Édition du 18 juin 2024

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Monde du travail et syndicalisme

Témoignages de deux infirmières ukrainiennes au congrès de l’Union syndicale Solidaires

À l’occasion de son congrès national, qui se tenait du 22 au 25 avril 2024 à Labège (31), l’Union syndicale Solidaires a accueilli plusieurs délégations internationales. Dès l’ouverture du congrès, la parole a été donnée à deux d’entre elles : celle venue d’Ukraine et celle venue de Palestine.

D’Ukraine, étaient présentes Yulia Lipich Kochirka et Oksana Slobodyana, représentantes du Syndicat régional de Lviv du personnel médical et de Sois comme Nina. Elles ont pu s’adresser aux quelque 400 syndicalistes Solidaires présent∙es. Cette invitation faisait suite aux contacts entretenus depuis avril 2022, à travers les trois convois du Réseau syndical international de solidarité et de luttes, les échanges visio, les liens à travers le Réseau européen de solidarité avec l’Ukraine, les collectes solidaires, l’envoi de matériel, la présence à la 5e rencontre du Réseau syndical international de solidarité et de luttes en septembre dernier à São Paulo, etc. Nous reprenons ici les informations délivrées par les deux militantes, qui se sont aussi s’entretenues de manière informelle avec les délégué∙es au congrès.
Christian Mahieux, avril 2024.

La guerre en Ukraine dure depuis plus de deux ans. Le personnel médical joue un rôle important, notamment en première ligne et dans les villes de la zone de front. De nombreux et nombreuses membres de Sois comme Nina se trouvent actuellement dans la zone de guerre. Au péril de leur vie, ils et elles sauvent celle des soldats et des civil∙es.

Nous avons édité un document sur activités qui est à votre disposition, mais aujourd’hui je vous parlerai brièvement de certains et certaines de nos collègues qui ont consciemment changé leur blouse blanche pour un uniforme militaire. Leur témoignage direct est important.

Olena Lyasheva, une militante de Sois comme Nina, n’a pas de diplôme de médecine, mais au terme d’une lutte épuisante et prolongée, elle a été obligée de devenir infirmière pendant la guerre. « La situation sur la ligne de front est telle qu’aucune main ne sera superflue. J’ai milité toute ma vie d’adulte et la décision de m’engager dans l’armée était la suite logique de mon parcours de militante. Si nous voulons vivre dans une société juste, nous devons maintenant la protéger des occupants. Mon choix de spécialité a été largement influencé par la communication avec Sois comme Nina. Ces femmes incroyables se battent pour les droits sociaux et les droits du travail à la maison et dans l’armée. Et ce n’est pas une coïncidence si ce sont les infirmières qui sont en difficulté en Ukraine. Parce que la lutte est une question de soins, de protection et d’assistance mutuelle. Je me suis toujours sentie solidaire d’elles, et maintenant je suis moi-même en train de devenir personnel médical, bien que, malheureusement, dans le cadre d’une procédure accélérée dans les conditions de la guerre », nous a écrit Olena.

Maria Koroleva n’a que 26 ans. Elle est également infirmière de combat au front. Alors qu’elle n’avait pas du tout envisagé de lier sa vie à la médecine, elle a changé d’avis à cause de la guerre. « Au front, on se rend compte qu’il faut vivre ici et maintenant, car tout peut changer radicalement en une seconde. Nous avons admis un jeune homme avec trois amputations, des brûlures au visage et aux deux yeux – zéro pour cent de chance de voir sa vue restaurée. Avant la guerre, il était un jeune homme prospère avec de bonnes perspectives. Dans ces moments-là, on commence à apprécier la vie, chaque minute. En première ligne, le personnel médical s’épuise rapidement, ils et elles ne supportent pas psychologiquement. Mais nous n’avons pas le droit de nous concentrer sur nos expériences personnelles, surtout en temps de guerre », nous a dit Maria. Oleh Horoshenko a failli mourir dans la zone de combat. « Quatre fois pendant la guerre, j’ai cru que j’allais mourir. Étonnamment, cela ne vous fait pas peur. Vous le ressentez calmement : les regrets, les projets, la vie, mais sans horreur. À Irpin, ils ont commencé à nous tirer dessus au phosphore. J’étais allongé et j’ai réalisé que nous tous – huit personnes – allions brûler vifs. C’était pénible. Mais le vent nous a sauvés parce qu’il a balayé les flammes. J’ai été blessé dans le secteur de Kharkiv. Nous avons été bombardés par l’artillerie. Des éclats d’obus ont touché mon bras. En sautant du camion, j’ai endommagé les ligaments de mon genou. Je n’ai pas remarqué ma blessure au début, j’ai couru pour sauver la vie de mes camarades. Nous avons eu quatre morts et douze blessés. Dans des conditions de combat, il est très difficile de trouver les blessés. Parmi les morts, j’ai vu un combattant vivant. Il avait reçu une balle dans la jambe. Ils lui ont posé un garrot et un bandage, l’ont mis dans un minibus et l’ont emmené à l’hôpital. Quelques heures plus tard, ma jambe blessée a gonflé et je ne pouvais plus marcher. J’avais moi-même besoin d’une aide médicale », se souvient Oleh.

Les personnes du secteur de la santé sont des gens héroïques. Malgré leurs bas salaires et leur lourde charge de travail, lorsque la guerre a commencé, ils et elles n’ont pas fui à l’étranger ou ne se sont pas caché·es, mais ont revêtu l’uniforme militaire. Des centaines d’entre eux et elles ont déjà été tuées sur le champ de bataille. Cela n’a pas empêché leurs collègues de continuer à sauver des vies.

Sois comme Nina est une organisation créée en 2019 par des travailleuses et travailleurs de la santé. Il n’existait pas d’équivalent en Ukraine jusqu’alors. Depuis, l’association protège les droits des travailleuses et travailleurs de la santé, en luttant pour des salaires décents et des conditions de travail correctes. Quand les problèmes ne peuvent pas être résolus paisiblement, nous organisons des manifestations (actuellement, sous la loi martiale, elles sont interdites). La tâche principale de notre organisation est d’améliorer les conditions de travail et la formation des travailleuses et travailleurs du secteur médical. À cette fin, nous utilisons toutes les méthodes, dans le respect de la loi.

Le nom «  Mouvement médical Sois comme Nina  » vient du nom de l’initiatrice de la première protestation des infirmières, Nina Bondar. Travaillant dans un hôpital de Kyiv, Nina a décidé, un soir, de décrire son mécontentement quant à ses conditions de travail, à son salaire et à l’attitude des patrons envers les infirmières. Elle a publié ce message – un cri du cœur – sur Facebook. Du jour au lendemain, il a bénéficié de plus de 20 000 vues. Depuis, les professionnel∙les de la santé s’unissent pour défendre ensemble leurs droits professionnels. Comme Nina, tous et toutes veulent cesser de passer sous silence toutes les violations auxquelles ils et elles sont confronté·es sur leur lieu de travail.

Depuis lors, nous sommes devenus une communauté (Facebook) de 85 000 personnes. Notre organisation a été créée sans aucun soutien étatique ou de parti politique. Nous promouvons la création de syndicats dans toute l’Ukraine. Nous avons organisé les premières manifestations dans plusieurs villes au cours de l’hiver 2019. Nous avons exigé des salaires plus élevés pour les travailleuses et travailleurs de la santé, une augmentation des dépenses de santé en général, et que nos voix, les voix des travailleuses et travailleurs de la santé, soient entendues dans toute réforme des soins de santé en Ukraine. Nous avons répété ces manifestations en 2020 et 2021 et avons progressé. Ainsi, nous avons réussi à réintégrer des infirmières licenciées illégalement et à faire payer des arriérés de salaires dans plusieurs établissements.

Avant la guerre, la contre-réforme des soins de santé a commencé en Ukraine. Depuis, beaucoup d’établissements médicaux ferment, les hôpitaux sont « optimisés » et fusionnés. Cela a un impact important sur les travailleuses et travailleurs de la santé, qui perdent leur emploi. Ce processus ne s’est pas arrêté pendant la guerre. Au contraire, la situation s’est considérablement aggravée : de nombreux établissements médicaux ont été fermés à la suite de bombardements et de tirs d’artillerie. La perte d’emplois, l’occupation du territoire par les troupes russes, la migration à grande échelle et les licenciements ne sont pas les seuls problèmes auxquels nous sommes confronté·es aujourd’hui. Les économies réalisées par les autorités locales sur le soutien financier pour le droit à la santé, sur les salaires des infirmières et autres personnels médicaux, conduisent à l’appauvrissement de la population dont nous protégeons les droits.

La guerre à grande échelle qui a commencé le 24 février 2022 a causé encore plus de problèmes, non seulement pour les travailleuses et travailleurs de la santé, mais pour tous et toutes les Ukrainien·nes en général. Des dizaines de milliers de personnes sont mortes. Des millions de personnes ont été contraintes de fuir vers les pays voisins et plus de 6 millions d’Ukrainien·nes ont été déplacé·es à l’intérieur du pays. Des villes et des villages ont été détruits. Nos hôpitaux et nos installations énergétiques ont été pris pour cible par l’ennemi.

Nous avons réalisé que nous ne pourrions pas faire face à cette situation sans l’aide de partenaires internationaux. C’est pourquoi nous avons convenu avec nos partenaires allemands de Medico International d’un projet commun pour aider les Ukrainien·nes touché·es par la guerre. Grâce à cette coopération, nous avons pu loger temporairement 45 familles avec de jeunes enfants et des parents retraités. 452 familles en situation très difficile ont reçu de la nourriture et des produits d’hygiène. Nous sommes également en mesure d’apporter un soutien psychologique et juridique. Il est également très important d’apporter une aide en matière de traitement médical. En effet, certaines personnes ont perdu tout espoir de guérison. Grâce à notre projet, elles ont amélioré leur état de santé et sont en mesure de travailler et de vivre à nouveau pleinement leur vie. Malheureusement, ce projet a pris fin le 31 décembre 2023. C’est pourquoi nous recherchons activement des organisations internationales avec lesquelles nous pourrions coopérer et continuer à aider les médecins, les infirmières, et les Ukrainien·nes en général.

Nous attendons la fin de la guerre et voulons nous rapprocher de la victoire par tous les moyens et toutes les méthodes. Nous sommes convaincu·es que nous parviendrons à reconstruire l’Ukraine, où les droits syndicaux seront respectés dans tous les secteurs et où les employé·es recevront des salaires décents et auront des conditions de travail satisfaisantes.

Ce ne sera pas facile. Mais vous avez vu notre force et notre engagement pendant la guerre.

Publié dans Les Cahiers de l’antidote : Soutien à l’Ukraine résistante (Volume 29)
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2024/04/28/lesprit-de-haymarket-square/

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Christian Mahieux

Militant de l’Union syndicale Solidaires, France.

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