Paru sur le site A l’encontre
Le 10 février 2022
Par Louise Wagner et Elias König
Un bref coup d’œil aux gros titres des dernières semaines pourrait donner l’impression que l’année 2022 n’a pas particulièrement bien commencé pour l’industrie pétrolière. Au Pérou, le groupe espagnol Repsol a été responsable d’une grave catastrophe pétrolière à la mi-janvier, après que des milliers de barils de pétrole se sont déversés lors d’un accident d’un pétrolier. Les images des plages polluées ont fait le tour du monde et le Pérou a déclaré l’état d’urgence environnemental. Quelques jours plus tard, l’Equateur voisin a également connu une grave crise. Au milieu de la forêt amazonienne, un glissement de terrain a endommagé un pipeline. Plus d’un million de litres de pétrole se sont par la suite déversés librement dans les régions environnantes [région de jungle amazonienne à la frontière des provinces de Napo et Sucumbios, avec risque immédiatement déclaré de pollution de la rivière Coca].
Presque au même moment, les informations en provenance de l’est de la Thaïlande se sont également multipliées. Suite à une fuite dans un pipeline sous-marin, une marée noire s’est rapidement formée et le gouvernement a dû fermer les « plages de rêve » de la région de Rayong, très appréciées des touristes [selon RFI du 29 janvier, la vie marine a été touchée par la pollution].
En Argentine, des milliers de personnes sont descendues dans la rue depuis des semaines pour s’opposer aux décisions adoptées par le gouvernement peu avant la fin de l’année. Celles-ci autoriseraient le groupe argentin YPF (Yacimientos Petrolíferos Fiscales), le groupe norvégien Equinor ainsi que Shell à utiliser des méthodes sismiques pour rechercher des matières premières fossiles sur la côte. Cette méthode provoque un bruit énorme sous l’eau et représente un danger concret pour l’orientation des animaux marins.
Sur le marché des capitaux, les entreprises fêtent leurs succès
Si l’on examine la bourse, la situation est toutefois très différente. L’industrie pétrolière et gazière est en plein essor. Le groupe pétrolier Shell, par exemple, a multiplié ses bénéfices par quatorze (!) au cours du dernier trimestre 2021. Exxon Mobil enregistre ses plus gros bénéfices depuis sept ans. Même le groupe espagnol Repsol, impliqué dans plusieurs scandales, a passé le mois sans encombre sur le plan économique. [TotalEnergies a engrangé pour l’exercice 2021 un bénéfice net de 16 milliards de dollars, le plus haut depuis 15 ans.] Cela montre à quel point les entreprises fossiles sont bien organisées. Les gouvernements n’ont souvent que peu de choses à leur opposer, surtout dans les pays où les matières premières sont extraites. Le chiffre d’affaires annuel de certains groupes dépassant la performance économique de pays entiers, cette impuissance n’est guère surprenante.
Mais qu’est-ce que cela signifie pour le mouvement climatique, dont la résistance semble jusqu’à présent se casser les dents sur l’influence de la puissante industrie du pétrole et du gaz ? Dans les pays où les ressources sont prioritairement exploitées, les activistes subissent une énorme répression. Régulièrement, des écologistes sont menacés ou même assassinés. Toutefois, dans une société marquée par des préventions face aux populations du dit tiers-monde, on se soucie peu de ce qui se passe dans les pays du Sud. Dans les pays où se trouvent les sièges sociaux des entreprises transnationales, cette thématique est très souvent absente de la rhétorique du mouvement de protestation. Les gouvernements continuent même de considérer les industries fossiles comme des partenaires dans la lutte contre la crise climatique.
Une journée d’action internationale
Le mouvement climatique est donc confronté à deux défis. Premièrement, les crimes écocidaires commis par les entreprises fossiles dans les pays du Sud et leur influence massive sur les sociétés du Nord doivent être placés au centre de l’attention. Deuxièmement, les préoccupations des habitants des régions les plus touchées doivent être placées au premier plan. Car ce sont eux qui s’opposent depuis longtemps aux structures de pouvoir néocoloniales des transnationales.
Une journée d’action internationale contre le capitalisme fossile, organisée à la dernière minute le vendredi 4 février, a montré comment cela peut fonctionner. Suite aux nombreuses marées noires de ces dernières semaines, plus de 50 groupes de 19 pays se sont réunis sous le mot d’ordre d’une Global Coastline Rebellion. Les protestations ont été soutenues en particulier par des groupes issus des pays du Sud, comme l’Argentine, le Pérou et l’Afrique du Sud. Par diverses actions, ils ont appelé à un soulèvement mondial des communautés côtières contre les entreprises qui détruisent leurs moyens de subsistance.
Une question de dette climatique
Des manifestations ont également eu lieu à Hambourg et à Berlin contre l’industrie des énergies fossiles, dont la société allemande Wintershall DEA [filiale de BASF]. Le mouvement climatique européen s’est joint à des groupes d’Amérique du Sud. Au premier plan des protestations figuraient notamment la revendication de réparations pour les communautés lésées et l’annulation de la dette des pays du Sud. En contrepartie, les matières premières fossiles seraient laissées dans le sol – dette climatique contre dette financière, ou « climate debt swap », comme l’a appelé l’activiste argentin Esteban Servat.
L’orientation internationale des protestations, tant dans leurs revendications que dans leur organisation, est importante. C’est la seule façon de démasquer les contradictions de la politique d’implantation climato-nationaliste [dans le cadre de la politique de promotion économique concurrentielle] du gouvernement fédéral de l’Allemagne, qui transfère de manière mal définie les coûts d’une transformation prétendument écologique du capitalisme sur le dos des pays du Sud global. Mais sans une réduction drastique du pouvoir des groupes pétroliers et gaziers basés dans le Nord et une organisation démocratique de la production d’énergie, les objectifs climatiques au Nord et au Sud ne pourront pas être atteints. Pour cela, il faut une pression massive de la base.
Une journée d’action isolée n’est qu’une goutte d’eau dans l’océan. Mais l’ampleur de la mobilisation spontanée montre à quel point le potentiel d’un mouvement climatique d’orientation internationaliste est grand. Mais ce qui est encore plus remarquable que l’ampleur des groupes et des pays impliqués, c’est le renversement réussi des rapports de force existants : les préoccupations de ceux et celles qui sont directement concernés par l’extraction de matières premières fossiles ont été placées au centre des protestations d’un mouvement pour la justice climatique, majoritairement eurocentriste. Les gens se sont rassemblés au-delà des mouvements et des pays – dans une action dirigée par le Sud global contre les institutions néocoloniales comme le FMI, la Banque mondiale et les entreprises transnationales. Comme l’a appelé l’un des organisateurs à Berlin : « Peut-être que cela peut être le début d’une nouvelle façon de se mobiliser ; où le Nord peut se réunir avec le Sud, et mener la lutte contre les transnationales qui nous tuent. » (Article publié par Der Freitag, le 9 février 2022 ; traduction rédaction A l’Encontre)
Louise Wagner est sociologue et fait partie de plusieurs coalitions internationales qui luttent pour la justice environnementale et climatique.
Elias König est l’auteur de Klimagerechtigkeit warum wir braucht eine sozial-ökologische Revolution (Unrast-Verlag) et est engagé dans la coalition Shell Must Fall.
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