Tiré du site de la revue Contretemps.
Pour saisir cette dynamique, des critiques et des analystes ont recours à des analogies avec d’autres phénomènes similaires ou considérés comme tels, des plus proches dans le temps et dans l’espace, comme l’actuel mouvement soudanais ou encore la révolution tunisienne, aux plus lointains comme la révolution russe ou la révolution française. Ces analogies sont évidemment nécessaires, si du moins on se garde de les ériger en modèles. Elles permettent de placer le devenir de l’Algérie dans une histoire mondiale et dans un débat structuré autour d’un ensemble de références théoriques, méthodologiques et historiques communes que les diverses critiques reprennent, ici et ailleurs.
C’est ce que nous allons revisiter dans cette contribution en partant de la réalité du terrain.
Rupture, continuité ou transition ?
Le mouvement populaire en cours n’a pas d’idéal a priori qu’il s’agirait de réaliser. À l’instar de tous les mouvements qui ont jalonné l’histoire moderne de l’humanité, il cherche d’abord à dégager de nouveaux rapports politiques et sociaux, autrement dit à trouver la meilleure voie pour un développement culturel, économique et social. C’est d’ailleurs cet objectif de « développement des forces productives » que se sont assignées les révolutions qui ont traversé le 20e siècle, révolutions qui ont toutes concerné des sociétés considérées comme « arriérées » en termes de développement économique (Russie, Chine, Algérie, Vietnam, Cuba, etc.). Assistons-nous aujourd’hui à un blocage du développement de ces forces productives et qui serait le prélude à une révolution sociale[1] ?
Quoi qu’il en soit, et pour en rester au cas algérien, c’est dans son évolution depuis le 22 février que ces enjeux s’éclaircissent pour la société. Si la motivation qui a suscité le mouvement s’est située, à ses débuts, sur le terrain de la « dignité retrouvée »[2], elle va crescendo se placer dans une critique de ce qui est appelé « Système » ; mais une critique qui demeure essentiellement morale. C’est ce qu’exprime le mot d’ordre fondamental du mouvement « Klitou l’bled ya serraquin » (« Vous avez volé le pays »). Critique qu’a saisi le régime en place pour la maintenir à ce niveau moral avec ses implications juridiques et éviter d’aller dans une critique de la profondeur du système économique néolibéral. Aujourd’hui, les voleurs dénoncés par le Hirak sont présentés comme « Issaba » (bande de malfaiteurs, en arabe).
C’est ici une plaque tournante du mouvement. Sur le terrain, se développe la critique qui considère que Gaid Salah essaye de « se rapprocher du vrai peuple qui réclame des actes », et le dénoncer serait « un abandon des aspirations des masses au jugement des pourris et des politiciens corrompus ». C’est ce que pense, par exemple, un des membres influent du « Panel »[3], le journaliste A. Belhimer qui considère « que l’armée accompagne une révolution pacifique, la protège et se refuse de la confisquer, qu’elle ne fait que reprendre laborieusement mais courageusement son souffle après une longe période de vide instrumentalisation »[4]. Ce qui constitue un soutien, voire un appel, à peine critique, à l’institution militaire.
De l’autre coté, il y a la critique qui considère que Gaid Salah est plutôt « en phase d’intimidation » du mouvement de protestation. S’il essaye de gagner en popularité en inculpant à tour de bras, toutes catégories sociales et professionnelles confondues, du jeune homme accusé de soulever l’emblème « amazigh » à l’homme d’affaire ou entrepreneur et industriel, devenus « oligarques » accusés de malversation et de corruption, « c’est peut-être le prélude à quelque chose de plus grave », questionne à juste titre cette opinion qui se construit au rythme du Hirak.
À moins d’être naïf, il ne faut surtout pas minimiser ce risque. Le souligner c’est surtout alerter et rappeler que la population a le droit de connaitre les motifs des incarcérations et d’exiger des procès en toute transparence. Cette revendication est démocratique. Elle est même potentiellement révolutionnaire dans le contexte que nous vivons, où toute concrétisation d’une revendication transitoire de ce genre engage des ruptures, notamment dans la justice, puisque c’est à ce niveau que l’enjeu se situe.
Ceci se traduit politiquement par deux positions qui s’affrontent. La première prône le passage par une élection présidentielle qui rétablisse au plus tôt la stabilité politique du régime et du système. La deuxième réclame une rupture avec l’état actuel des choses, et par conséquent une période de transition vers une nouvelle situation en diapason avec les aspirations du peuple en mouvement, avec comme point de mire une assemblée constituante souveraine.
Cependant, les perspectives d’un dénouement juste et démocratique, pour cette phase de lutte, s’éloignent. Mais le mouvement n’a pas pour autant échoué[5], même si on n’a pas pris la « Casa d’Elmouradia » sur le modèle de la « prise du Palais d’hiver »[6], ou celle « du palais de Carthage »[7]. La nature et l’ampleur du mouvement requiert une dynamique de rupture et de transition. Le terme « transition » émerge comme le plus apte à traduire les actions à envisager à court ou à moyen terme mais se pose alors immédiatement la question suivante : comment conduire cette transition et vers quel objectif ?
La forme que prendra cette transition dépendra, en dernière instance, des rapports de forces qui se construisent au rythme des luttes et de la confrontation des projets. L’idée de l’assemblée constituante, par exemple, était archi minoritaire au lendemain du 22 février. Il ne s’agissait pas pour nous d’attendre qu’un rapport de force au service des démunis soit établi pour revendiquer cette assemblée, mais d’acculer le pouvoir et d’empêcher qu’un consensus et compromis soient trouvés entre le pouvoir et les fractions de l’oligarchie. Elle a comme fonction d’armer le peuple en lutte d’un mot d’ordre politique pour concrétiser le « départ du système ». C’est ce qui arrivé en partie. Aujourd’hui, l’idée du processus constituant a gagné une partie de la société civile et politique. Quel que soit le dénouement de cette phase de lutte, élection présidentielle ou assemblée constituante, l’enjeu est pour nous d’approfondir le processus qui mène vers une émancipation sociale et politique.
Considérer que le mouvement n’est pas fini ne doit pas néanmoins nous empêcher de souligner ses contradictions, voire l’impasse dans laquelle il se retrouve aujourd’hui.
Le paradigme « gramscien »
La contradiction fondamentale dans laquelle se trouve le Hirak aujourd’hui nous rappelle le dilemme historique diagnostiqué par le dirigeant communiste italien Antonio Gramsci lors de la crise italienne des années 1920. Dilemme qui se vérifie à chaque impasse révolutionnaire.
C’est en pleine crise du capitalisme mondial de 1929 que Gramsci parle de « crise de l’autorité » ou de « crise d’hégémonie » du capitalisme européen, en écrivant que :
« si la classe dirigeante ne bénéficie plus d’un consensus en sa faveur, c’est-à-dire qu’elle n’est plus “dirigeante” mais “dominante”, exerçant uniquement la force de coercition, cela signifie précisément que les masses se sont détachées de leurs idéologies traditionnelles, et ne peuvent continuer à croire à ce en quoi elles croyaient jusque-là… »[8].
Cela signifie que les conditions politiques pour un dénouement révolutionnaire ne sont pas encore réunies. Ce type de situation historique est caractérisé dans la phrase maintes fois citée :
« la crise consiste dans le fait que l’ancien meurt et que le nouveau ne peut pas naître » [9].
C’est dans cette impasse entre un pouvoir honni, incapable de gouverner, et un mouvement populaire qui n’est pas encore capable de construire un nouveau pouvoir, que peut émerger le bonapartisme note G. Achcar[10]. Ce fut le cas, toute proportion gardée, de H. Boumedienne en 1965. Ce fut aussi le même type de contradictions qui a donné une dynamique fascisante islamiste dans l’Algérie de 1991. Aujourd’hui, l’alarmisme de certains milieux, notamment néolibéraux, qui cherchent une solution rapide à travers une élection présidentielle, agit dans ce sens, l’objectif étant de trouver un « Bonaparte » et d’éviter ainsi une intervention des masses organisées pour une solution démocratique large.
Toutefois, notre situation actuelle est sans nul doute différente des celle de 1965 ou de janvier 1991 et elle est encore loin de l’Italie de Gramsci. La crise n’est pas aussi aiguë, ni sur le plan économique, ni, à un degré moindre, sur le plan politique.
C’est une crise qui est survenue cependant après des décennies de démantèlement du « contrat social » sur lequel reposait l’hégémonie du capitalisme d’État, bâtie à partir de 1965 par Boumediene. En se déployant depuis les années 1980, moment marqué par le début d’ouverture économique appelé « infitah », la déstabilisation et la précarisation néolibérales des conditions socio-économiques qui se sont lentement mais réellement installées ont alimenté un repli généralisé sur les marqueurs identitaires (religion, ethnie, culture, nation) ainsi qu’une dérive vers l’idéologie libérale.
Se pose alors la question de savoir si cette situation est une conséquence de la crise générique du capitalisme que connait aujourd’hui le monde, ou plutôt le produit d’une crise spécifique du système étatique, rentier et patrimonial, qui caractérise cette partie du monde, comme le souligne G. Achcar[11] dans son étude sur le monde arabe ? Question qui reste ouverte et qui ne peut être traité dans les limites de cette contribution.
Quoiqu’il en soit, l’action à court terme suggère une exigence démocratique sans retenue.
Démocratie de classe ou critique de classe de la démocratie ?
Par démocratie, il faut entendre la conquête par le peuple du pouvoir politique. « Le présupposé de la démocratie, c’est la politique », confirme le militant et philosophe français Daniel Bensaïd[12]. C’est la condition de départ pour tout développement économique et pour toute émancipation sociale. C’est à ce niveau que se situe l’enjeu immédiat de toute révolution.
Cet enjeu est bien mis en exergue par le Hirak algérien. Le débat sur la constitution ou la présidentielle que nous avons soulevé plus haut exprime bien cet enjeu conjoncturel. Procéder par une plateforme de revendications culturelles, sociales et économiques adressées au pouvoir est une forme de reconnaissance de la légitimité de ce pouvoir. Or, dans un moment historique où des millions de gens dans la rue revendiquent le départ de ce pouvoir, cette posture s’apparente à un soutien du « régime » et du « système » en place !
« La démocratie est l’énigme résolue de toutes les Constitutions. Ici, la Constitution est incessamment ramenée à son fondement réel, à l’homme réel, au peuple réel ; elle est posée non seulement en soi, d’après son essence, mais d’après son existence, d’après la réalité, comme l’œuvre propre du peuple. La Constitution apparaît telle qu’elle est, un libre produit de l’homme »[13], soulignait K. Marx en son temps. Et il rajoutait dans la suite de son argumentation que « la démocratie est l’essence de toute Constitution politique : l’homme socialisé considéré comme Constitution politique particulière… L’homme n’existe pas à cause de la loi, c’est la loi qui existe à cause de l’homme : c’est une existence humaine, tandis que dans les autres [formes politiques] l’homme est l’existence légale. Tel est le caractère fondamental de la démocratie »[14]
Il ne s’agit donc pas de partir d’une vision métaphysique de la démocratie. Il s’agit bien de partir de la réalité, et celle-ci est en dernière instance une réalité sociale. Chaque homme, femme, groupe, association ou parti politique, selon la position de chacun dans l’échiquier social qui est structuré selon les couches et classes sociales, développe sa critique de la démocratie. Il y a donc une critique de classe de la démocratie et non une démocratie de classe, de même que pour Marx, sur le plan méthodologique, « il n’y a pas une économie politique de classe, mais une critique de classe de l’économie politique »[15].
De ce point de vue, l’attitude la plus démocratique consiste à organiser une assemblée constituante souveraine qui verra le peuple mobilisé construire un nouveau départ à partir d’un nouveau rapport de force social et politique. Et c’est en fonction de ce nouveau rapport de force qu’une nouvelle dynamique peut être envisagée. Cette nouvelle réalité ne sera évidement pas la fin de l’histoire, mais permettra d’engager ou de continuer le même combat démocratique et social sur de nouvelles bases et à partir de nouvelles règles. Pour paraphraser D. Bensaïd, c’est aller toujours plus loin, transgresser en permanence ses formes instituées chercher à étendre en permanence et dans tous les domaines l’accès à l’égalité et à la citoyenneté[16].
La deuxième attitude qui prône le passage par une élection présidentielle tente plutôt de freiner cet élan. Elle protège les intérêts de l’oligarchie au pouvoir. Cette bande de malfaiteurs, appelée « Aissaba » (en arabe), n’est pas une simple malformation du régime qui a dirigé le pays sous le règne de Bouteflika. Elle est la partie apparente de l’iceberg du système économique néolibéral, qui constitue la matrice idéologique dominante du système et qui est plus large que la sphère du régime. La partie cachée de cet iceberg, qui n’a pas atteint ce niveau de malversation, n’a pas totalement perdu la bataille.
Toutefois, la forme d’organisation et de protestation, la nature même du mouvement, l’absence d’organisation du mouvement à partir des lieux de travail et des lieux de vie, quartiers urbains et villages, maintient le mouvement dans une fragilité et dans une attitude défensive et de dénonciation, incapable de prendre des initiatives offensives allant dans le sens de la conquête de pouvoir. L’appel à des formes d’auto-organisation par les forces de « l’alternative démocratique », même tardif, est juste et nécessaire pour un avenir plus entreprenant. Mais sa réalisation est loin d’être acquise. Et quand bien même elle serait effective, sa portée démocratique et subversive au service de la majorité et des démunis dépend en dernière instance de sa composante et de son contenu. Elle constituerait un autre espace de lutte politique et idéologique, autrement dit le lieu d’une lutte permanente.
La simple existence d’une auto-organisation n’est jamais la garantie absolue d’une solution réellement démocratique. La critique au service des classes dominées et démunies doit se rappeler de l’exemple des « Aârouch », cette structure d’auto-organisation qui a émergé lors de la révolte de 2001 qui a touché une partie de l’Algérie, la Kabylie, comme elle doit se rappeler aussi de l’exemple iranien de 1979.
En cette rentrée sociale, Gaid Salah relance son projet politique de présidentielle après avoir, semble-t-il, consolidé ses assises au sein de l’institution militaire et sécuritaires. Il anticipe en même temps sur la réforme économique à venir, d’inspiration néolibérale, qui vise à réviser la règle 49/51 régissant les investissements étrangers en Algérie. Ce projet bute toutefois sur l’absence de personnel politique crédible pour l’engager sereinement. De son côté, le mouvement populaire se contente de sa « guerre de position » et de refus. Il gagnerait à se redéployer dans les lieux de travail et les espaces de vie quotidienne pour une action plus active, plus organisée et plus offensive.
Mais quoi qu’il en soit, le dénouement de cette contradiction ouvrira la voie à une transition vers de nouveaux horizons plus prometteurs, compte tenu de la brèche ouverte dans le système. L’engagement politique révolutionnaire n’est pas fondé sur une quelconque certitude scientifique progressiste mais sur un pari raisonné sur l’avenir[17].
Au début il y a eu l’indignation, l’indignation de se prosterner devant un mort-vivant. Or, comme l’indiquait D. Bensaid[18], « l’indignation est un commencement. Une manière de se lever et de se mettre en route. On s’indigne, on s’insurge, et puis on voit »[19]. Il s’agit à présent de voir, collectivement, comment avancer au-delà de l’indignation.
Notes
[1] Le même type de question est posé par G. Achcar à propos des mouvements de révoltes qu’ont connu un certain nombre de pays arabes en 2011-2012.
[2] Voir sur cette question notre article sur « la première victoire de la dignité retrouvée ».
[3] Structure mise en place par le gouvernement en vue d’engager des négociation avec les oppositions politiques pour l’organisation des élections.
[4] Voire sur cette question les propos de A. BELHIMER, membre du panel, dans, « Lahouari Addi, Dire que l’armée accompagne le hirak est faux, Belhimer », in https://www.dzvid.com/2019/09/01/lahouari-addi-dire-que-larmee-accompagne-le-hirak-est-faux-belhimer/?fbclid=IwAR2rsUVLLLO3iqBvVh0R2Ow2L49jyC6MEyLVf8PAoRwnLczE8rtZXQmJ_qA. Mais si, dans cet échange, L. ADDI a raison de dire que « l’armée n’accompagne pas le « Hirak », mais elle fait tout pour l’étouffer », quand il souligne que « L’autre courant , (de l’armée) qui regroupe de jeunes généraux, pense qu’il est temps de se retirer du champ de l’Etat et faire ce que les Turcs ont fait », il fait carrément un appel à l’autre fraction supposée de l’institution militaire pour accompagner le Hirak.
[5]J.P. SERENI, « Algérie, les généraux gardent la main », Orient XXI.
[6] Faisant référence à la révolution de 1917 en Russie.
[7] Référence à la révolution tunisienne de 2011.
[8] Cité par G. ACHCAR, « Phénomènes morbides » : qu’a voulu dire Gramsci et quel rapport avec notre époque ? », Contretemps.
[9] Ibid.
[10] ibid
[11] Voire G. ACHCAR, le peuple veut, édit. Actes sud, 2013
[12] D. BENSAID, « Démocratie : le scandale permanent », Contretemps.
[13] Kritik des Hegelschen Staatsrechts, in Werke, tome I, Berlin 1956, p. 231, cité par Maximilien RUBEL, « Le concept de démocratie chez Marx », in http://www.critique-sociale.info/304/le-concept-de-democratie-chez-marx/
[14] Ibid.
[15] Voir M. TAFURI, Projet et Utopie, Paris Dunod, 1979, P. 153
[16] D. BENSAID, Op. Cit.
[17] D. BENSAID, « Eloge de la résistance à l’aire du temps », cité par M. LOWY, « Un communiste hérétique », in, Daniel Bensaid l’intempestif, La découverte, 2012, p. 26.
[18] Ibid.
[19] Ibid.
Un message, un commentaire ?