Édition du 19 novembre 2024

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Le blogue de Pierre Beaudet

S’organiser, ou rester là

Dans le chaos dangereux et croissant qui domine dans notre monde, il est rassurant de constater que les mouvements populaires, qu’on appelle parfois les mouvements sociaux, prolifèrent partout sur la planète. Dans un sens, ils ont supplanté des formes traditionnelles d’actions et de luttes, pensons par exemple aux syndicats et aux partis politiques de gauche. Il y a quelque chose de très positif dans ce surgissement par le bas. Il est normal par ailleurs que les moyens, les stratégies, voire le langage utilisés par ceux et celles qui se battent pour la justice sociale, changent. Rien n’est éternel, rien n’est figé, du moins dans un mouvement de pensée critique.

Pour autant, il faut aller plus loin dans la réflexion et se poser quelques questions. Est-ce que les actions mises en œuvre par la galaxie des mouvements populaires sont réellement efficaces ? On a parfois l’impression qu’elles sont dispersées, sans lendemain, coincées par des causes et des processus ponctuels. C’est une impression qui à mon avis est souvent faussée.

Les mouvements populaires utilisent, pour faire simple, trois grands répertoires, pour lutter, résister et changer les choses. Le premier répertoire est celui du plaidoyer, c’est-à-dire des interventions pour convaincre les élites, les puissants, le 1%, que leurs revendications légitimes. Comme on le sait, cette pression, ce « lobby » se fait souvent discrètement, dans des rapports entre personnes, à l’abri des regards. Quand cela se fait publiquement, on essaie d’établir aux yeux de la population la justesse d’une cause, ou même sa rationalité. Si on demande le salaire minimum de $15 de l’heure, c’est que c’est une bonne idée pour tout le monde, y compris les entreprises. Les patrons doivent être écologistes, disent certains groupes, parce que l’économie plus verte sera rentable. Quand on regarde ces actions de plaidoyer, on se rend assez rapidement compte qu’elles ne sont pas très efficaces. Les pouvoirs ont une autre logique. Ils voient la « rationalité » d’un autre œil, en pensant aux impératifs de l’accumulation et des profits à court terme. Un patron d’entreprise peut être « vert », même sincèrement, mais c’est sur les taux de profits qu’il sera évalué. Cette logique au cœur du capitalisme et donc au cœur des dispositifs politiques du pouvoir rend l’action de lobby peu efficace en termes de ses impacts. Cela ne veut pas dire que la pression ne rapporte jamais. Elle s’inscrit parfois dans une « bataille des idées » à plus long terme.

Un deuxième répertoire appartient à ce qu’on pourrait appeler la mobilisation. La mobilisation est souvent vue comme un accompagnement du lobby : on va sortir dans la rue, on va perturber l’ordre établi, on sera visibles et là, notre message pour convaincre les dominants sera entendu. Dans la mobilisation, qui est absolument nécessaire et légitime, il y a une tendance à voir les choses sur une échelle de temps très courte. Le travail des mouvements est alors de « voguer » de mobilisation en mobilisation, de rester sur l’écran-radar politique et médiatique. On se replie sur les noyaux les plus aguerris pour soutenir ces mobilisations qui ont parfois de l’impact. Mais pas toujours.. Une fois la mobilisation passée, les impacts sont limités. Le système du pouvoir continue souvent comme avant.

C’est ainsi qu’on aboutit au troisième répertoire, celui de l’organisation. C’est certainement celui qui est le plus exigeant, et qui compte beaucoup de risques, mais c’est celui qui fait, plus souvent qu’autrement, la différence. Qu’est-ce que l’organisation ? C’est la durée, c’est la capacité de réfléchir sur plusieurs actions, et même des séries d’actions. C’est du calcul stratégique, l’évaluation des rapports de force. C’est aussi la formation, la « capacitacion » disent nos amis latinos, des militant-es et nous devons le dire, des leaders. Contrairement à une pensée magique venant de certains cercles anarchistes, des mouvements ont besoin de leaders, pas des « cheufs » à vie, mais des gens qui sont dédiés, et aussi qui ont des compétences, et qui acceptent aussi d’être redevables, mandatés et contestables. C’est un dangereux mythe de penser que tout le monde peut faire n’importe. Quand un mouvement pense organisation, il pense à des programmes cohérents et prolongés pour former, enseigner, élever le niveau des connaissances, ce qui n’est pas une réalité préexistante. Certes, cela doit se faire en tenant compte des inégalités construites entre les gens, les classes sociales, les genres, les générations, ce qui exige donc des organisations des interventions ciblées, une action proactive pour faire en sorte que les exclus se dotent des outils pour devenir eux-mêmes et elles-mêmes des têtes de file. S’organiser, ce n’est pas automatiquement se condamner à reproduire des hiérarchies, c’est même le contraire, un ensemble de moyens pour réellement démocratiser le pouvoir.

En d’autres mots, l’organisation, c’est un travail de longue haleine qui transforme les individus qui ont des compétences diverses en un corps collectif agissant et pensant. Alors là, l’histoire démontre que c’est l’organisation qui, à une grande échelle, fait la différence, au-delà des mobilisations et des actions ponctuelles, et bien au-delà du travail de pression sur les élites.

Ce sont ce qu’ont fait les étudiant-es en 2012. L’ASSÉ a agi comme un incubateur organisationnel, formant et soutenant des réseaux militants, en créant des occasions où ils pouvaient s’auto-dépasser, analyser les rapports de forces, élaborer des stratégies, dans un travail opiniâtre, critique, patient. À une certaine époque, le syndicalisme de combat a agi de la même manière. Des organisations populaires comme le FRAPRU le font aussi, année après année.

Idéalement, une organisation bien ancrée, disposant de cadres compétents, utilisent également les répertoires de la mobilisation (actions ponctuelles, visibles, parfois confrontationnelles) et même le lobby (pétitions, participation à des commissions parlementaires, etc..), mais sans abus. Ces actions ne sont pas des substituts à l’organisation. L’organisation, c’est le fondement, avec les risques qui viennent avec (bureaucratisation, routinisation, etc.).

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