Tiré du blogue de l’auteur.
Xénophobie, nationalisme, racisme
Les droites nationalistes mettent sans cesse en scène un conflit culturel entre d’une part, une Europe héritière des Lumières et, d’autre part, des cultures non-européennes. Cela s’inscrit dans un contexte politique plus large dans lequel s’affirment fortement des discours à la fois xénophobes, nationalistes et/ou racistes qui érigent sans cesse des périls et/ou boucs-émissaires (intérieurs et extérieurs), tout en essentialisant à outrance les populations pointées du doigt. Le discours faisant des réfugié·es, des exilé·es et/ou des migrants un "problème" s’est banalisé d’une façon si massive qu’il marque aujourd’hui l’ensemble de la société française, à commencer par la parole présidentielle.
Un exemple. Kaboul est tombée aux mains des talibans le 15 août dernier. Le lendemain, Emmanuel Macron faisait une allocution télévisée commentant l’événement et dans laquelle il avançait cette idée [8’00 - 9’17] qui résume en quelques mots la politique de son gouvernement, et plus largement de la classe dirigeante, à l’égard des réfugié·e·s : "Nous devons anticiper et nous protéger contre des flux migratoires irréguliers importants qui mettraient en danger ceux qui les empruntent, et nourriraient les trafics de toute nature." Des "flux migratoires irréguliers" donc et non des réfugié·e·s. Un "danger" contre lequel il faudrait "anticiper" et se "protéger". Des hommes, des femmes, des enfants, enfin, associé·e·s et emmêlé·e·s à des "trafics de toute nature".
Contre cette xénophobie euphémisée, l’histoire offre quelques ressources critiques, à commencer par quelques repères de lucidité, situés dans le transfert critique depuis un lointain passé de sensibilités, d’affects et d’idées guidés par l’émancipation. Ces ressources peuvent nous aider à être aujourd’hui un peu plus clairvoyant·es, un peu plus imaginatif·ve·s et, face à l’adversité des vents contraires, savoir garder notre cap. Tel est le cas du texte qui suit, écrit par Diderot dans L’Encyclopédie en 1765. Cet article, intitulé "Réfugiés", permet de confronter un éminent représentant des Lumières (radicales) - Diderot - à ceux qui parlent en leur nom aujourd’hui, que ce soit l’Etat ou les adeptes de l’illusion essentialiste "la France, pays des Lumières et des droits de l’homme".
"REFUGIES (Histoire moderne politique), c’est ainsi que l’on nomme les protestants français que la révocation de l’édit de Nantes a forcés de sortir de France, et de chercher un asile dans les pays étrangers afin de se soustraire aux persécutions qu’un zèle aveugle et inconsidéré leur faisait éprouver dans leur patrie. Depuis ce temps, la France s’est vue privée d’un grand nombre de citoyens qui ont porté à ses ennemis des arts, des talents, et des ressources dont ils ont souvent usé contre elle. Il n’est point de bon Français qui ne gémisse depuis longtemps de la plaie profonde causée au royaume par la perte de tant de sujets utiles. Cependant, à la honte de notre siècle, il s’est trouvé de nos jours des hommes assez aveugles ou assez impudents pour justifier aux yeux de la politique et de la raison la plus funeste démarche qu’ait jamais pu entreprendre le conseil d’un souverain. Louis XIV en persécutant les protestants a privé son royaume de près d’un million d’hommes industrieux qu’il a sacrifiés aux vues intéressées et ambitieuses de quelques mauvais citoyens, qui sont les ennemis de toute liberté de penser parce qu’ils ne peuvent régner qu’à l’ombre de l’ignorance. L’esprit persécuteur devrait être réprimé par tout gouvernement éclairé ; si l’on punissait les perturbateurs qui veulent sans cesse troubler les consciences de leurs concitoyens lorsqu’ils diffèrent dans leurs opinions, on verrait toutes les sectes vivre dans une parfaite harmonie et fournir à l’envi des citoyens utiles à la patrie et fidèles à leur prince.
Quelle idée prendre de l’humanité et de la religion des partisans de l’intolérance ? Ceux qui croient que la violence peut ébranler la foi des autres donnent une opinion bien méprisable de leurs sentiments et de leur propre constance."
[Source : Diderot, Articles de l’Encyclopédie, Textes choisis et présentés par Myrtille Méricam-Bourdet et Catherine Volpilhac-Auger, Paris, Gallimard, 2015, p. 337-338.]
"Protestants français"
Qui sont ces réfugié·es dont parle Diderot ?
Il s’agit des "protestants français", les "huguenots", qui quittent la France à la suite de la révocation de l’édit de Nantes en 1685 par Louis XIV (au moyen de l’édit de Fontainebleau du 18 octobre 1685). En 1680, la France compte entre 1,5 et 2 millions de protestants calvinistes, localisés principalement dans les grandes villes et le Sud-Ouest du royaume.
L’édit de Fontainebleau est adopté essentiellement pour des raisons politiques et représente l’aboutissement d’un processus de dégradation de la condition protestante au début du règne personnel de Louis XIV. Les "dragonnades" menées à partir de mai 1681 en sont un moment fort. L’édit de Fontainebleau prévoit l’interdiction du culte protestant, la destruction des temples et la fermeture des écoles protestantes, la possibilité pour les protestants de continuer leurs activités professionnelles en France "en attendant qu’il plaise à Dieu de les éclairer comme les autres" (article 12), la possibilité pour les pasteurs refusant la conversion au catholicisme de quitter la France et l’interdiction pour les fidèles protestants de quitter le royaume de France.
L’exil des huguenots doit donc s’organiser clandestinement. Les historiens estiment à environ 200 000 départs l’exil huguenot de la fin du XVIIe siècle, soit environ un dixième des protestants français. Diderot exagère le nombre d’exilés dans son article : il fait mention d’un million de réfugiés. Cela peut toutefois se comprendre en raison de l’impact très fort de la révocation de l’édit de Nantes. Le gros des départs se fait entre 1685 et 1689 ; des départs vers l’étranger continuent entre 1690 et 1730 mais à un rythme ralenti. L’Angleterre et les Provinces-Unies sont leurs principales destinations, accueillant chacun cinquante à soixante-dix mille réfugiés huguenots. La Suisse et les pays allemands suivent au deuxième rang accueillant chacun trente à quarante-cinq mille réfugiés.
"Utiles"
Diderot critique tout d’abord la révocation de l’édit de Nantes par ses conséquences néfastes sur la France : "Il n’est point de bon Français qui ne gémisse depuis longtemps de la plaie profonde causée au royaume par la perte de tant de sujets utiles." Ces "sujets utiles" le sont par leurs "talents", leurs "arts" et leurs "ressources" : savoir-faire, industrie, capitaux d’un groupe dont l’exil entraîne, selon le mémoire de Vauban datant de 1689, "le déclin de nos arts et manufactures, [...] la ruine la plus considérable du commerce". (Cité par Solange Deyon dans Histoire de France. Les conflits, sous la dir. d’André Burguière et Jacques Revel, Paris, Le Seuil, 2000, p. 190). La bourgeoisie européenne alors en pleine ascension présente en ce sens une composante protestante qui occupe un rôle central dans les affaires de plusieurs grandes villes du royaume de France. Cela se vérifie dans la banque, le négoce, le textile, les professions libérales.
"Persécutions"
Diderot explique en outre dans ce texte que l’exil huguenot a pour origine la persécution dont ils font l’objet car ils s’exilent pour "se soustraire aux persécutions qu’un zèle aveugle et inconsidéré leur faisait éprouver dans leur patrie". Que faut-il comprendre concrètement par ce mot : "persécutions" ?
Le grand pasteur de Charenton, Jean Claude, écrit le 7 septembre 1685 dans une lettre confidentielle à son fils, installé en Hollande, ces lignes qui dressent un tableau tragique de la persécution vécue par les protestants au cours de ces années : "Je vous diray que nous sommes tous déjà réduicts à des extrémités effroyables, il y a plus de soixante mille hommes répandus dans toutes les provinces du royaume sur ceux de notre religion. On somme les villes entières d’embrasser la religion catholique, le roi ne voulant plus souffrir qu’une religion. On brise, on pille, on assume, on viole, on rançonne, on traîne la corde au cou les gens à la messe, et en mesme tems, on fait imprimer et courre partout des relations portant qu’on n’a pas fait la moindre violence, et que les conversions se font de gré à gré [...]. Pour moi, j’espère de la grâce de Dieu que je sacrifieray ma vie quand il plaira à Dieu de m’y appeler. [...] Priez Dieu pour nous, car tout est perdu, sans remède et sans ressource." (Cité par Solange Deyon dans Histoire de France, op. cit., p. 179).
"Ennemis de toute liberté de penser"
L’article de Diderot établit enfin un lien entre le destin des huguenots et le sort de la liberté de conscience : les deux ont partie liée. Il écrit en effet : "Louis XIV en persécutant les protestants a privé son royaume de près d’un million d’hommes industrieux qu’il a sacrifiés aux vues intéressées et ambitieuses de quelques mauvais citoyens, qui sont les ennemis de toute liberté de penser parce qu’ils ne peuvent régner qu’à l’ombre de l’ignorance." A la suite de Spinoza et Pierre Bayle qui ont joué un rôle central au commencement des Lumières, Diderot fait de la persécution des protestants un lieu de mémoire négatif, véritable champ d’expérience ouvrant un horizon d’attente tendu vers la liberté de conscience. Louis XIV tient donc, selon Diderot, une position bien à l’opposé d’un monarque éclairé oeuvrant pour la liberté. A l’inverse, tout gouvernement éclairé doit s’assurer de punir les perturbateurs de la liberté de conscience.
Présence du passé
Cet article de l’Encyclopédie, lu aujourd’hui, nous offre la possibilité de voir les réfugié·es de notre époque différemment de la vision nationaliste, devenue dominante aujourd’hui. Les réfugié·es ne sont pas ces "autres", étrangers venus de loin. Ils ont été par le passé des gens d’ici, des gens du pays, des Français·es ; protestants, mais partageant le même statut que les autres sujets du royaume de France. Cela n’est pas rien à une époque où les migrant·es, exilé·es et réfugié·es sont érigé·es par les discours nationalistes comme des figures d’une altérité absolue. Les réfugié·es dont parle Diderot sont donc une partie de nous-mêmes, ce qui engage un regard similaire à l’égard des réfugié·es de notre monde aujourd’hui. Il en ressort également que l’accueil des réfugiés est une politique d’hospitalité en Europe à laquelle on ne saurait déroger sous peine de rompre avec la tradition d’accueil dont ont bénéficié les huguenots en leur temps.
Ensuite, hier comme aujourd’hui, l’accueil des réfugié·es partage un destin commun avec la liberté. A mesure que s’accroît l’arbitraire policier à l’encontre des réfugié·es et des exilé·es sur les frontières, dans les centres de rétention et sur sol des pays européens, dans la même mesure reculent les libertés publiques et progressent les tendances à l’autoritarisme des pouvoirs. A mesure que s’accumulent les renoncements à l’égard des persécuté·es du monde qui tentent de trouver un asile en Europe, dans la même mesure recule la liberté dans les autres pays du monde. Le cosmopolitisme des Lumières appelle donc l’internationalisme solidaire aujourd’hui.
Enfin, les réfugié·es ne sont pas des êtres de trop comme le voudraient les discours nationalistes. Comme les huguenots aux XVIIe et XVIIIe siècles, les réfugié·es peuvent être "utiles" à nous tou·te·s. Cela demande toutefois à être pensé en rupture avec les besoins conjoncturels des économies capitalistes et des Etats qui ouvrent et qui ferment le "robinet" de l’immigration suivant leurs besoins en travailleur·euse·s car cela n’est rien d’autre qu’organiser la concurrence mortifère entre les peuples qui, à son tour, nourrit les nationalismes. De même que Diderot mobilisait l’utilité commune pour fonder sa critique de la persécution des huguenots en son temps, nous pouvons à notre tour imaginer l’utilité sociale et politique des réfugié·es pour justifier une politique de l’accueil. Cette utilité ne saurait être donc celle de la mesure marchande du monde qui est celle du capitalisme.
Ayant pris conscience de ce présent du passé des Lumières, nous pouvons donc paraphraser Diderot, contre la xénophobie des discours nationalistes, en affirmant qu’ "[i]l n’est point de bon Français qui ne gémisse depuis longtemps de la plaie profonde causée [au monde] par la perte de tant [d’êtres] utiles."
Un message, un commentaire ?