivre dans le meilleur des mondes possibles, la Fed elle-même commence à s’inquiéter des effets pervers de sa politique monétaire. Dans une très longue étude publiée en juillet 2020, celle-ci revient sur les quatre dernières décennies marquées par un rapport de force toujours défavorable au travail au profit du capital, la dégradation continue de la situation des classes moyennes, un creusement sans précédent des inégalités. Pour conclure que toutes ces tendances, ces déformations avaient été provoquées, encouragées par les politiques monétaires successives (de la désinflation au
quantitative easing) de la Fed, au risque désormais de nourrir l’instabilité du système financier.
Le statut du dollar en question
Les subprimes – ces crédits immobiliers à taux prohibitifs vendus aux ménages les plus pauvres qui se sont retrouvés dans l’incapacité de rembourser –, qui ont été à l’origine de la crise financière de 2008, ont donné la mesure des dégâts possibles. Alors qu’une nouvelle partie de la population américaine tombe dans le chômage et la précarité – ce qui semble être le cadet des soucis de Donald Trump –, les risques de voir les ménages dans l’incapacité de rembourser leurs crédits, de faire faillite, grossissent. Par précaution, la Fed a commencé à racheter des milliers de produits titrisés à partir de portefeuilles de crédits immobiliers, de crédits à la consommation, de crédits automobiles, de crédits étudiants. Mais cela ne suffit pas pour désengorger un système bancaire et financier croulant sous les dettes.
Le risque de voir le système financier craquer à la suite d’un écroulement d’une de ses activités est non nul. Et cette fois, les interventions de la Fed et des autres banques centrales risquent de ne pas suffire pour endiguer la vague, tant le système souffre déjà d’un excès de liquidités.
Mais l’histoire ne se répète pas forcément. Le péril pourrait venir d’ailleurs : du dollar.
Si la Fed a beaucoup protégé Donald Trump pendant son mandat, l’inverse n’est pas vrai. Par sa diplomatie agressive et hostile, sa guerre commerciale contre la Chine, sa volonté de transformer ses alliés en vassaux, le président américain a miné un capital parmi les plus précieux des États-Unis : le statut du billet vert, la confiance dans la seule monnaie de réserve internationale. Même si Jerome Powell a tenté de pallier au mieux les erreurs de Donald Trump, sa main a été considérablement affaiblie. Et désormais, la question du statut du dollar est posée à bas bruit.
Parce que le dollar est la seule monnaie de réserve internationale, « ce privilège exorbitant » selon Valéry Giscard d’Estaing, les États-Unis sont parvenus à attirer tous les capitaux du monde et à se refinancer sans problème, sans avoir à respecter la moindre discipline budgétaire. Depuis des décennies, le pays affiche un taux d’épargne des ménages ridicule (moins de 4 %), des déficits budgétaires, commerciaux et courants sans subir la moindre contrainte. Au deuxième trimestre de 2020, l’épargne nette du pays (comprenant les ménages, les entreprises, le secteur public) a affiché un déficit de 1,2 %. Cette entrée dans les territoires négatifs se traduit par un déficit courant de 3,4 %. Ce qui signifie, pour les États-Unis, la nécessité d’attirer toujours plus de capitaux étrangers pour se refinancer.
Mais qui s’en soucie ? Personne. Le dollar a toujours tiré bénéfice du charme séduisant de TINA (There is not alternative) – parce qu’il n’y a pas d’alternative », écrit l’économiste Stephen Roach. Pour placer les excédents mondiaux de capitaux, les investisseurs n’ont pas le choix : ils passent par les États-Unis, la seule place sûre surtout en ces temps incertains.
Des signaux faibles, cependant, sont apparus par intermittence ces derniers temps, tendant à montrer que la situation est plus tendue qu’on ne le dit. Le plus notable a été ce qui s’est passé sur le marché des bons du Trésor américain le 12 mars dernier, au début de la pandémie. Ce jour-là, ce marché s’est retrouvé en pleine panique, incapable de coter les titres, d’assurer les transactions. Gelé. Une situation impossible normalement : ce marché de 20 000 milliards de dollars est censé être le plus liquide et le plus sûr au monde.
La première prise de conscience de la crise sanitaire, les besoins de trouver au plus vite des liquidités, les algorithmes et le trading à haute fréquence figurent parmi les ingrédients principaux qui ont alimenté cette panique. Mais, pour la première fois, la Fed a réalisé que le recyclage permanent des capitaux étrangers qui rythme les places américaines depuis des décennies n’était pas assuré par nature.
Même si cela ne prend pas la même ampleur qu’en mars, à intervalles réguliers désormais, les mises sur le marché des bons du Trésor américain sont rises de petites secousses, trouvant moins d’acheteurs que d’habitude. Les pays exportateurs de pétrole, qui ont recyclé tous leurs excédents pétroliers sur la place américaine depuis les années 1960, sont en train de disparaître. Pour faire face à la chute du prix du pétrole et à la crise économique, l’Arabie saoudite commence même à rapatrier ses avoirs américains, estimés à plus de 500 milliards de dollars en bons du Trésor.
De son côté, la Chine, qui a transformé pendant des années ses gigantesques excédents commerciaux en dettes américaines, vend peu à peu, au fil de l’eau, ses positions : c’est un des effets collatéraux de la guerre commerciale déclenchée par Donald Trump. Quant aux autres investisseurs étrangers, ils sont de moins en moins tentés par les taux zéro américains, même si le placement est sûr.
Dans plusieurs de ses travaux, l’économiste Emmanuel Fahri, décédé en juillet, revisitant le dilemme de Triffin, soulignait la situation délicate dans laquelle risquaient de se trouver les États-Unis en tant que détenteurs de la seule monnaie de réserve mondiale : soit fournir la liquidité nécessaire à l’étranger, au risque d’en détruire la valeur, et à terme la confiance, au point d’aller jusqu’à défaut souverain, soit préserver sa valeur en limitant l’accès au dollar, au risque d’asphyxier l’économie mondiale et que celui-ci soit détrôné par une autre devise.
Avec Donald Trump, la Fed s’est retrouvée à devoir gérer un troisième risque : garder la confiance dans le dollar minée par une diplomatie agressive et hostile. La multiplication des oukases, des sanctions, des attaques contre la Chine, l’Iran, la Russie, ses principaux ennemis, mais aussi à l’occasion contre ses alliés ou contre tous ceux qui s’opposaient à ses vues, en utilisant le dollar comme arme, a fini par saper les acquis et reposer la question du statut du billet vert.
Pour la Chine, en opposition frontale avec Donald Trump, une alternative au dollar s’impose. Petit à petit, elle étend un système d’échange parallèle, en développant des accords commerciaux et financiers avec la Russie, l’Iran, des pays asiatiques et africains, qui échappent à la tutelle du dollar. Même l’Arabie saoudite regarde : la Chine est devenue son premier client pétrolier.
Mais les pays alliés aux États-Unis s’interrogent aussi. Insensiblement, la part du dollar comme monnaie de réserve pour leurs banques centrales fond au profit de l’euro, du yen, de l’or.
Tout cela s’inscrit normalement dans des évolutions longues, lentes, car le temps monétaire n’obéit pas aux mêmes règles. Sauf si aux ruptures profondes nées de la crise du Covid vient s’ajouter une réélection de Donald Trump, toujours aussi déterminé à poursuivre sa politique du chaos.
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