25 MAI 2023 | tiré du site de la Gauche écosocialiste
1. Le Care
Le terme est désormais mis à toutes les sauces, souvent sans être circonscrit ou défini.
On peut en retenir quatre traits principaux :
- Le terme en lui-même souligne la porosité entre sphère publique et sphère privée puisqu’il s’applique à la fois à du travail salarié et à du travail gratuit au sein de la famille
- Il implique d’intégrer une part émotionnelle et la reconnaissance de la vulnérabilité, de la dépendance et de l’interdépendance comme invariants anthropologiques
- Il peut s’intégrer dans une vision mondialisée et intersectionnelle via la « chaîne du Care », qu’on retrouve sous d’autres formes chez les féministes intersectionnelles et/ou néo-marxistes
- Il a une portée critique au sens où il suppose l’identification des activités de soins aux subalternes et leur valorisation
a. Point de départ : le débat Kohlberg/Gilligan
Contexte : L’émergence du Care aux États-Unis dans les années 1980 est souvent corrélée à deux phénomènes : l’effacement de l’État providence, acté par les réformes néolibérales instaurées par Ronald Reagan, et l’engagement croissant des femmes dans le travail salarié
A ces évolutions s’ajoute l’influence du Black feminism, qui vient briser la fiction d’un collectif unifié des femmes et contraint à repenser la domination de genre sans l’isoler d’autres rapports de pouvoir, incluant notamment la classe sociale et la race.
Le débat est apparu dans les années 1980 au pays des psychologues, à propos de l’apprentissage de la morale. Kohlberg a construit une théorie à ce sujet à partir d’une recherche avec des enfants, tous garçons. Gilligan a considéré qu’il y avait un biais et fait un travail similaire avec des filles. Elle en a tiré l’idée qu’il y avait deux types de morale, une plus individuelle, fondée sur la détermination individuelle et autonome de ce qui est juste (the Ethic of justice), et une plus relationnelle, fondée sur la nécessité de préserver les relations pré-existantes en gérant les conflits et contradictions entre des responsabilités différentes (the Ethic of Care), les deux types de morale étant nettement différenciées selon le genre. Notons au passage que la seconde peut s’inscrire dans une dynamique conservatrice dès lors qu’elle se préoccupe de préserver les liens pré-existants.
L’exemple utilisé en général est le suivant :
On demande à Jake et Amy, deux enfants de sexe différent, du même âge (11 ans) et doués de capacités cognitives équivalentes, de résoudre un dilemme classique en psychologie morale. Très malade, la femme de Heinz risque de mourir si l’on ne lui administre pas des médicaments que Heinz est trop pauvre pour acheter. Ce dernier doit-il voler les médicaments à la pharmacie afin de sauver sa femme ? Jake affirme que Heinz doit voler le médicament et que, s’il est jugé, le jury comprendra son action et l’acquittera. Plus hésitante, Amy juge prioritaire d’éviter que Heinz aille en prison, car alors il ne pourra plus prendre soin de sa femme malade. Dès lors, selon elle, la meilleure solution morale consiste à ce que Heinz tente de convaincre le pharmacien de lui donner le médicament. Jake analyse le dilemme comme un conflit de hiérarchie entre des droits subjectifs : il est juste de faire primer le droit de vivre sur le droit de propriété. Amy refuse de le résoudre d’une manière purement logique et le retraduit dans les termes d’un récit singulier. Selon elle, tous les acteurs du drame doivent, par le dialogue, trouver la solution la plus satisfaisante. Son raisonnement moral s’enracine dans une vision du monde « constitué de relations humaines qui se tissent et dont la trame forme un tout cohérent, et non pas d’individus isolés et indépendants dont les relations sont régies par un système de règles »
b. Elargissement de la perspective
Une partie des féministes ont fait à Gilligan un procès en essentialisme, elle s’en est progressivement mieux défendue, liant la différence morale repérée à la fonction d’une position sociale plutôt qu’au genre lui-même et s’identifiant comme féministe.
Joan Tronto a creusé la question et produit une théorie dont l’essentialisme est absent, mais qui est en partie philosophique. Intégrant les questions de classe et de race, elle propose de considérer que l’éthique du Care renvoie à l’ensemble des groupes subalternes. Joan Tronto articule la perspective de l’éthique du Care à une critique d’inspiration marxiste des inégalités et des structures du pouvoir, afin de construire un modèle analytique global. Selon elle, si les sujets sociaux dépendent les uns des autres pour que leurs besoins primordiaux soient satisfaits, savoir qui les comble et comment sont des questions éthiques et politiques centrales. Au plan éthique, la responsabilité en revient certainement à celui ou celle qui perçoit le besoin d’autrui et doit y répondre. Or, dans les sociétés néo-libérales contemporaines, cette capacité à percevoir est déléguée aux personnes dévalorisées, en sorte que l’action morale et la subordination politique s’enchevêtrent étroitement. Elle constate le cercle vicieux de la dévalorisation des activités de Care et des personnes qui en sont chargées.
Sandra Laugier s’inscrit dans cette lignée, insistant sur le fait que cette « Ethique du Care » renvoie à toutes les voix subalternes, celles de catégories sociales désavantagées, celles qui réalisent majoritairement le travail de Care dans la sphère publique et dans les institutions de soin. Toutes ces personnes qui réalisent un travail indispensable et vital sont mal payées, mal considérées, leurs besoins ignorés, leurs savoirs et savoir-faire rabaissés et déniés. Le champ du Care est donc celui d’une revanche de l’expérience des femmes, injustement enfermées dans la sphère privée et associées à des valeurs tenues pour insignifiantes.
c. Les limites d’une notion dont la définition est encore floue
Comme le genre, la notion n’a ni objet assigné ni périmètre précis.
La définition la plus citée est celle de Tronto : « une espèce d’activités qui inclut tout ce que nous accomplissons pour soutenir, perpétuer et réparer notre « monde » de telle sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible. » Il s’agit donc d’un ensemble d’activités matérielles, techniques et relationnelles qu’on peut retrouver aussi bien dans la sphère privée (travail gratuit et invisible) que dans la sphère publique du travail salarié.
Dès lors on trouve plusieurs approches, pas toujours clairement distinguées, entre un Care « émotionnel » et un Care « de service » qui peut être délégué et acheté. La notion a parfois une portée critique, mais elle n’est parfois utilisée que comme catégorie descriptive, correspondant à l’ensemble des activités liées au soin.
On trouve également des formes de confusion volontaires. Sur la porosité sphère publique/Sphère privée (ce qui implique d’invisibiliser la complexité des liens entre les deux), on l’a dit, mais aussi s’agissant du travail salarié. Christelle Avril, sociologue du travail, en a fait une critique intéressante, considérant qu’il constitue une dimension du travail parmi d’autres et non un terme générique pour qualifier le travail de tout un pan des femmes salariées.
Elle explique qu’il existe une confusion entre ce qu’on fait pour les autres et le souci des autres, c’est-à-dire entre les pratiques et un certain rapport moral aux pratiques.
Elle ajoute que le terme, mettant en exergue l’amour dans le soin aux autres, confère au travail fait par ses femmes une connotation positive, et masque les pénibilités les plus ordinaires du travail.
En revanche, dit-elle, le Care est une perspective qui invite à prendre en compte de nouvelles dimensions du travail, notamment l’amour et le souci d’autrui en tant qu’injonctions hiérarchiques et sociales ainsi que l’inégale distribution de ces contraintes dans l’espace salarial.
Un dernier aspect, annexe ici : Beverley Skeggs, qui écrit dans les années 1980, explique que le « caring » fonctionne en partie comme un capital culturel pour les femmes de la classe ouvrière
C. Avril pour sa part indique que les plus jeunes générations de jeunes femmes n’ont pas nécessairement socialisées dans le cadre d’une injonction au travail domestique, ce qui signifie que le développement des emplois de soin resocialise des générations de femmes de milieux populaires au travail domestique.
d. L’usage possible de la notion
L’usage de la notion est possible dans une logique de critique féministe :
- Le rejet du Care est aussi le produit de la logique patriarcale et de l’individualisme libéral/capitaliste
- Mettre fin à la hiérarchie entre les deux types de morale et valoriser la morale du Care, socialement construite, revient à favoriser les femmes et racisé.es qui en sont davantage doté.es
- Mise en avant du travail du soin, indispensable mais dévalorisé
- Articulés au courant féministe de la sociologie du travail, les éthiques du Care inspirent alors des recherches empiriques sur la précarisation des emplois féminins, corrélées à une critique de la division internationale du travail et de la violence des assignations de sexe et de race. C’est ce point que Florence Weber élucide : comment expliquer la faible rémunération des aides à domicile dans le contexte d’une forte demande sociale alors que leur travail exige savoir-faire et compétences ? Sa démarche ethnographique, qui croise les différentes échelles de l’économie domestique, des politiques étatiques et de leur mise en œuvre locale par les acteurs privés et publics, souligne les tensions entre les principes politiques, les critères administratifs et les normes professionnelles. Or, ces conflits normatifs ne sont jamais résolus au bénéfice des travailleuses.
- Le concept de « chaînes de Care mondialisées » a inspiré à la fois une analyse systémique des migrations de Care et des approches ethnographiques précises soulignant les capacités d’action et les formes de résistance des femmes impliquées dans ces chaînes
- Lien du Care avec l’intersectionnalité (ou consubstantialité, selon le terme défendu par Danièle Kergoat), car situé au croisement des rapports sociaux de classe, de sexe et de race
2.L’écoféminisme, au-delà de la Pachamama …
a. La théorie
L’écoféminisme comme théorie date des années 1970.
Le terme a été proposé en 1974 par Françoise d’Eaubonne pour désigner les approches qui cherchent à comprendre plus spécifiquement les liens qui existent entre les causes de destruction de la nature et celles de l’oppression des femmes ; les connexions en somme tant historiques qu’empiriques ou symboliques, entre la domination à laquelle les femmes ont été soumises et celle qui s’est exercée à l’encontre de la nature ».
En cela, il s’opposait au féminisme « constructionniste », « rationaliste », décrit comme occidental et qui s’est lui construit contre la « Nature ». En proclamant que la nature et les femmes sont liées, les écoféministes menacent de naturaliser un féminisme qui se veut antinaturaliste
L’idée est que le patriarcat est un système de domination qui englobe l’exploitation non seulement des femmes, des esclaves et des peuples colonisés mais aussi de la nature. Le double enjeu de l’écoféminisme est donc d’affranchir le féminin de son association au « naturel » et de repenser la domination humaine sur la nature, en explorant la complexité et la richesse des liens entre les humains et les non-humains irréductibles à de simples ressources.
L’écoféminisme s’appuie sur une critique systématique de l’origine du capitalisme, autour de l’idée que le modèle fondé sur le développement de la science, de la technologie et du capitalisme a produit et est fondé sur la mort, la domination, l’exploitation d’une nature conçue comme féminine et que ce phénomène a renforcé et reflété la subordination culturelle et l’exploitation des femmes.
Le terme a recouvert des approches assez variées, dans les années 1980, certaines tirant vers l’essentialisme, la spiritualité, la glorification de la maternité, d’autres influencées par le socialisme, l’anarchisme, le marxisme
Je passe sur la dimension animale/animaliste, ce sera pour une autre fois …
b. L’usage possible du terme dans une logique féministe
À côté de l’écoféminisme culturel, qui examine la structure conceptuelle de la modernité occidentale, et la façon dont s’y croisent la domination des femmes et celle de la nature, il existe un écoféminisme plus social, implanté dans le Tiers-Monde, ou au Sud, qui, aux deux dominations croisées (des femmes et de la nature), en rajoute une troisième, coloniale ou post-coloniale. Ces écoféministes montrent ainsi comment, dans les pays du Sud, qui souffrent de l’héritage d’une domination coloniale qui a atteint leurs potentialités économiques et a souvent profondément dégradé leur environnement, les conséquences environnementales du développement et de la mondialisation atteignent plus lourdement les femmes : souvent exclues de la révolution verte, elles voient leurs activités traditionnelles (aller chercher du bois, de l’eau) compromises ou rendues plus difficiles par l’industrialisation et la marchandisation du travail agricole. Elles sont en même temps la cible d’injonctions autoritaires de contrôle de la démographie, celle-ci étant rendue responsable des problèmes environnementaux.
En un sens, on n’est pas très éloigné de la logique Care et intersectionnalité, axée cette fois sur la dimension environnementale. On retrouve, dans les approches non essentialistes, l’idée que les coûts de la dégradation environnementale sont supportés par celles et ceux qui ont le moins accès aux ressources.
S’ajoute l’idée que la nature n’est pas un donné extérieur, qu’elle ne peut être pensée indépendamment des pratiques humaines, qui la nomment, l’admirent, la préservent, la détruisent, l’exploitent.
Autres dimensions dotées d’une portée politique, la critique de la famille post-révolution industrielle, et la critique de l’aliénation du travail salarié et de la consommation :
Les « féministes de la subsistance » constatent que la scission entre sphère reproductive et sphère productive liée à la révolution industrielle s’est accompagnée d’une spécialisation des femmes dans le travail ménager et d’une requalification de ces tâches en corvée. La famille a ainsi changé de fonction et d’organisation : avant l’industrialisation, l’ensemble des co-résident·e·s des deux sexes et de tous âges d’une maisonnée forme une « famille » (au-delà des liens de parenté) qui participe à la subsistance commune, suivant une division coutumière du travail, selon le sexe et les âges. À ce modèle de petites familles paysannes et artisanes, rurales majoritaires en nombre, se substitue progressivement au XIXe siècle la norme de la famille nucléaire, régie par un chef de famille qui se consacre presque exclusivement à un travail rémunéré, tandis que sa femme accomplit au foyer un travail de consommation et d’éducation d’enfants scolarisés. Partant de là s’est construit un mouvement pour la rémunération du travail domestique, avec toutes les controverses associées (porté y compris par Silvia Federici, au sein de « Wages for housework »)
Elles critiquent également l’évidence de l’émancipation des femmes par le travail salarié en régime capitaliste, d’autant plus que le « progrès » industriel, fondé sur l’exploitation sans limite des ressources naturelles, a des conséquences directes sur les femmes – qui sont les premières victimes, avec les peuples colonisés et les catégories les plus pauvres, des prédations et dégradations environnementales. Dans un tel cadre, la participation de plein droit des femmes à une croissance économique insoutenable, fondée de surcroît sur une division inégalitaire du travail et des richesses, peut-il être un horizon féministe ?
3.Un féminisme marxiste renouvelé : la théorie de la reproduction sociale, l’approche intersectionnelle
Ce premier tour d’horizon terminé, je ne suis pas certaine que la capacité du marxisme à se renouveler soit liée au marxisme lui-même mais plutôt à la sensibilité des féministes marxistes aux renouvellements théoriques et pratiques sur le terrain du féminisme.
a. L’intersectionnalité marxisée
L’intersectionnalité est en partie liée au Black Feminism, qui la précède, et expliquait déjà qu’il y avait des catégories de femmes aux intérêts partiellement opposés, et la nécessaire prise en compte d’oppressions multiples se renforçant les unes les autres (et non s’ajoutant les unes aux autres)
Elle est issue du terrain juridique, le terme ayant été produit par la juriste Kimberlé Crenshaw, qui a constaté que dans les affaires de droit du travail, les femmes noires n’arrivaient pas à faire valoir les discriminations subies. Crenshaw critiquait par ailleurs le mouvement antiraciste centré sur les hommes noirs et le mouvement féministe centré sur les femmes blanches.
Les féministes marxistes ont contribué à rajouter la classe au genre et à la race. D’autres ont ajouté l’orientation sexuelle, le handicap …
L’intersectionnalité est, elle aussi, une notion aux contours floues, sans objet précisément défini. Elle est souvent utilisée comme si le mot suffisait, mais sans que des conséquences réelles en soient tirées en termes d’intersection des oppressions, voire en figeant les intersections. Elle mène parfois à penser en termes de catégories et non de rapports sociaux, privilégiant l’une ou l’autre catégorie, sans les historiciser et parfois sans prendre en considération les dimensions matérielles de la domination. C’est cependant une notion qui produit de l’intelligence si elle est utilisée précisément et méthodiquement.
b. Intégrer la reproduction de la force de travail
Il y eut une tentative assez ancienne maintenant de féminiser le marxisme en intégrant le travail domestique dans l’analyse, avec un débat autour de la production de plus-value ou pas, ou la définition de l’oppression subie par les femmes dans des termes repris au vocabulaire de la lutte de classe. Ces débats ont eu le mérite de chercher à démontrer qu’on ne pouvait réduire la lutte pour l’émancipation aux lieux de production en tant que tels, mais qu’il fallait intégrer toutes les autres relations sociales qui constituent la société et permettent la production par la reproduction. L’idée est que les relations d’oppression qui existent hors du lieu de travail jouent un rôle de médiation dans la reproduction sociale de la force de travail, et qu’il faut les intégrer dans l’analyse. Il ne s’agit pas de considérer des rapports d’oppression qui viendraient s’ajouter à l’oppression de classe, mais d’envisager leur articulation, et pas simplement en expliquant que le capitalisme utilise le sexisme et le racisme pour diviser les travailleurs.
L’objectif de la théorie de la reproduction sociale est de parvenir à penser une « totalité sociale » complexe et cohérente, en prenant l’approche intersectionnelle au sérieux, c’est-à-dire en considérant vraiment les divers rapports d’oppression comme articulés, se croisant, se renforçant entre eux. L’approche par la reproduction sociale permet notamment d’intégrer la question de la localisation des familles et communautés au sein d’une hiérarchie sociale racialisée au sein des Etats et entre les Etats. Cela permet en particulier d’intégrer la question centrale des migrations : une partie de la force de travail est aujourd’hui reproduite dans des lieux où le travail est mal rémunéré, en dehors du cœur des centres de l’accumulation et de production capitalistes. Le capital lui-même migre parfois pour implanter des activités de production, de distribution, d’information dans des zones où le prix du travail est faible. Mais le travail ne peut parfois pas être déplacé, qu’il s’agisse de l’agrobusiness, des activités auprès des enfants des riches familles du nord, la construction, la restauration … Dans ce type de cas, la force de travail doit être déplacée, mais dès lors qu’il s’agit de populations conduites par nécessité à accepter des situations sans égalité en termes de droits politiques et sociaux, cela produit des statuts différenciés et les conditions de travail dégradées qui vont avec. S’ajoute qu’une partie du salaire touché retraverse la frontière pour nourrir et éduquer les enfants et donc produire la future armée de réserve du capitalisme. Par là on relie analyse de classe, race, genre en considérant un processus global complexe mais unifié.
c. Articuler la dimension environnementale
On peut également y ajouter la préoccupation environnementale : l’autonomisation de l’économie, que nous associons à la modernité et que la mondialisation a étendue à tout le globe, repose sur la séparation entre la vie domestique et la vie économique (entre reproduction et production) et sur la capacité de l’économie à produire ses propres conditions de reproduction, en se détachant de son milieu associé : c’est la condition de son universalisation. Mais cette autonomie, souvent proclamée, est largement illusoire. Il s’agit plutôt d’une occultation. Si l’économie peut se prétendre productive, dégager un surplus, ce n’est pas seulement par des mécanismes d’appropriation du surtravail internes à la sphère économique. C’est aussi parce que n’est pas prise en considération la double dépendance de la sphère économique par rapport aux prélèvements sur la nature (et à toute la contribution des processus naturels à la perpétuation des activités productives) et sur la famille (la force de travail ne peut fonctionner dans la production que parce qu’elle est entretenue et reproduite par un travail domestique non payé et non comptabilisé). Si l’on prenait en compte ces prélèvements, le surplus disparaîtrait : il n’y aurait plus que des échanges dans un monde où rien ne se perd et rien ne se crée. L’injustice de la répartition inégalitaire des revenus (salaires, prix, profits) serait d’autant plus patente, puisque, de fait, rien n’est créé.
Là encore, on n’est pas éloigné de la réflexion en termes de Care / chaînes du Care, voire d’écoféminisme
d. La théorie de la reproduction sociale appliquée
Rentre dans le travail de reproduction sociale tout le travail effectué dans les écoles, les hôpitaux, les prisons, les foyers …
Autre élément, le fait de considérer qu’il y a un processus de « féminisation » de la force de travail au sens où les conditions imposées aux femmes (temps partiel, carrières discontinues …) s’étendent désormais en dehors d’elles
La centralité du travail de reproduction sociale, notamment en temps de crise, donne aux femmes une centralité politique dans les mobilisations. Les luttes sur le terrain de la reproduction sociale (en incluant le lien avec les luttes de défense environnementale) peuvent produire une radicalisation de masse et faire franchir un pas décisif dans la conscience de classe. Pour reprendre une formule utilisée par les féministes marxistes, elles font correspondre les intérêts des femmes avec ceux de l’humanité.
4. Références
Sur le Care
Carol Gilligan, A different voice
Joan Tronto, « Beyond Gender Difference to a Theory of Care », Signs, 1987.
Pascale Molinier, « Des féministes et leurs femmes de ménage : entre réciprocité du Care et souhait de dépersonnalisation », Multitudes, n° 37-38 « Politiques du Care », 2009.
Sandra Laugier
Caroline Ibos
Christelle Avril, « Sous le Care, le travail des femmes de milieux populaires. Pour une critique empirique d’une notion à succès », in Margaret MARUANI (dir.), Je travaille donc je suis, Paris, La Découverte, p. 205-216, 2018
Sur l’écoféminisme
Françoise d’Eaubonne
Carolyn Merchant’s The Death of Nature (1980)
Mies Maria et Shiva Vandana, Écoféminisme, Paris, L’Harmattan (1999)
Catherine Larrère, « L’écoféminisme : féminisme écologique ou écologie féministe », Tracés, n° 22, 2012
Sur l’intersectionnalité
Kimberlé Crenshaw
Jennifer Nash
Danielle Kergoat, Se battre, disent-elles, 2012
Sur la reproduction sociale
Lise Vogel, Marxism and the oppression of women, 1983
Silvia Federici, Caliban et la Sorcière. Femmes, corps et accumulation primitive, Paris, Éditions Entremonde, 2017
Sue Ferguson
Titi Bhattacharya
Julia Camara et Laia Facet
Ingrid Hayes
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