Édition du 17 décembre 2024

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« Revolution without Revolutionaries » d’Asef Bayat : Comprendre les printemps arabes

Que s’est-il vraiment passé ? Comment en est-on arrivé là ? Sept ans après leur déclenchement, que reste-t-il des révolutions arabes ? Autant de questions que pose le sociologue Asef Bayat et auxquelles il apporte des réponses originales dans un ouvrage parfois décousu, mais assurément l’un des plus stimulants qui aient été écrits sur le sujet. Chercheur reconnu, l’auteur a vécu deux moments révolutionnaires dans la région, à Téhéran avec la chute du chah en 1978-1979 et au Caire en 2011-2012, ce qui fait de lui un témoin privilégié, qualifié pour dresser un tableau comparatif de ces deux expériences.

Tiré de Orient XXI.

En 1979, en Iran, l’idée de « révolution » disposait d’un fort écho dans de larges segments de la population, modernes ou traditionalistes. Elle était implantée aussi bien chez les marxistes que dans l’islam politique, portée par la figure emblématique d’Ali Shariati, un penseur islamo-marxiste. La chute du chah a coïncidé avec l’effondrement de l’appareil étatique et le développement d’un mouvement social fait d’occupations de terres, de logements, d’usines. Les idéaux républicains, mélange d’affirmation de la souveraineté populaire et d’aspiration à la justice sociale embrasaient les esprits.

Le monde vivait alors le temps des révolutions, notamment dans ce qu’on appelait alors le tiers-monde, du Yémen à la Palestine, de l’Amérique latine aux colonies portugaises. Une époque marquée par la victoire du peuple vietnamien sur les États-Unis et par l’effondrement des derniers débris des empires coloniaux. Toutes ces luttes nourrissaient l’imaginaire intellectuel des révolutionnaires iraniens, qu’ils soient marxistes ou religieux. L’hostilité aux puissances occidentales, en premier lieu les États-Unis, était générale et l’hégémonie des idées socialistes s’affirmait dans de nombreux domaines. Même des mouvements comme les Frères musulmans, bien moins radicaux que leurs homologues iraniens, prônaient « le socialisme islamique ». Transformations politiques et transformations économiques et sociales étaient profondément liées.

Une époque post-idéologique

Trente ans plus tard, le monde a changé de base, l’horizon révolutionnaire s’est dissipé dans les brumes, nous vivons une époque post-idéologique. « Les voix actuelles, remarque Bayat, qu’elles soient séculières ou islamistes, acceptent l’économie de marché, les relations de propriété et la rationalité néolibérale. » Ce tournant a dépolitisé les oppositions à travers le monde. Elles se sont concentrées sur la défense des droits humains, des droits individuels, ceux des femmes et des minorités, sans toujours comprendre que la conquête de ces droits était profondément liée aux questions sociales et de classe. Et, si les révolutions arabes se sont diffusées à une vitesse stupéfiante, du Maroc à la Syrie, mettant à bas quatre dictateurs en six mois, elles n’ont jamais marqué, ni même revendiqué, une rupture radicale avec l’ordre économique et social ancien. Faut-il attribuer les échecs qui se sont multipliés depuis lors à la « contre-révolution » ? Explication bien courte, constate l’auteur, car les mouvements révolutionnaires engendrent, toujours et partout, la contre-révolution. « La question posée, remarque-t-il justement, est plutôt de savoir si les révolutions ont été suffisamment révolutionnaires pour contre-balancer les périls de la restauration ». Dans le cas du monde arabe, la réponse est non.

Mais alors, peut-on parler de révolutions, alors que les principaux acteurs des changements ne disposaient ni d’un projet ni d’une idéologie révolutionnaire ? Oui, et c’est ce qui explique le titre du livre, « Révolution sans révolutionnaires », car le processus a échappé en partie à ses promoteurs, avec l’irruption de « ceux d’en bas » qui depuis des dizaines d’années ont mis en place des stratégies de résistance et de lutte. Ici Bayat poursuit sa réflexion, entamée dans Life as Politics1, sur les villes à l’heure du néolibéralisme. L’urbanisation massive et les transformations provoquées par l’érosion du rôle de l’État, les licenciements dans le secteur public, ont stimulé le travail occasionnel et informel et abouti à une situation dans laquelle « une partie significative de la population urbaine, les subalternes, est contrainte d’agir, de subsister, ou simplement de vivre dans l’espace public, dans la rue, dans une ‟économie de plein air”. » Cet espace du dehors, la rue en d’autres termes, devient alors « un atout indispensable pour la subsistance économique et la vie sociale et culturelle d’une grande partie de la population urbaine », y compris pour les jeunes étudiants et diplômés. Il devient un lieu permanent d’affrontements plus ou moins feutrés, plus ou moins violents.

D’autant que les villes ont créé de nouveaux besoins que l’État est de moins en moins capable de satisfaire, et ont fait naître de nouvelles revendications (notamment pour les services). L’État est perçu comme l’instance qui doit fournir ces services (à la campagne peu de gens comptent vraiment sur lui), dont on a besoin, mais qui ne remplit plus ce rôle et se borne à « surveiller et punir ». Dans un sondage réalisé à la veille de la révolution de 2011, l’eau potable ou les égouts sont plus souvent revendiqués par les Égyptiens que l’accès à l’emploi.

Les « non-mouvements sociaux »

C’est dans la rue aussi que se forme une conscience collective des jeunes. Ils sont contraints de défier l’ordre existant, incarné par la police, que ce soit les vendeurs de rue, les jeunes non conformistes ou les supporteurs des clubs de football, les ultras. Et, loin d’être impuissants, les pauvres se mobilisent, dans une « politique de la rue » (street politics) à travers ce que l’auteur appelle les « non-mouvements sociaux ». En quoi sont-ils différents des mouvements sociaux ? Ils sont d’abord orientés vers l’action plutôt que mus par une idéologie ; ils mettent directement en œuvre leurs revendications ; leur action n’est pas séparée de la vie quotidienne ; ils ne sont pas le fait de petits groupes, mais, comme Bayat l’écrivait dans Life as Politics, « ils sont une pratique courante de la vie quotidienne menée par des millions de personnes. (…) Quel est l’effet “grand nombre” ? Tout d’abord, un grand nombre de personnes agissant en commun a pour effet de normaliser et de légitimer les actes qui sont autrement jugés illégitimes. L’action du grand nombre est susceptible de prendre et de s’approprier des espaces de pouvoir dans la société au sein desquels les subalternes peuvent cultiver, consolider et reproduire leur contre-pouvoir. (....) Ils peuvent s’associer, générant une dynamique plus puissante que leur somme individuelle2. »

Cette résistance se manifeste dans la vie quotidienne. Elle s’exprime sur le terrain, par la conquête des trottoirs par les marchands ambulants, les occupations de terrain, les constructions illégales, les jeunes qui affirment leur droit au divertissement, comme par les femmes musulmanes qui affirment leur autonomie dans l’espace public. Ces non-mouvements font partie de la vie quotidienne et ce sont eux qui ont donné aux « printemps arabes », leur caractère révolutionnaire. Ils ont permis de déborder le cadre trop étroit de la pensée « raisonnable », mais n’ont pas pu être relayés, car la classe politique était imprégnée par l’indépassable idéologie néolibérale. Comme le remarque Bayat, « alors que les révolutions arabes ont incarné dans la pratique des poussées et des initiatives radicales de la part des subalternes, aucune articulation intellectuelle sérieuse, aucun cadre idéologique ou mouvement social ne les a ancrés ». Au contraire, « le bon sens néolibéral des élites, aussi bien libérales qu’islamistes » a dénigré ces initiatives. Et c’est évidemment ce qui différencie cette situation de celle des années 1970. Le fait qu’aucun théoricien de l’ampleur d’Ali Shariati ne se soit imposé confirme un vide idéologique, perceptible ailleurs dans le monde avec l’effondrement de la perspective tiers-mondiste et socialiste.

Une dangereuse absence d’horizon

Cette absence d’horizon a souligné les limites de la « politique de la rue ». « Les manifestations sur la place Tahrir, écrit l’auteur, comme celle de Puerta del Sol à Madrid ou de Liberty Square à New York ont été sûrement, dans la période récente, l’expression la plus forte de cette “politique de la rue”. Mais elles étaient aussi en cela, “extra-ordinaires”, ce qui, en temps ordinaire, révèle leurs limites ; elles ne peuvent être maintenues pour une longue période de temps. (....) Parce qu’elles sont par définition séparées de la vie quotidienne. » Et c’était évidemment encore plus vrai dans le monde arabe qu’en Occident, car les mobilisations de longue durée se sont traduites concrètement, pour les plus pauvres, par une détérioration du niveau de vie due à « l’instabilité », à la chute du tourisme, à la baisse des investissements, à l’incapacité d’états déjà pauvres et affaiblis par des dizaines d’années de corruption et de politiques néolibérales.

Un des acquis les plus significatifs de ces révolutions arabes, et aussi le plus durable, note Bayat, est « le changement dans la conscience des gens » dont le signe fut le surgissement brutal des idées conservatrices et libérales sur la scène politique, des débats passionnés et inédits. L’opinion occidentale, alarmée par les gros titres de la presse sur « l’automne islamiste » n’en a perçu qu’un des volets : le développement du salafisme et des idées conservatrices — avec l’apparition d’hommes barbus, de femmes en burqa ou de brigades de mœurs3 —, sous-estimant la mobilisation pourtant forte autour des idées de pluralisme, d’État civil, de droits des femmes, l’apparition d’un athéisme public. Malgré le retour de bâton, malgré les guerres, il est peu probable que ce dynamisme vienne à s’éteindre, il prend simplement des formes nouvelles, parfois culturelles, parfois souterraines, mais toujours vives.

À l’issue de ce long périple, on ne peut manquer de s’interroger : « le cas arabe » est-il si « exceptionnel » que cela, malgré ses spécificités — notamment l’affaiblissement de l’État-nation sous les coups de boutoir de l’incompétence de ses dirigeants et des organisations transnationales type Al-Qaida ou État islamique ? Partout un carcan idéologique s’est imposé au fil des années, résumé par la phrase de Margaret Thatcher : « Il n’y a pas d’alternative. » Il faudrait renoncer à toute idée de changement profond ; la seule voie vers des lendemains qui chantent passe par les réformes du marché du travail ou l’ouverture des marchés. Au risque de désespérer ceux qui vivent concrètement l’effet de ces politiques, et de voir se répandre la fascination pour les utopies millénaristes et sanglantes.

Alain Gresh

Notes

1- Life as politics. How ordinary people change the Middle East, Stanford University Press, 2010.

2- Ibid., p. 20.

3- L’auteur consacre un chapitre passionnant et riche à la question de l’islamisme et du parallèle avec la théologie de la libération chrétienne. Il explique pourquoi ce parallèle n’est pas pertinent et les limites fondamentales des mouvements islamistes. Nous reviendrons sur ces questions dans un autre article.

Alain Gresh

Spécialiste du Proche-Orient, il est l’auteur de plusieurs ouvrages, dont De quoi la Palestine est-elle le nom ? (Les Liens qui libèrent, 2010) et Un chant d’amour. Israël-Palestine, une histoire française, avec Hélène Aldeguer (La Découverte, 2017).

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