5 janvier 2025 | Traduction en français André Frappier
Je vais être très dur : il y a quelque chose de moralement nauséabond dans l’hypocrisie occidentale, qui a toujours tué ou laissé tuer des civils partout au nom de la démocratie et des droits de l’homme. Mais il y a quelque chose de non moins répugnant dans l’hypocrisie de la gauche autoproclamée « anti-impérialiste », qui parvient effectivement à étouffer les rêves de libération de beaucoup de gens ordinaires sous une montagne d’études pontificales sur « l’équilibre des forces », « les intérêts capitalistes » et les « manipulations étrangères ». Curieusement, ces études présentent toujours les États-Unis ou l’un des « pions » qu’ils ont fabriqués dans les laboratoires de la CIA comme l’acteur central. Ces analystes de gauche savent toujours tout, peu importe où cela se produit et quoi qu’il arrive. Ils appliquent leurs schémas du 20e siècle à une réalité de plus en plus complexe et insaisissable, et méprisent tous ceux et celles qui sont trompés » en luttant et en mourant par le Mal, qui n’a jamais eu qu’un seul nom et qu’un seul but.
Samuel Johnson a dit que « le patriotisme est le dernier refuge des canailles ». On pourrait en dire autant de la « géopolitique » : c’est aussi est le refuge des paresseux, des fanatiques et, en général, des conspirationnistes. Certes, il est malheureux de constater que personne ne peut éviter la géopolitique ; il est impossible de comprendre quoi que ce soit à ce qui se passe dans le monde d’aujourd’hui sans analyser minutieusement la situation sur le terrain. Mais le caractère hypocrite et sectaire de l’obsession géopolitique de certains gauchistes est révélé par le fait que plus ils concentrent leur attention sur le Grand Jeu ou le Jeu d’échec mondial, plus ils ignorent de facteurs. L’un après l’autre, ils procèdent à ignorer tout ce qui ne correspond pas à leur version monothéiste de l’histoire ; au premier rang desquels se trouvent les peuples au nom desquels ils prétendent agir. Lorsqu’il se passe quelque chose quelque part dans le monde qui ne rentre pas dans leurs schémas (que ce soit le Maïdan en Ukraine ou les « révolutions arabes »), la première chose qu’ils font est d’abandonner l’acteur le plus gênant : le peuple. Ils le font avec un mépris déshumanisant dont le nihilisme rivalise avec celui de l’extrême droite européenne. Implicitement ou explicitement, ce mépris s’est traduit par un soutien à Poutine en Ukraine et à Bachar al-Assad en Syrie.
Le rôle et le parti pris de cette obsession géopolitique deviennent très clairs dès que l’on compare, par exemple, leurs attitudes différentes à l’égard de la Palestine et de la Syrie. En ce qui concerne la Palestine, les Palestiniens ont le droit de combattre l’occupation par tous les moyens nécessaires ; mais il n’en va pas de même pour les Syriens qui luttent contre la tyrannie. Lorsqu’il s’agit de la Palestine, la gauche invoque les droits de l’homme, le droit international et même les Nations Unies avec ses tribunaux internationaux ; le reste du temps, elle dénonce avec dédain ces mêmes normes et institutions. En revanche, en ce qui concerne la Syrie, la gauche a justifié les bombardements et les massacres au nom de la même « guerre contre le terrorisme » qu’elle rejette ailleurs, et ce à juste titre. En ce qui concerne la Palestine, ces personnes de gauche ne soulèvent pas la question de l’islamisme du Hamas ou de l’intervention de la théocratie iranienne, mais ils parlent des crimes d’Israël et du droit des Palestiniens à la souveraineté. En ce qui concerne la Syrie, en revanche, tous le discours a été et demeure centré sur l’islamisme de HTS, la main tendue de la Turquie ou les intérêts américains, et jamais sur les crimes du régime ou ceux de ses alliés internationaux (Russie, Iran, Hezbollah). Bien sûr, ils ignorent aussi le droit du peuple syrien à un peu de cette liberté que nous sentons menacée ici en Espagne. On n’empêche jamais les Palestiniens de se défendre contre leur bourreau en prétextant qu’une Palestine libre pourrait devenir une autre dictature arabe ou tomber aux mains des djihadistes. Pourtant, on dit aux Syriens qu’ils n’ont pas le droit de renverser leur propre bourreau sous prétexte que le remplacement d’Assad pourrait être pire (pire pour qui ?). Les Palestiniens sont des victimes et nous exigeons fermement et à juste titre qu’ils soient reconnus comme des sujets. Les Syriens ne sont que des pions des États-Unis ou des sous-pions des pions islamistes des États-Unis (tout comme les Ukrainiens qui défendent leur terre contre la Russie sont des « nazis »). En bref, en Palestine, l’accent est toujours mis sur l’humanité ; en Syrie (et en Ukraine), l’accent est toujours mis sur le contexte.
L’hypocrisie « anti-impérialiste » à l’œuvre
Comme je l’ai déjà souligné dans un article précédent : l’hypocrisie occidentale a concentré son attention sur l’Ukraine, l’hypocrisie « anti-impérialiste » s’est concentrée sur la Palestine. Personne ne s’est intéressé à la Syrie. En fin de compte, les trois peuples ont été perdants. Au cours de l’année écoulée, il a souvent été souligné, à juste titre, que le calvaire palestinien n’a pas commencé le 7 octobre avec les crimes de guerre commis par la résistance islamiste, que tout avait commencé en 1947, voire avant, et qu’au cours des dernières années, Israël avait continué à déraciner des arbres, à démolir des maisons, à torturer des enfants, à piller des territoires et à bombarder régulièrement Gaza, tandis que les médias de masse détournaient le regard. Mais on peut dire la même chose de la Syrie : tout n’a pas commencé le 1er décembre, lorsqu’une organisation islamiste dont très peu de gens connaissaient l’existence a pris le contrôle de la ville d’Alep. Si nous ne voulons pas remonter jusqu’au coup d’État de Hafez el-Assad en 1971, nous pouvons commencer par mars 2011, lorsqu’une révolution populaire pacifique a d’abord exigé des réformes, puis, en réponse à une répression brutale, le renversement de son fils et successeur, Bachar. Depuis lors, 320 000 civils ont été tués, principalement par le régime et ses alliés, et jusqu’à cette semaine, on comptait 100 000 prisonniers et personnes disparues. Eux aussi ont été victimes de ce régime atroce dont beaucoup d’entre nous célèbrent la chute aujourd’hui. De plus, depuis 2016, après que l’intervention de la Russie et de l’Iran ait inversé le rapport de forces au profit de la dictature, les bombes ont continué à tomber dans des zones que Damas ne contrôlait pas, comme Idlib. Les bombardements russes ont détruit boulangeries, hôpitaux et écoles, comme à Gaza (et en Ukraine). Mais cela n’a jamais dérangé les « anti-impérialistes » autoproclamés qui, au contraire, se méfiaient de la révolution tant qu’elle était pacifique et se réjouissaient de sa militarisation, de sa radicalisation et de son islamisation. Cela leur a permis, ainsi qu’à Assad, de traiter tous les opposants comme des « terroristes ». Ils n’ont jamais soutenu, même pas de manière rhétorique, tous ces militants syriens qui, s’ils avaient été espagnols, auraient manifesté sur les places pendant le mouvement du 15M [1], mais qui ont fini dans des fosses communes à Hama ou à Homs. Ils n’ont jamais trouvé quoi que ce soit à admirer dans les centaines de conseils démocratiques qui, pendant une certaine période, ont géré les villes libérées, y compris Alep elle-même. Aujourd’hui encore, j’entends certains amis (oui, des amis !) parler de la destruction de la Syrie… par les États-Unis, alors même que le président Obama — je ne l’oublie pas — a permis au régime d’Assad d’utiliser des armes chimiques contre des civils en 2013, et que sa seule intervention en Syrie a été contre l’EI et en soutien aux communistes kurdes (ce qui, je l’avoue ouvertement, m’a fait plaisir).
Aujourd’hui, après le renversement d’Assad, non seulement ces mêmes « anti-impérialistes » ne se réjouissent pas de voir les prisonniers libérés des prisons – les abattoirs de la dictature – mais ils ne se joignent pas non plus à la joie des familles qui se retrouvent après des années de séparation, ni au soulagement et à l’enthousiasme de la majorité des Syriens sans l’aide desquels le triomphe inattendu de cette offensive militaire ultra-rapide aurait été impossible. Au contraire : comme le montrent certains des messages que j’ai reçus, ces personnes espèrent que les méchants djihadistes, selon eux, qui ont libéré Damas commenceront immédiatement à couper des têtes et à imposer la charia. Ils n’apprécient pas le fait que les nouvelles autorités, qu’elles soient hypocrites ou non, aient évité les représailles, tiennent des discours inclusifs et négocient avec toutes les forces sur le terrain, y compris les secteurs du régime qui n’ont pas fui le pays et sans lesquels une transition serait impossible. Ce n’est pas que ces activistes de gauche attendent que les choses tournent mal (cela pourrait certainement arriver) ; c’est précisément ce qu’ils veulent qu’il se passe.
Syrie : le premier massacre de masse retransmis en temps réel
Comme en Palestine aujourd’hui, tout le monde a pu voir tout ce qui s’est passé en Syrie entre 2011 et 2016. Il n’est pas vrai que le massacre auquel nous assistons aujourd’hui en Palestine soit le premier de l’histoire à être diffusé en temps réel. La même chose s’est produite en Syrie au début de la dernière décennie. En fait, de nombreux Syriens, comme mon amie Leila Nachawati, pensaient naïvement que la visibilité des crimes d’Assad, qu’une légion d’activistes et de journalistes diffusaient en direct, aurait servi à les arrêter ou, au moins, à en réduire le nombre et l’intensité. « Aujourd’hui », pensait-elle alors, « ce qui s’est passé à Hama en 1982 ne peut pas se reproduire », en référence à l’époque où la famille Assad a pris le contrôle du pays pendant trois décennies en tuant dans l’ombre entre 10 000 et 30 000 Syriens. Hélas, elle se trompait et l’a admis dans son excellent roman Cuando La Revolución Termine. Les personnages de ce roman expriment douloureusement à quel point l’indifférence internationale a accru la souffrance et le désespoir que les Syriens éprouvaient déjà. En effet, nous avons tous été les témoins vivants des massacres perpétrés par le régime, tout comme aujourd’hui en Palestine, et nous n’avons rien fait à l’époque. En fait, certains ont fait quelque chose : ils ont soutenu Assad au nom de l’anti-impérialisme (tout comme ils soutiennent Poutine en Ukraine aujourd’hui), de la même manière que l’extrême droite mondiale soutient Israël contre les aspirations légitimes du peuple palestinien.
Une autre géopolitique est possible
Une autre géopolitique est possible. On l’a démontré il y a quelques jours, alors que personne ne pouvait imaginer l’effondrement imminent de la tyrannie syrienne. Nachawati a publié un excellent article qui expose toutes les complexités, endogènes et exogènes, qui ont émergé dans la région et qui excluent donc toute solution révolutionnaire magique pour la Syrie, tout comme il n’y en pas pour la Palestine. Mais cette complexité ne doit pas nous empêcher de nous associer aujourd’hui à l’espoir de millions de Syriens qui ont des raisons d’envisager l’avenir avec réserve, mais aussi de se réjouir du renversement d’Assad, de sa famille mafieuse et de ses alliés autocrates. Ils savent que cette démarche est une condition minimale et nécessaire, même si elle n’est peut-être pas suffisante, pour la construction d’un avenir plus juste et démocratique dans leur pays et dans le monde. N’est-ce pas ce que nous voulons pour la Palestine ? Là, les crimes du Hamas le 7 octobre ne nous ont pas empêchés d’être solidaires du peuple palestinien, ni d’être conscients de la complexité de sa juste lutte contre le sionisme israélien ; une complexité qui, dans leur cas, ne nous empêcherait pas de nous réjouir si, même dans un nouvel ordre mondial non démocratique (ou avec le soutien inimaginable des États-Unis et de l’Union européenne), ils parvenaient à obtenir leur libération. Car nous savons aussi qu’il n’y a pas d’avenir pour la Palestine et pour le monde sans la défaite du sionisme israélien génocidaire.
Dans une version antérieure de cet article, rédigée il y a cinq jours [7 décembre], alors que la chute rapide de Damas n’était pas encore prévisible, je recommandais un très beau texte d’Ayham Al Sati , réfugié syrien en Espagne, dans lequel l’auteur exposait, dans un espagnol remarquable, un mélange déchirant de peur et d’espoir que l’un des peuples les plus affligés de la planète a enduré pendant des décennies. Je conserve cette recommandation dans cette version en hommage aux Syriens qui ont souffert autant que lui et qui partagent son point de vue ; et qui, comme lui, ressentent un peu moins de peur et un peu plus d’espoir aujourd’hui. S’il vous plaît, laissez les Syriens de profiter de ce dimanche historique sans gâcher leur fête en remettant en question la légitimité de leur joie depuis notre distance olympique, agissant comme des joueurs de poker qui déplacent des pièces sur un échiquier géopolitique du siècle dernier.
Une autre géopolitique est possible : analyse complexe, principes simples, contexte et humanité. C’est le contraire de ce que les soi-disant "anti-impérialistes" ont fait au cours de ces années en ce qui concerne la Syrie et continuent à faire avec l’Ukraine, en appliquant le raisonnement d’Occam [2] au gré de leurs œillères idéologiques nihilistes, abandonnant ainsi les peuples sur le terrain qui se soulèvent contre les dictatures s’ils ne sont pas « de notre côté », ou ceux qui défendent leur terre contre les envahisseurs, à moins qu’ils ne soient palestiniens. Tout est beaucoup plus complexe que ce que prétendent ces fanatiques des échecs géopolitiques – qui jouent en fait aux dames – ; tout est aussi beaucoup plus simple. Il faut lire davantage, étudier davantage. Il faut aussi poser davantage de questions aux gens, directement ou indirectement.
Les Syriens eux-mêmes nous ont montré la voie : nous pouvons – oui, nous pouvons – soutenir à la fois les Palestiniens, les Ukrainiens et les Syriens. Nous ne savons pas ce qui se passera après-demain. Les Syriens sont très divers et de nombreux intérêts internationaux sont mêlés dans la région, mais l’effondrement extrêmement rapide d’un régime sanguinaire qui, avec la collaboration de la Russie et de l’Iran, semblait avoir consolidé son pouvoir (et qui était sur le point de normaliser ses relations avec l’Europe) montre que la chute de Damas n’était à l’ordre du jour de personne. Pour cette raison, elle devrait nous obliger à réduire l’arrogance de tous nos schémas. Comme ce fut le cas lors des révolutions arabes, de nombreux acteurs seront contraints d’ajuster leurs stratégies. Ils devront commencer par reconnaître l’autonomie relative des forces locales (islamistes, Kurdes, SNA (Armée nationale syrienne) [3] , opposition démocratique et restes du régime). Ils devront surtout tenir compte de l’existence inattendue (après tant d’années cauchemardesques) des gens du peuple, de leurs aspirations et de leurs capacités de résistance.
Tous les Syriens ont gagné et tous les Syriens ont perdu. Quiconque voudra gouverner la Syrie devra s’appuyer sur toutes les forces que l’offensive du HTS a elle-même mis en lumière, réduisant ainsi son hégémonie. Dans une situation où personne ne peut revendiquer la victoire et où chacun a le sentiment d’avoir perdu quelque chose – ou beaucoup ou tout – au cours des dernières années, un accord pourrait peut-être être plus envisageable. Soudain, il existe une possibilité (inimaginable il y a encore une semaine) que les Syriens soient ceux qui décident eux-mêmes de leur propre destin. Nous devons donc les laisser explorer. Aujourd’hui, en tout cas, laissons-les enterrer leurs morts, rendre hommage à leurs héros, accueillir leurs amis libérés des cachots, retrouver leurs mères, revenir d’exil et danser sur les places libérées, caressant dans la tête et des mains la Syrie que ces années leur avaient volée. Quoi qu’il arrive désormais, personne ne peut nier que la Syrie est aujourd’hui un pays meilleur. Nous pourrions aller plus loin et dire : en contraste aux souffrances des dernières décennies, pour quelques heures, la Syrie est et sera le pays le plus libre du monde.
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