Édition du 17 décembre 2024

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Cinéma

« The Spirit of ’45 » : Ken Loach, bâtisseur d'humanité

Mardi 26 février, 19h15. Je patiente avec une trentaine de personnes dans la “ Committee room 14 ” située au premier étage du parlement. Une trentaine de personnes est réunie dans cette salle au style gothique. Je suis entouré de parlementaires, de syndicalistes et de simples militants. Un homme, qui a adhéré au Parti travailliste en 1948, vient s’assoir à côté de moi.

Ken Loach nous rejoint, sourire timide aux lèvres et regard doux. A 77 ans, il conserve une apparence étonnamment juvénile. Nous avons été invités par John McDonnell, député et dirigeant de la gauche travailliste, à la projection privée de The Spirit of ’45, le dernier film du cinéaste britannique. A ce jour, ce film n’avait été montré qu’une seule fois, au festival du film de Berlin, quelques jours auparavant. Cette rencontre est en quelque sorte une répétition générale avant la sortie nationale en Grande-Bretagne, le 15 mars.

Un esprit de solidarité, une détermination farouche

Avant de commencer la projection, Loach prend brièvement la parole : « C’est un documentaire sur la création du Welfare State dans l’après-guerre, comment et pourquoi nous l’avons réalisé ; et aussi pourquoi tout a basculé à partir du gouvernement Thatcher. » Il poursuit d’une voix légère : « Les acteurs de l’après-guerre ne sont plus jeunes. J’ai pensé qu’il était important de les interviewer pour qu’ils témoignent. » Il conclut : « Je voulais parler de cet “ esprit de 45”, l’année de la victoire travailliste quand, tous ensemble, portés par un formidable esprit de solidarité, une détermination farouche, nous avons construit le Welfare State pour le bien commun. »

Le documentaire débute pendant les années de guerre. Il entremêle des extraits de films d’actualité et des entretiens contemporains qui sont filmés en noir et blanc pour se fondre dans les documents les plus anciens. La problématique principale du documentaire est posée d’emblée : comment un pays économiquement exsangue, dont l’industrie était à 75% consacrée à l’armement de guerre et dont l’infrastructure était à reconstruire, a-t-il pu mettre sur pied un réseau de services publics gratuits (National Health Service, éducation) ou à des prix modérés (logement, transports, eau, électricité) ? Comment une nation ruinée a-t-elle pu donner du travail, des logements de qualité au peuple ? Comment a-t-elle pu offrir une protection sociale aux chômeurs et aux malades ?

La réponse à l’écran est aussi claire que l’interrogation : parce qu’en 1945 et dans les années qui ont suivi la guerre, une population forte d’un esprit de corps hérité de quatre années de résistance a souhaité construire une société assurant le bien-être de tous. Le peuple a œuvré à un destin commun qui ne pouvait se réaliser que par le biais d’un effort collectif ; un mouvement de solidarité nationale dans lequel chaque individu se sentait responsable de son voisin.

L’Etat qui avait dirigé avec vigueur et efficacité l’économie pendant la guerre a été plébiscité. En 1945, les Britanniques ont voulu un Etat interventionniste sur le plan économique. Les soldats revenus du front et leurs épouses qui avaient fait fonctionner les usines en leur absence ont revendiqué le socialisme. Ils ont rejeté Winston Churchill qui leur promettait la prospérité en s’inspirant des idées ultralibérales de Friedrich von Hayek (The Road to Serfdom, La Route de la servitude). Les idées contenues dans l’ouvrage-clé de la pensée antiétatique n’ont pas pesé lourd face aux courant collectiviste du moment.

Ken Loach passe en revue la nationalisation de services essentiels : santé, éducation, logement, mines, eau, électricité, trains. Il rend hommage à l’action d’Aneurin Bevan, architecte du NHS et dirigeant de la gauche travailliste. Loach reconnaît toutefois que les nationalisations ont été imposées de manière autoritaire et que, par conséquent, les industries passées sous contrôle national n’ont jamais débouché sur une gestion populaire et démocratique.

Idéalisme et humanisme

L’idéalisme et l‘humanisme qui, traditionnellement, parcourent l’œuvre de Ken Loach sont ici palpables. Loach entend comprendre les peurs, les souffrances, mais aussi les espoirs et les ambitions de la working class et les montrer à l’écran. Ken Loach ne s’intéresse donc pas au socialisme des dirigeants politiques ou des intellectuels, mais à celui du peuple. C’est un socialisme concret, pragmatique qui prône un réformisme radical et continu : du travail pour tous, des salaires et des conditions de travail décents, des logements de qualité, des soins de santé et une éducation gratuits. Les personnes interviewées sont toutes inconnues du public : un ancien mineur de Liverpool, un syndicaliste, un docker, une infirmière ou encore un médecin à la retraite. Une femme pose devant la caméra la lettre qu’avait reçue son père après la guerre. Ce document lui annonçait qu’il allait pouvoir emménager avec sa famille dans un logement social neuf. Cet homme conserva cette lettre soigneusement pliée dans son portefeuille jusqu’à sa mort.

Le socialisme dont ces personnes parlent fièrement et avec émotion est un programme de gouvernement qui leur a permis de vaincre la misère qu’ils avaient connue pendant et après la guerre. Tous déclinent la même idée : ce qui a pu être réalisé dans des conditions économiques très défavorables devrait pouvoir l’être dans la société actuelle. Celle-ci est certes toujours gangrenée par la pauvreté extrême et l’injustice, mais elle est incomparablement plus riche que celle de 1945.

Loach se donne pour mission de réhabiliter un idéal et une population méprisés par trois décennies de propagande thatchérienne et blairiste : le socialisme et la classe ouvrière. Ken Loach nous confie à l’issue du documentaire que le néolibéralisme thatchérien, en promouvant la compétition, l’individualisme et l’enrichissement personnel, a non seulement délégitimé l’esprit collectiviste et solidaire d’après-guerre, mais il a aussi détruit les fondements mêmes du torysme : la famille et la communauté. Ces dernières ont été fracassées par la recherche constante du profit. Il remarque qu’après-guerre personne ne parlait de “ communautés ”, car celles-ci étaient soudées et florissantes. Aujourd’hui, alors que les politiciens n’ont que ce mot à la bouche, la vie de quartier, les solidarités de voisinage ou les simples amitiés de proximité ont disparu.

Il ne faudrait pas se méprendre sur le sens politique de ce documentaire passionné et édifiant. Ken Loach ne fait pas l’apologie d’un réformisme bon teint. Il est peu probable également qu’il éprouve une quelconque nostalgie à l’encontre du gouvernement Attlee. Loach n’est pas devenu un social-démocrate et il sait pertinemment qu’Ed Miliband au pouvoir mettrait en œuvre des politiques compatibles avec les intérêts capitalistes dominants (« Je demande aux syndicats de cesser de subventionner les députés travaillistes qui refusent de voter des lois favorables aux travailleurs », nous dit-il ou « on ne changera jamais les directions sociales-démocrates »).

Loach démontre, une fois encore, que son compagnonnage de route avec la gauche radicale ne fait pas de lui un gauchiste. Au contraire, il reste un socialiste instinctif et unitaire ; un cinéaste qui tente de rapprocher les individus autour d’idéaux de solidarité et de camaraderie. Ken Loach est convaincu que la justice sociale passe par des transformations structurelles fondamentales de l’économie capitaliste (« Le sujet de ce documentaire est la lutte des classes », nous confie-t-il). Mais il croit aussi au pouvoir d’un peuple digne et politisé : une humanité en marche.

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