Il est professeur à l’Université du Chili et spécialiste, entre autres, de l’histoire des mouvements populaires. Les initiateurs de ce Manifeste sont : Karen Alfaro Monsalve, Fabián Almonacid Zapata, Pablo Artaza Barrios, Mario Garcés Durán, M. Angélica Illanes Oliva, Alexis Meza Sánchez, Ricardo Molina Verdejo, Julio Pinto Vallejos, Gabriel Salazar Vergara, Verónica Valdivia Ortiz de Zárate. Ce Manifeste a reçu un appui très large non seulement d’historiens et d’historiennes, mais d’enseignant·e·s d’autres disciplines.
Le gouvernement de Piñera a ouvert, le samedi 3 septembre 2011, des négociations avec des représentants du mouvement universitaire et du secondaire ; du moins une partie d’entre eux, représentée par la CONES (Coordination nationale des étudiants du secondaire). L’aile la plus radicale, l’Assemblée de Coordination des étudiants du secondaire (ACE), n’a pas participé à cette rencontre.
Elle la considérait comme non pertinente. Comme prévu, le gouvernement a présenté cette première négociation comme un grand succès. Toutefois, la représentante de la CONFECH (Confédération des étudiants du Chili) et figure emblématique du mouvement étudiant, Camilla Vallejos, a indiqué que les mobilisations devaient continuer, sans toutefois mettre fin à la négociation. Les questions décisives liées au changement du système d’éducation n’ont pas encore été discutées et sont loin d’être « résolues ». (Rédaction)
Partout au Chili, les rues, les places et les ponts de toutes les villes se sont transformés en artères où affluent et circulent des milliers d’étudiants et de citoyens entonnant et reprenant les revendications pour des changements structurels dans l’éducation, changements qui exigent des modifications substantielles du paradigme économique, du caractère et du rôle de l’État et, de façon générale, du pacte social constitutionnel du pays.
Depuis des mois, les mobilisations n’ont pas cessé, reprenant à leur compte, en les adaptant parfois, des mots d’ordre d’autrefois qui touchent de façon critique au cœur du modèle néolibéral actuel : le marché, le crédit, l’endettement, le bénéfice, l’inégalité sociale et celle du système éducatif.
Au début, il a pu nous sembler qu’enfin les Alamedas [l’avenue centrale et symbolique de Santiago du Chili] s’étaient ouvertes, marquant l’arrivée de l’heure historique annoncée par le discours final d’Allende [dans son dernier discours, le 11 septembre 1973, à 9h10, Allende déclarait : « …de nouveau s’ouvriront les grandes avenues – alamedas – par où passe l’homme libre, afin de construire une société meilleure »].
Mais le développement des événements, avec la recrudescence de la répression policière, des menaces et des mesures prises contre les dirigeants et les dirigeantes du mouvement étudiant de la part des représentants du pouvoir ainsi que les provocations des policiers habillés en civil qui infiltrent les manifestations, nous rappellent que nous sommes dans un régime politique dirigé par la droite chilienne, qui est l’héritière des pratiques de la dictature militaire et la véritable fondatrice du régime néolibéral qu’elle cherche à imposer.
Et alors que les jeunes prennent par surprise le corps social même du Chili et que la répression devient furieuse, le bruit des casseroles frappées par les citoyens qui les soutiennent se fait entendre, rappelant le temps des protestations.
Si le temps des alamedas n’est pas encore arrivé, la volonté de pouvoir de la jeune génération a poussé avec force pour exercer une pression sur ces allées afin qu’elles conduisent à une véritable « Ouverture historique ».
Nous qui avons le devoir d’écrire l’histoire, nous nous interrogeons sur le caractère de ce mouvement et sur la signification de son irruption historique. S’agit-il encore d’une phase du mouvement estudiantin post-dictature ? Ses revendications correspondent-elles à des revendications essentiellement sectorielles ? Quelle est la façon de faire de la politique dans ce mouvement ? Quelle relation ce mouvement a-t-il avec l’histoire du Chili et sa fracture provoquée par le coup militaire de 1973 ? Comment ce mouvement s’articule-t-il avec le chemin et l’orientation de l’histoire longue du Chili ? Quelle mémoire sociale et politique citoyenne a-t-elle activé l’irruption du discours estudiantin dans la rue ?
S’il est en effet risqué de répondre à ces questions lorsqu’il s’agit d’un mouvement en marche, nous qui signons ce manifeste éprouvons la nécessité de témoigner, avec la pleine conviction que nous nous trouvons face à un événement national qui exige notre prise de position, qui s’ajoute à tant d’autres qui sont exprimées quotidiennement depuis différents fronts, aussi bien institutionnels que civils.
1. En premier lieu, nous considérons que nous nous trouvons face à un mouvement de caractère révolutionnaire anti-néolibéral. Les revendications du mouvement estudiantin émergent de la situation spécifique que connaît la structure du système éducatif du pays, basée sur le principe de l’inégalité sociale. Une transformation de cette structure – comme l’expriment parfaitement les cris de la rue – exige un changement systémique du modèle néolibéral, qui fait du principe d’inégalité (fondé sur la marchandisation de tous les facteurs et sur la capacité d’achat de chacun) la clé de voûte des relations sociales et du « pacte social ». Au cœur de ce principe organisateur, la figure politique de l’Etat néolibéral se profile comme un appareil médiateur, neutralisateur et garant de ce principe d’inégalité à travers ses propres politiques sociales.
Ainsi, il ne faut pas s’étonner que le mouvement estudiantin actuel rencontre un appui citoyen si large : la majorité des Chiliens qui crient et frappent leurs casseroles pour manifester leur appui aux étudiants se trouve dans la catégorie dichotomique de « débiteurs » face à un groupe légalement abusif et corrompu de « créanciers ».
En effet, les étudiants ne sont pas seulement des « étudiants », mais ils sont aussi des débiteurs [les études impliquent un endettement massif pour la large majorité]. Ce ne sont pas que les étudiants qui vivent dans le principe d’inégalité, mais la majorité sociale chilienne actuelle qui souffre de cette situation dans sa chair. Le social en particulier et le social en général s’auto-appartiennent et s’auto-identifient mutuellement dans une unité qui se construit et se conscientise dans la lutte.
Ainsi, le mouvement étudiant, apparemment sectoriel, constitue un « mouvement social » qui, en touchant au nerf central du système, irradie vers la société civile élargie qui s’identifie alors à lui, reproduisant socialement la force de manifestation de son pouvoir, « décongelant » la peur et agglutinant les discours et les pratiques fragmentés.
Le mouvement étudiant actuel revêt un caractère radical dans la mesure où il cherche à remplacer le principe néolibéral de l’inégalité, sur lequel est construite la société actuelle, par le principe de l’égalité sociale (basé sur le système de « droits sociaux citoyens »), promesse indispensable de la modernité, en dépit de toute post-modernité . C’est ce principe qui, depuis la sphère du monde de l’éducation chilien, se propage comme la fragrance d’un nouveau printemps vers toutes les couches de la société.
2. Ce mouvement a commencé à se réapproprier le politique pour le rendre à la société civile, en remettant en question la logique de la politique intra-muros [qui échappe au regard des non-politiciens], et avec elle le modèle de pseudo-démocratie et de légalité qui n’a pas encore coupé le cordon ombilical avec la dictature.
Il s’agit d’une politique délibérative, dans le sens le plus plein du mot, qui transcende les schémas partidaires (à part les engagements militants personnels de certains dirigeants). Le mouvement montre comment, à travers les bases mobilisées elles-mêmes, avec l’appui des réseaux sociaux de communication (« politique en réseau »), le pouvoir des masses s’exerce sur la scène publique, en faisant pression pour la transformation des structures. Ce fait est en train de réexaminer les fondements du changement social historique, en remettant en question les modalités verticalistes et représentatives, propres à la prémisse moderne, favorisant ainsi activement des formes de démocratie directe et décentralisée.
En ce qui concerne la relation du mouvement avec le système politique et le gouvernement actuellement aux commandes, ce mouvement correspond également à un nouveau moment de sa trajectoire historique post-dictature, moment dans lequel le lien avec l’institution se réalise essentiellement depuis la rue, puisque celui-ci [ce mouvement] n’est pas entré dans la négociation institutionnelle menée dans les enceintes gouvernementales.
Dans cette perspective, l’aspect nouveau de ce mouvement est la « politique ouverte » ou « politique dans la rue », qui, en même temps qu’elle permet de maintenir le contrôle du territoire appartenant à la société civile, diffuse et rend transparent pour tous les citoyens son discours, son texte et ses pratiques. La politique classique des gouvernements concertationistes [la Concertation, alliance entre le PS et la démocratie chrétienne, a gouverné le Chili de 1990 – 2009] d’ « invitation au dialogue » est devenue un piège inefficace pour le mouvement social actuel qui conserve la force de ses propres pratiques.
Ainsi, les mobilisations estudiantines et sociales – qui aujourd’hui ont lieu à partir de revendications en faveur de l’éducation – non seulement rendent « citoyen » le domaine de l’éducation en l’établissant comme base fondamentale d’un projet de société, mais témoignent également de la crise du système politique en remettant en question et en transgressant la « démocratie des accords », considérée comme le principal outil permettant de neutraliser et de repousser les revendications sociales.
Cette nouvelle politique trouve son expression manifeste dans un type de protestation sociale qui rompt les barrières imposées tant par la culture de la terreur de la dictature que par celle du « bien supérieur » de la transition. A travers une infatigable appropriation de l’espace public et, en général, de pratiques de non-violence active, le mouvement a organisé de multiples manifestations culturelles où le langage riche, plastique, inclusif et audacieux qu’il utilise interpelle le cordon de la répression policière et des médias qui cherchent à criminaliser la protestation.
3. Si ce mouvement correspond effectivement à un moment nouveau de la politique et de l’histoire sociale post-dictature, cela peut seulement se comprendre depuis la perspective plus ample de l’histoire du vingtième siècle du Chili. Au cours de celui-ci, dans les années 1960 et 1970, l’égalité dans l’éducation avait atteint, grâce aux limitations légales imposées au capitalisme anarchique, une maturation structurelle. Mais le processus, alors en pleine phase de consolidation, avait été interrompu brusquement par le coup d’Etat de 1973.
Le mouvement social étudiant actuel est l’expression de la volonté de récupérer ce fil cassé de notre histoire. C’est l’irruption du bourgeon de la semence qui fut piétinée et enterrée par la botte dictatoriale et le néolibéralisme. C’est la renaissance, avec la nouvelle génération, du rêve et de la volonté de ses pères de fonder une société basée sur la démocratie, la justice sociale et les droits humains fondamentaux, parmi lesquels l’éducation constitue l’un des champs les plus fertiles.
En effet, le pacte social pour l’éducation, abouti dans les années soixante et septante, fut le fruit d’une longue lutte menée par plusieurs générations depuis le milieu du XIXe siècle. Ce processus de lutte a consisté fondamentalement dans la volonté politique progressive d’arracher les enfants prolétarisés au monde du travail pour les scolariser, afin d’aller vers une société plus égalitaire à travers l’émancipation sociale et culturelle.
Ce trajet historique, qui a concerné toute la société, a réussi à produire des graines qui ont fructifié dans les décennies de 1960 et 1970, lorsque l’État et la société civile ont fait du pacte social pour l’éducation un de leurs plus coûteux projets de construction d’une nouvelle société démocratique. C’est cela le processus qui aujourd’hui fait à nouveau irruption dans le discours et dans la pratique du mouvement des étudiants.
Il s’agit d’une génération qui n’accepte pas de redevenir un objet de marché et de se prolétariser à nouveau, que ce soit par le chemin de l’endettement ou d’une éducation de mauvaise qualité. Ce qui est en jeu aujourd’hui s’incarne dans ce mouvement, à savoir le « projet et pacte social éducatif républicain/démocratique » chilien, en tant que principe éthico-politique d’égalité sociale.
C’est ici que s’enracine la densité historique de ce mouvement qui provoque, à son tour, une irruption de mémoire historique chez les citoyens. La mémoire des pères et des grands-pères qui marchent et manifestent au bruit des casseroles leur appui à la nouvelle génération est en train de retrouver et de tisser à sa manière le fil de notre histoire.
Ainsi, par son triple caractère d’événement révolutionnaire anti-néolibéral, de processus de récupération du politique par la société civile et de connexion avec l’histoire profonde du mouvement populaire du Chili contemporain, le mouvement citoyen actuel – dont les étudiants de notre pays sont en train de prendre la tête avec force, décision et claire vocation de pouvoir – se réapproprie et remet à l’ordre du jour des dimensions plus fondamentales que la transition frustrée vers la démocratie [la période de la Concertation] a sacrifiées.
A travers ces brèves réflexions, le groupe d’historiens et d’historiennes chiliens que nous sommes, appuyé par de nombreuses personnes, nous saluons le mouvement étudiant et adhérons aux revendications essentielles qu’il avance. Nous saluons les revendications de l’Assemblée Constituante [la revendication d’Assemblée Nationale Constituante se combine avec celles de changement du Code du travail et de renationalisation du cuivre afin de financer une éducation publique, gratuite, laïque et de qualité] et y souscrivons.
En même temps, nous appelons à ne pas considérer que ce mouvement agit uniquement dans la conjoncture de ce gouvernement de droite [celui du grand entrepreneur Piñera, élu en janvier 2010], mais à prendre conscience du fait que c’est un moment d’un processus historique déjà en marche, dont le fruit principal sera sans doute l’installation définitive de la revendication en faveur de réformes structurelles du néo-libéralisme et de la volonté irréductible des citoyens d’obtenir véritablement du pouvoir.
Tout cela devant figurer à l’agenda des projets politiques immédiats et à venir.
(Traduction A l’Encontre)