1.0 Lucius Annaeus Seneca, mieux connu sous le nom de Sénèque, voit le jour à Cordoue en l’an 4 av. J.-C.. Il se suicide à Rome en l’an 65 apr. J.-C. (nous verrons un peu plus loin pourquoi il a commis ce geste). Sénèque était un philosophe stoïcien, un homme d’État et un auteur de nombreuses tragédies et de plusieurs traités philosophiques. Brillant rhéteur, il sera élu questeur. Il plaidera des procès qui auront pour effet de l’enrichir considérablement. Il sera soupçonné, à tort, d’avoir trempé dans la conspiration de Pison visant à assassiner le tyran sanguinaire qu’était Néron. Ce sera sur l’ordre de ce dernier que Sénèque mettra un terme à sa vie le 19 avril 65.
Ses différents traités tournent autour du même thème fondamental :
le « souverain bien » de l’homme, c’est-à-dire, dans la perspective stoïcienne, la conduite morale de la vie (ou si l’on préfère « la vertu »). Plus précisément, il vise à identifier, à travers ses écrits philosophiques, la voie à suivre en vue de métamorphoser positivement sa conduite et celle des autres. Ses écrits philosophiques ont pour cible la vie concrète. Il cherche à s’aider à mieux vivre et à soutenir ses semblables dans l’atteinte de cet objectif. Il veut identifier et préciser ce qu’il faut faire pour s’inscrire dans la voie qui mène vers l’ataraxie1 (la sérénité).
2.0 Le bref traité de Sénèque intitulé Sur la brièveté de la vie, est une lettre écrite à son ami Paulinus, qui, faut-il le mentionner, œuvrait à l’époque à titre de préfet de l’annone2. Dans cet ouvrage, Sénèque développe ses réflexions sur ce qui est perçu, par certaines personnes, comme une véritable injustice à savoir : que leur vie est trop courte. Loin s’en faut, proclame-t-il. La vie humaine n’est pas trop courte, c’est nous qui la perdons. Selon Sénèque :
« La vie est assez longue et largement octroyée pour permettre d’achever les plus grandes entreprises, à condition qu’elle soit tout entière placée à bon escient. Mais quand elle s’écoule dans le luxe et l’indolence, quand elle n’est dépensée à rien de bien, sous l’empire enfin de la nécessité ultime, cette vie dont nous n’avions pas compris qu’elle passait, nous sentons qu’elle a trépassé. 4. Oui, il en est ainsi : nous n’avons pas reçu une vie brève, mais nous la rendons brève ; pauvres, non, mais prodigues, voilà ce que nous sommes. Les ressources, fussent-elles immenses, royales, quand elles tombent aux mains d’un mauvais maître, sont dissipées en un instant, mais, même très modestes, quand elles sont confiées à un bon gardien, elles s’accroissent à mesure qu’il en fait usage : il en est ainsi de notre vie : elle s’étend loin pour qui en dispose bien. » (p. 102).
C’est l’attitude des individus devant la vie qui aboutit à cette perception selon laquelle celle-ci défile plus vite que ce n’est le cas. À ce sujet, il affirme : « […] nous n’avons pas trop peu de temps, mais nous en perdons beaucoup » (pp. 101-102). Tant et aussi longtemps qu’une personne n’est pas accaparée par mille et une futilités ou qu’elle ne s’abandonne pas à diverses « servitudes volontaires » (p. 103), elle peut goûter l’instant présent comme s’il s’agissait du dernier moment de son existence. Ainsi donc, face aux diverses attitudes possibles devant la vie, Sénèque dégage des leçons qui sont orientées vers son aspect positif et également le détachement devant la mort.
3.0 Dans les chapitres II et III, Sénèque explique comment certaines personnes s’y prennent pour gaspiller leur temps. Pour l’essentiel, ces personnes courent après des distractions illusoires et des plaisirs éphémères comme, à titre d’exemples, « la passion militaire » et « la beauté » (p. 103). Il plaint les « gens accablés par la richesse » (p. 103) et les personnes qui se consument dans leurs activités professionnelles. Sénèque s’interroge sur la valeur inestimable du temps. Il déplore le peu de considération dont il est l’objet chez certaines personnes. « On ne trouve personne qui veuille partager son argent, mais chacun distribue sa vie à tout venant » (p. 105). La « douleur vaine », la « joie stupide », le « désir avide », la « conversation flatteuse » (p. 105) tout cela a pour effet de faire perdre son temps et de réduire la durée de l’existence. L’origine ou la cause de cette nonchalance face au temps ? Chacun vit comme s’il avait l’éternité pour lui (« Vous vivez comme si vous deviez toujours vivre, jamais votre fragilité ne vous vient à l’esprit » (p. 105-106)). Ce n’est que sur le tard que les personnes prennent conscience de la fragilité de l’existence. Pour notre auteur, il faut fuir l’avarice, l’ambition et le manque de moralité. Pour lui, il y a une énorme différence entre ceux qui vivent pleinement leur vie et ceux qui ne font qu’occuper le temps. Les premiers vivent de réels instants de vie véritable, les seconds non. C’est dans la curiosité, la recherche du savoir (la connaissance) et l’ouverture d’esprit (la sagesse) que Sénèque identifie les vertus nécessaires à la profitabilité de la vie et à son plein accomplissement. Comme il l’écrit lui-même : « Combien perdent leur sang à force d’éloquence, à s’époumoner chaque jour pour montrer leur talent. Combien pâlissent dans de continuelles voluptés ! Combien ont été dépouillés de toute liberté par le peuple des clients qui les entouraient ! » (p. 103-104). C’est l’incapacité d’être d’accord avec soi-même qui empêche les personnes de se réaliser.
Selon Sénèque, il est bien de penser à la mort afin de se hâter de rendre sa vie utile. Pour Sénèque, la sensation de quantité d’une vie se jauge à l’aune de sa qualité. Une vie longue (en terme d’années) peut être ressentie comme très brève si la personne a la sensation de n’avoir rien accompli. A contrario, une mort prématurée peut clore une vie riche en substance, surtout celle qui a été vécue au contact des grands penseurs. Sénèque est d’avis que c’est dans la pensée philosophique, qui vise l’atteinte de la sérénité (l’ataraxie), qu’il est possible de trouver la voie qui mène à la tranquillité de l’âme. La pensée de la mort est également un élément important dans l’existence humaine. Il écrit à ce sujet : « mais vivre, toute la vie il faut apprendre à le faire ; et, […] toute la vie, il faut apprendre à mourir » (p. 112).
4.0 Sénèque va consacrer plusieurs paragraphes aux occupati3 (les « occupés ») qui dilapident leur vie. Par « occupés » il entend « les débauchés », les personnes qui passent leur temps dans « le vin et l’amour », les « avares », « ceux qui poursuivent des haines ou des guerres injustes », les « colériques », les personnes qui mènent une vie mondaine riche en « banquets » (p. 111) et certains affairistes esclaves de leurs activités professionnelles (p. 113). Selon lui, ces personnes perdent leur temps et surtout, elles tournent en rond :
« Ainsi donc, quand un homme a des cheveux blancs et des rides, n’en conclus pas qu’il ait longtemps vécu ; il n’a pas longtemps vécu, il a longtemps été. Quoi donc ! Penses-tu qu’il a beaucoup navigué celui qu’une violente tempête a surpris à sa sortie du port, a poussé ça et là et, dans le tourbillon de vents contraires, a fait tourner en cercle dans un même périmètre ? Il n’a pas beaucoup navigué, mais il a beaucoup ballotté » (p. 114).
Pour Sénèque, « celui qui consacre tout son temps à son usage personnel, qui organise toutes ses journées comme une vie entière, ne désire ni ne redoute le lendemain » (p.113). Et notre auteur de préciser, « la plus grande perte pour la vie, c’est l’ajournement [...] ; il dérobe le présent en promettant l’avenir » (p. 116).
5.0 Dans la 2e partie de l’ouvrage (Propositio : les chapitres X à XVII) Sénèque présente plusieurs développements pour renforcer sa conclusion provisoire : pour éviter l’affairement, il faut s’investir dans le loisir (« l’otium 4 ») et c’est dans un juste rapport au temps qu’on trouve le bonheur. Il présente son analyse du temps « en trois dimensions » (« celui qui est, celui qui fut, celui qui viendra » (p. 118)). La vie des « occupés » est extrêmement courte en raison du fait qu’ils ne savent pas comment s’adonner à l’oisiveté. Selon lui, c’est en pratiquant la sagesse qu’une personne peut agencer sa vie de manière organisée et utile. « Les « occupés » ne savent pas se servir du temps et ne sont pas des hommes de loisir » (p. 120). « Seuls sont hommes de loisir ceux qui se consacrent à la sagesse. Seuls ils vivent ; car non seulement ils protègent bien la durée qui leur appartient, mais ils ajoutent la totalité du temps au leur. » (p. 127) En étudiant et en suivant les préceptes des philosophes anciens (« les fondateurs des saintes doctrines5 » (p. 127)), les « hommes de loisir » (p. 127) s’approprient leur temps et les périodes antérieures. Ce sont les différentes écoles de la philosophie (les « familles6 ») qui ouvrent les portes aux personnes qui aspirent à la sagesse.
6.0 Ainsi donc, selon Sénèque, le mode d’existence qui raccourcit la vie des hommes est attribuable à deux choses principalement. D’abord, au rapport qu’entretiennent les hommes avec le temps. Ensuite, aux réflexions sur la mort. Ces deux éléments sont décisifs dans le sentiment de mener une vie trop courte. Là-dessus, Sénèque écrit : « Mais quand les hommes oublient le passé, négligent le présent et craignent l’avenir, leur existence est extrêmement brève et troublée 7 » (p. 130). Ici, Sénèque établit un lien entre la longueur de la vie ressentie et la temporalité humaine. Ce n’est pas en lui-même, le temps additionnable en nombre d’années qui intéresse Sénèque, mais plutôt le rapport subjectif et personnel que peut éprouver une personne face à sa propre vie. Pour Sénèque, c’est le rapport avec les trois étapes du temps (passé, présent, futur) qui détermine la qualité de l’existence humaine et personnelle. La crainte de l’avenir empêche de profiter de l’instant présent. Pour notre auteur, le temps ressenti est intimement lié au bonheur.
Les hommes trouvent leur vie trop brève car ils ne font rien pour ressentir la plénitude de leur existence et ils ne font rien pour la changer. Le bonheur n’est pas à rechercher dans les choses matérielles ou les passions mais dans une conversion intellectuelle et pratique qui vise à changer le rapport entretenu à sa propre existence. Sénèque condamne sans appel les occupations successives entre lesquelles les humains se dispersent. Pour lui, le temps vécu mérite de l’être dans la constance du sage. C’est sur un appel à la retraite8 que se clôt le bref traité Sur la brièveté de la vie.
7.0 Conclusion sur l’ouvrage
Le problème du genre de vie à mener apparaît donc très clairement dans l’ouvrage intitulé Sur la brièveté de la vie (De brevitate vitae). Le thème de la brièveté de la vie, de la valeur du temps, de la nécessité de l’utiliser d’une manière raisonnable était un des éléments du genre littéraire protreptique9. Dans cet ouvrage, Sénèque conseille le loisir à son ami Paulinus qui était écrasé de responsabilités publiques. Le loisir que Sénèque conseille n’est plus un genre de vie parmi d’autres ; il ne s’agit plus ici de la vie contemplative, mais seulement du temps libre qu’il faut se garder comme condition indispensable pour pouvoir commencer une vie vertueuse et s’adonner à la philosophie. L’homme doit se libérer d’un excès de travail, que le zèle et (ou) l’urgence ont poussé à un point tel que l’individu n’a plus de temps pour réfléchir sur lui-même et sur le sens de sa vie. Dans ce petit traité, c’est incontestablement la démonstration qu’une vie exclusivement consacrée à la contemplation est préférable à la turbulence de la vie publique10.
En résumé, selon Sénèque, si les hommes trouvent la vie trop brève, c’est qu’ils perdent leur temps à ne rien faire de réellement épanouissant.
Yvan Perrier
Notes
1.Ataraxia, ataraxie, absence d’agitation, paix de l’âme, tranquillité d’esprit.
2. L’annone est un agent public chargé de distribuer le blé. Dans les faits, il s’agissait d’une tâche publique lourde et écrasante de responsabilités.
3.Il s’agit ici « de ceux qui sont engagés dans des activités illusoires et courent après des chimères. » Note de bas de page numéro 3, page 111.
4. Par « otium », il faut comprendre ici le loisir contemplatif.
5. Sénèque ne pense pas qu’aux stoïciens ici.
6. Sénèque compare les écoles philosophiques à des familles. Voir à ce sujet la note de basLa phrase se termine ici par la remarque suivante : « Au dernier instanct, ils comprennent, trop tard, les malheureux ! que pendant si longtemps ils ont été occupés à ne rien faire » (p. 130). de page 2 de la page 129.
7. La phrase se termine ici par la remarque suivante : « Au dernier instanct, ils comprennent, trop tard, les malheureux ! que pendant si longtemps ils ont été occupés à ne rien faire » (p. 130).
8. « Fais retraite vers les activités plus calmes, plus sûres, plus grandes que je te propose » (p. 136).
9. Le « proteptique », ou discours d’exhortation (dans le sens d’appel ou d’invitation) à la philosophie.
10.« Comme, dans la folle mêlée des ambitions, parmi tant de mauvais esprits qui calomnient nos meilleurs intentions, la droîture n’est plus en sûreté et que nous y aurons toujours plus de déboires que de satisfactions, notre devoir est de renoncer au forum et à la vie publique ». (Cité par Ilsetraut Hadot, « SÉNÈQUE (-4-65) », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 23 décembre 2017. URL : http://www.universalis-edu.com/encyclopedie/seneque/
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