Et pour cause, les ravages faits par le néolibéralisme atteignent des sommets délirants. Et ça continue. À Wall Street et à Bay Street (Toronto), les mêmes voyous en cravate continuent de voler des milliards de dollars. Des gouvernements sans légitimité les endossent et détournent les fonds publics pour rescaper un capitalisme putride. Ça ne sent pas bon !
Depuis longtemps, les dominants n’ont pas été discrédités comme ils le sont aujourd’hui.
Ça, c’est la bonne nouvelle.
Alors, comment se fait-il que des ruptures ne se produisent pas davantage ? Pourquoi les multitudes semblent incapables de franchir la ligne rouge ? Une chance qu’il y a de grosses exceptions en Amérique latine, où de nouveaux projets de société prennent forme et changent la donne au niveau politique. Mais ailleurs, on semble piétiner.
Il y a 1000 raisons à cette apparente contradiction et évidemment, les choses bougent beaucoup, ce qui fait qu’on doit rester (modérément) optimiste. Il faut s’entêter …
Pour autant, il faut aussi se regarder dans le miroir, et se demander pourquoi cette colère ne réussit pas à bousculer les dominants. Et aussi, question encore plus angoissante, pourquoi les démagogues de droite semblent canaliser une grande partie de cette colère (du Tea Party à la CAQ en passant par les projets populistes de droite un peu partout dans le monde).
Jusqu’aux années 1970, les mouvements populaires se sont associés à divers projets politiques. Il y a eu des projets réformistes, qui préconisaient d’humaniser le capitalisme (le PQ était dans cette mouvance avant de devenir un parti de centre-droite). Il y avait les projets se définissant comme révolutionnaires, plutôt autoritaires. Il y avait la bonne tradition abstentionniste, un peu anarchiste, consistant à se tenir à l’écart du politique. Dans les différents cas de figure, plusieurs de ces projets n’ont pu libérer l’énergie populaire. Ils se sont déchirés entre eux plutôt que de se mettre d’accord contre les puissants adversaires. Il y avait un mélange d’optimisme naïf (une certaine croyance dans le progrès inévitable de l’histoire), de volontarisme (on compte sur une avant-garde « éclairée ») et d’une opacité stratégique qui ne prenait pas la peine de réellement analyser les rapports de forces.
Et plein de choses encore, ce qui fait que le militantisme des années 1960-70 s’est effiloché au fil des ans.
Quarante ans plus tard, on commence à s’en sortir, surtout que les jeunes générations prennent les choses en mains. Il ne suffit plus de faire de petites entourloupettes pour bricoler quelques améliorations dans un système pourri. En même temps, le temps est passé de rêver à des révolutions totales et absolues qui font en sorte que la grande masse est tenue à l’écart. C’est ainsi qu’apparaît une sorte de nouveau projet, une sorte de « réformisme radical » qui apprend peu à peu à parler le langage des gens et donc à sortir des tours d’ivoire que se sont construites les gauches d’antan.
Si on dit cela, ce n’est pas parce qu’il n’y a rien à retenir de ces expériences passées. Au contraire, il y a eu des tas de « bons coups », en même temps que de graves erreurs. Mais on ne bâtit pas aujourd’hui en étant nostalgiques. Sortir des sentiers battus est une grande nécessité.
Il y a beaucoup à dire sur les nouveaux projets d’émancipation qui surgissent maintenant. Pour le moment, je retiens deux grandes idées. L’émancipation ne peut pas venir « par en haut », et ce n’est pas d’être populiste de dire cela. Gagner des élections, ou même s’emparer de l’État n’est qu’une petite partie, probablement la plus facile, de la transformation qui doit venir des quartiers, des lieux de travail, des maisons.
L’émancipation ne peut pas être octroyée, décrétée, elle doit être auto-générée. Un peuple auto-organisé, c’est ce qui fait la différence.
Deuxième grande idée liée avec la première, l’émancipation ne vient pas d’une avant-garde éclairée. Il n’y a pas de chemin tracé d’avance, il n’y a pas de recette. Paul Freire, le grand inspirateur de l’éducation populaire au Brésil, disait même, « Il n’y a pas de chemin. On le construit en marchant ».
Est-ce que cela veut dire qu’il ne faut pas réfléchir ? Bien sûr que non. Il faut constamment être à l’écoute des hypothèses et des explorations, produites par les luttes et les mouvements populaires, et qui sont reprises, discutées, enquêtées par un processus dialectique entre la pratique et la théorie (ce que Marx appelait la « praxis »). Dans la résistance se produisent de nouvelles connaissances qui nourrissent les luttes et qui en retour ré-interpellent les pratiques.
C’est laborieux, cela ne se fait pas en un clin d’œil. Cela exige des nouveaux intellectuels (dont la grande majorité ne sont pas des profs d’universités en passant) un travail de longue haleine. Mais ça se fait, ça se vit.
On est rendus là.