13 janvier 2025 | tiré du site entre les lignes entre les mots
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Comment comprendre l’énigme chinoise Le débat sur la nature du « socialisme » chinois laisse la gauche occidentale perplexe depuis 1949. Comment un Parti communiste, autrefois composé en grande majorité de prolétaires (60% d’ouvriers en 1926) et qui, au milieu des années 1920, amené la plus grande révolte ouvrière et paysanne de l’histoire, a-t-il pu se transformer en une dictature policière totalitaire, en un parti communiste-capitaliste de gangsters capitalistes kleptocrates, un parti d’impérialistes ultranationalistes gérant des usines d’esclaves dans ses colonies du Xinjiang et du Tibet, s’emparant des zones de pêche des pays voisins et lançant chaque jour des vols de bombardiers pour menacer Taïwan [1] ?
La révolution hérétique de libération nationale de Mao, fondée sur un parti petit-bourgeois et un système de substitution paysan, a réussi – de manière spectaculaire – à renverser le « féodalisme » et à expulser les derniers impérialistes là où la révolution bourgeoise de 1912 avait échoué
et où la révolution ouvrière de 1927 avait été écrasée. Pourtant, au lieu du socialisme ou même simplement de la démocratie bourgeoise, Mao a instauré une dictature totalitaire policière et bureaucratique qui a assassiné ou enfermé des millions de personnes, dont les derniers milliers de trotskistes, puis a entrepris de construire le socialisme dans un seul pays en surexploitant la paysannerie (85% de la population dans les années 1950) pour accumuler les capitaux nécessaires à l’importation d’industries modernes.
Alors que le Grand Bond en avant de Mao a fait travailler et mourir de faim quelques 30 à 40 millions de ces paysan·nes qui avaient permis au parti de remporter la victoire, et que sa « Grande révolution culturelle prolétarienne » a traumatisé l’ensemble de la société et tué deux millions de personnes supplémentaires, le pays s’est laissé distancer de plus en plus par l’Occident pendant trois décennies. En 1978, la Chine comptait deux fois plus de pauvres qu’en 1949 – 800 millions contre 400 millions –, soit la quasi-totalité de la population à l’exception des quelques millions de cadres du PCC 2].
Avec l’effondrement et/ou la révolte en vue, Deng Xiaoping a été enrôlé pour restaurer le capitalisme et sauver le Parti communiste du destin de ses camarades d’Europe de l’Est et d’URSS. Il a libéralisé l’économie mais a maintenu un État policier impitoyable.
Lorsque des Chinois·es ordinaires ont réclamé la liberté d’expression au Mur de la démocratie en 1978, ils et elles ont été arrêté·es. Le « miracle » économique chinois a néanmoins réussi, de manière spectaculaire, à industrialiser et à moderniser l’économie en moins de quatre décennies, à élever le niveau de vie, à allonger l’espérance de vie et à construire certaines des meilleures infrastructures du monde. Mais, comme le montrent les articles de ce numéro d’Adresses, ce miracle a été construit sur l’exploitation atroce et le travail forcé de centaines de millions d’anciens travailleur·euses agricoles migrant·es – une classe d’apartheid de « clandestins » non libres dans leur propre pays –, maintenu·es volontairement pauvres et sans droits par le gouvernement « socialiste » – pour enrichir le Parti communiste et ses partenaires capitalistes étrangers et nationaux. Le mariage du capitalisme et du stalinisme de Deng a donné naissance à la grande économie la plus corrompue du monde, avec des extrêmes de richesse et de pauvreté pires que ceux des États-Unis capitalistes. Son modèle de « production sale et bon marché » a fait de la Chine l’économie industrielle la plus polluante du monde, avec des émissions de CO2 près de trois fois supérieures à celles des États-Unis [3].
Lorsqu’en 1989, un million d’étudiant·es ont envahi la place Tiananmen à Pékin pour réclamer la démocratie et la fin de la corruption, Deng les a massacré·es, réaffirmant la domination du Parti et ouvrant la voie à un âge d’or du capitalisme kleptocrate et gangster dans les années 1990 et 2000.
Ainsi, dans les années 2000, l’expansion du capitalisme, la corruption bureaucratique incontrôlée, la pollution et les demandes renouvelées de démocratie ont constitué de nouvelles menaces graves pour le pouvoir du Parti communiste. En 2012, la vieille garde a donc installé Xi Jinping à la fois pour freiner le capitalisme et écraser la société civile, les syndicalistes, les activistes de la démocratie et des droits humains, les étudiant·es marxistes et maoïstes, les féministes, les médias indépendants nationaux et occidentaux et rétablir le contrôle du Parti sur tout :
« Le gouvernement, l’armée et les écoles, au nord, au sud, à l’est et à l’ouest, le Parti les dirige tous », a réaffirmé Xi Jinping [4].
Dans le domaine de l’économie, Xi a recentré les entreprises d’État sur leur position dominante, arrêté et exproprié de nombreux capitalistes, suborné les autres, y compris ceux des principales industries technologiques privées, afin d’aligner leur recherche de profit sur l’objectif du Parti : la nationalisation autosuffisante, la suprématie technologique mondiale et de sécurité. Il a modernisé l’armée, abandonné la politique étrangère de Deng de coopération pacifique avec ses voisins et l’Occident pour une diplomatie nationaliste agressive de « guerriers-loups », des expansions militaires impérialistes, s’emparant de la mer de Chine méridionale aux dépens des Philippines, du Vietnam et d’autres pays, s’emparant de morceaux de l’Inde et menaçant quotidiennement d’envahir Taïwan dont les peuples indigènes ne sont pas chinois et que la Chine n’a jamais entièrement gouverné. Il a remplacé les politiques coloniales relativement modérées du Parti au Xinjiang, au Tibet et en Mongolie intérieure par une assimilation forcée brutale, un génocide culturel et même physique féroce, par la formation d’États de surveillance panoptique et, au Xinjiang, la construction d’immenses usines de production par des esclaves dans les prisons. Il a également écrasé le mouvement démocratique de Hong Kong, dont la seule revendication était que la Chine tienne sa promesse d’autoriser l’autonomie jusqu’en 2047.
Il va sans dire que tout cela n’a rien à voir avec le socialisme. Alors comment expliquer ce dénouement ?
Ce numéro 8 d’Adresses rassemble des essais sur ces questions et d’autres connexes, rédigés par des auteurs·es de la gauche militante.
Il s’ouvre par des essais d’Au Loong-Yu et de Richard Smith sur la nature du système mis en place par Mao et modifié par Deng Xiaoping avec la réforme et l’ouverture du marché – ses moteurs systémiques, ses contradictions intrinsèques, ses irrationalités et leurs conséquences. Ils montrent comment l’hypercroissance productiviste de la bureaucratie est enracinée dans l’aspiration nationaliste chauvine Han de Mao qui voulait restaurer ce qu’il imaginait être la grandeur de la Chine à l’époque féodale et dépasser les États-Unis À cette fin, le PCC a soutenu son effort d’auto-industrialisation nationale pendant sept décennies en maximisant l’extraction des surplus de la paysannerie et de la classe ouvrière, en supprimant leur consommation depuis 1949 afin d’accumuler les surplus nécessaires pour importer des usines et des technologies modernes, construire l’infrastructure d’une économie moderne et faire de la Chine une superpuissance militaire de classe mondiale.
Mao a pressuré la paysannerie jusqu’à ce que des dizaines de millions de personnes meurent de faim. Deng a créé un prolétariat de travailleur·euses migrant·es semi-esclaves entièrement nouveau pour le vendre aux capitalistes occidentaux au prix le plus bas du monde – le « prix de la Chine » – afin d’accumuler des milliers de milliards de dollars supplémentaires, à la fois pour construire la richesse et le pouvoir et pour enrichir le Parti.
Le chauvinisme nationaliste des grandes puissances et la compétition militaire entre superpuissances ne constituent évidemment pas un projet socialiste. Comme l’écrit Au, « le socialisme n’est pas un productivisme ; son but ultime n’a jamais été d’accroître indéfiniment les forces productives. C’est l’état d’esprit capitaliste, pas l’état d’esprit socialiste ».
En outre, comme je le montre, la course au charbon voulue par le Parti pour dépasser les États-Unis a fait de la Chine le premier émetteur de CO2 au monde, accélérant le réchauffement climatique au risque d’inonder les villes côtières du monde, dont Hong Kong et Shanghai, d’ici le milieu du siècle.
Un deuxième groupe d’essais analyse l’exploitation de la main-d’œuvre par les entreprises privées et publiques et explore les possibilités de renforcer la solidarité ouvrière entre les États-Unis et la Chine.
J’affirme que l’« avantage comparatif » unique de la Chine dans l’économie mondiale ne réside pas tant dans les subventions de l’État que dans son État policier tout-puissant et hautement organisé, qui a fourni des centaines de millions d’esclaves salariés industriels au coût le plus bas du monde, et qui a également expulsé par la force des dizaines de millions de paysan·nes et de résident·es des villes afin de dégager des terres pour construire des voies ferrées, des routes, des lignes de télécommunications, des usines, des centrales électriques, des immeubles de bureaux, des logements, des ports, des aéroports, etc. Il a aussi financé et construit des universités, des écoles de commerce et des instituts de recherche scientifique afin de faire progresser les prouesses technologiques de la Chine.
Zhang Mazi décrit la surexploitation de la main-d’œuvre migrante de Foxconn ainsi que des stagiaires non rémunéré·es des écoles de commerce, les brimades, le harcèlement sexuel. Il décrit le système en « circuit fermé » qui a enfermé les salarié·es de l’usine Foxconn de Zhengzhou pendant Covid, leur soulèvement à la fin de l’année 2022 et la répression qui s’en est ensuivie.
Zoe Zhao et Oli Shua montrent la situation critique des travailleuses des industries de l’habillement et de l’électronique qui sont soumises non seulement à une exploitation impitoyable mais aussi au harcèlement sexuel, et qui se défendent du mieux qu’elles peuvent en s’organisant et en s’entraidant.
Ellen David Friedman, organisatrice syndicale, Kevin Lin, universitaire militant, et Alex Tom, militant, évoquent leurs expériences respectives dans la construction de la solidarité syndicale pendant l’ère relativement libérale de Hu Jintao dans les années 2000, lorsque les ONG pro-travail et pro-démocratie, les avocats des droits humains et les ONG environnementales jouissaient d’une relative liberté. Au cours de ces années, Ellen Friedman a étonnamment créé un institut de recherche à l’université Sun Yat Sen de Guangzhou (près de Shenzhen et de Hong Kong) afin d’éduquer et de former les travailleurs et les travailleuses pour leur permettre de se défendre contre les employeurs privés.
Kevin et Alex décrivent leur travail de création d’organisations de solidarité dans les communautés chinoises de San Francisco, en amenant des militants syndicaux de San Francisco aux manifestations anti-OMC de 2005 à Hong Kong, et en permettant à des syndicalistes des dockers de Hong Kong de prendre la parole dans les locaux syndicaux de l’International Longshore and Warehouse Union (ILWU) lors de la grande grève des dockers de Hong Kong en 2013. Les ONG syndicales ont été fermées, Ellen Friedman a été embarquée par la police et a reçu l’ordre de quitter le pays, des activistes syndicaux et des centaines d’avocats spécialisés dans les droits humains ont été arrêtés. La répression règne depuis lors. Ruo Yan et Andrew Sebald décrivent la suppression des structures syndicales et les difficultés rencontrées par les travailleur·euses pour consolider les acquis du mouvement en Chine, malgré la persistance d’un certain militantisme.
Le troisième groupe d’essais traite de la rivalité géopolitique entre les États-Unis et la Chine. Promise Li écrit qu’à notre époque de concurrence entre grandes puissances, ceux qui, à gauche, prennent le parti de la Chine contre l’impérialisme américain ne comprennent pas que, premièrement, la Chine et les États-Unis sont partenaires dans le maintien de leurs systèmes respectifs d’exploitation économique et que, deuxièmement, la Chine est elle-même une puissance impériale montante et qu’elle n’est pas le moins du monde anti-impérialiste malgré la rhétorique officielle.
Nous concluons par un entretien en deux parties avec Au Loong Yu. La première partie, « Regarder l’impérialisme chinois en face », est un modèle d’argumentation pour les anti-impérialistes socialistes : comment critiquer l’impérialisme américain sans soutenir le PCC totalitaire, et comment critiquer l’impérialisme chinois et soutenir l’autodétermination de Hong Kong et de Taïwan sans s’aligner sur l’impérialisme américain.
La deuxième partie, « Le début de la fin de la montée en puissance de la Chine », analyse les fondements de la montée en puissance de la Chine, en particulier la subordination de la consommation à l’investissement. Le monopole du Parti sur le pouvoir d’État lui a permis de maintenir pendant des décennies le taux d’investissement en capital le plus élevé au monde, soit plus de 40% du PIB.
Cela a permis de financer la modernisation industrielle de la Chine (mais aussi une vaste surproduction et la mise en concurrence des fonctionnaires locaux qui s’affrontent dans des « tournois du PIB » pour plaire à Pékin et obtenir des promotions [5]). Pourtant, Au Loog-Yu note que la surexploitation de la main-d’œuvre qui a favorisé l’essor de la Chine entrave désormais la poursuite de la croissance, car les travailleur·euses à faible revenu du pays n’ont pas les moyens d’acheter ce que produisent les usines. Le gouvernement tente donc d’exporter sa surproduction qui, parce qu’elle est basée sur la main-d’œuvre chinoise ultra bon marché, est à un prix inférieure à celle des producteurs occidentaux, provoquant ainsi des guerres commerciales défensives. Alors que le long boom chinois touche à sa fin, que les moteurs de croissance des dernières décennies s’épuisent, aggravés par l’éclatement de la bulle immobilière, l’effondrement démographique et le vieillissement de la main-d’œuvre, Au se penche sur les perspectives du pays
Richard Smith est l’auteur de Green Capitalism : The God That Failed (2016) and China’s Engine of Environmental Collapse (2020).
Cet article est tiré du premier chapitre de son livre en cours d’écriture. Une première version a été publiée sous le titre « On Contradiction : Mao’s Party-Substitutionist Revolution in Theory and Practice » en quatre parties, New Politics, 7 juin 2022.
Notes
[1] Le travail forcé et le génocide culturel au Tibet ne sont pas encore aussi intensifs ni aussi bien documentés qu’au Xinjiang, mais ils prennent de l’ampleur. Voir Central Tibet Administration, « UN experts express concern over extensive labour exploitation in Tibet by China », 11 avril 2023.
[2] Il est inquiétant de constater qu’au cours de ces mêmes décennies, les voisins de la Chine, Taïwan, la Corée du Sud, Hong Kong et Singapour – les « quatre tigres » – qui se trouvaient tous à peu près au même niveau socio-économique que la Chine en 1949 (et la Corée devait subir une autre guerre en 1951-1953), étaient déjà, dans les années 1980, des économies entièrement industrialisées et modernisées. Dans les années 1990, elles étaient toutes, selon la Banque mondiale, des économies à « revenu élevé » du premier monde, alors que la Chine communiste n’a même pas pu atteindre le statut de « revenu moyen inférieur » avant 2001. Les tigres capitalistes ont également éliminé la pauvreté de masse alors que, même après sept décennies de « modernisation socialiste », quelque 600 millions de Chinois, soit 40% de la population, vivent encore dans la pauvreté, selon le premier ministre chinois Le Kaqiang en mai 2020. En outre, à l’exception de Hong Kong, qui était encore une colonie britannique, les autres tigres sont devenus des démocraties dans les années 1990. Richard Smith, « Can Xi Jinping’s “Chinese Model” supplant capitalist democracis and why should Western socialists care ? – Part 2 », New Politics, 4 décembre 2023.
[3] Richard Smith, China’s Engine of Environmental Collapse, Londres, Pluto Press, 2020
[4] Ibid.
[5] Sur ce point, voir Richard Smith, China’s Engine, op. cit.,chap. 5.
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Adresses internationalisme et démocr@tie n°8 : Adresses n°8
Adresses internationalism and democr@cy : China : Adresses n°8 English
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