L’hebdo satirique espagnol, mais édité à Barcelone (tiens donc), El Jueves frappe à nouveau sur ce qui constitue l’un des éléments importants de la situation politique nouvelle créée par les quatre dernières élections groupées qui se sont tenues en Espagne : la marginalisation politique accélérée de Podemos (marginalisation paradoxale comme nous allons voir). Précisons, avant de poursuivre sur ce sujet, que cette revue ne montre aucun acharnement particulier contre le parti (si bien nommé) de Pablo Iglesias. Une de ses cibles favorites reste en effet la famille royale espagnole, sans oublier l’extrême droite ou le système judiciaire, en fait ce que l’on pourrait désigner lapidairement comme « le système », cette articulation des strates du pouvoir, particulièrement bien huilée, malgré la crise de légitimité qui l’affecte en ses institutions dont la monarchie est l’emblème. Mais ce qu’il faut justement retenir de ce qui s’avère une volonté éditoriale, proprement antisystème, à la Hara Kiri, de s’arrêter sur Podemos et plus spécialement, nous verrons pourquoi, sur son leader si charismatique, c’est qu’elle est révélatrice de la fine perception politique, derrière le trait volontairement grossi de nos satiristes, que ce parti s’est, depuis quelque temps, largement gagné les galons du petit dernier des partis dudit système.
Pablo Iglesias remodèle la direction de Podemos avec plus de Pablos Iglesias.
"Que des gens en qui j’ai confiance" assure-t-il.
Le paradoxe tient à ce que cette promotion systémique de Podemos signe aussi sa dégringolade électorale puisque la logique même du positionnement de Pablo Iglesias s’apparente à une fuite en avant échevelée qui, toujours plus oublieuse de l’iconoclaste irruption très « indignée » de Podemos en 2014 sur l’échiquier politique espagnol se donnant pour mission « de prendre d’assaut le ciel », approfondit toujours plus outrancièrement la théorisation, avancée dès l’été 2016 (1), de la nécessité de passer de la guerre de mouvement (la « guerre éclair ») à la guerre de positions. Très significative métaphorisation du coup d’arrêt qui était ainsi donnée à la dynamique, pourtant déjà partie de travers, portée par le si lumineux esprit indigné des places (le cœur de l’indignation fut Sol, soleil, la place centrale de Madrid, la Puerta del Sol, la Porte du Soleil). Le choix littéralement de renforcer les « positions » acquises signifiait l’intégration pleine et sans nuances desdites positions podémites dans le champ institutionnel-électoral, qui plus est, et le sens de ce virage ou retournement est d’abord là, en faisant du vieux PSOE, qui fut considéré, un temps bref de jeunesse folle, le parti à dépasser électoralement, le partenaire à convaincre de désormais « faire gouvernement » ensemble. L’écho lointain du slogan indigné « PSOE et PP, c’est la même merde ! » (2) finissait de disparaître des radars de Podemos. La conquête en 2015 de plusieurs mairies importantes, à travers des coalitions à double versant avec, d’un côté, l’historique gauche, issue du PC, Izquierda Unida (à laquelle s’adjoignait l’écologiste Equo) et, de l’autre, des regroupements maintenus d’Indigné-es, comme ce fut le cas à Barcelone, avec Ada Colau, a pu faire illusion : la marche triomphale qui devait mener au gouvernement central puisque, le plus souvent, il fallut compter sur les élus du PSOE pour obtenir ces majorités municipales, a très tôt enclenché sur des processus centrifuges aboutissant à des ruptures dont la plus retentissante aura été, récemment, celle de Madrid avec la maire indépendante Manuela Carmena qui se combina avec la scission du « frère », devenu ennemi, de Pablo Iglesias, Iñigo Errejón.
Podemos, après avoir dévitalisé et stérilisé ce (ceux et celles) qu’il avait capté(-es) de la mobilisation des places, découvrait à ses dépens, ce que le système sécrète comme venins appelés à neutraliser les mieux intentionnés de ses contestataires qui cèdent au mirage qu’il est « contestable » de l’intérieur : le prix à payer est d’autant plus amer et cruel que le ver de la personnalisation, une des ruses essentielles de l’ordre en place pour circonscrire le risque du désordre, était, dès le début, dans le fruit Podemos ; dès le congrès de fondation de Vistalegre à l’automne 2014 où, par un coup de force de dernière minute, Pablo Iglesias et ses proches réussirent à évincer des instances de direction du parti les anticapitalistes qui pourtant avaient été essentiels pour mettre celui-ci sur orbite aux Européennes de cette même année !
La machine à perdre s’est donc vite emballée et a produit ce dont rend compte El Jueves, une débâcle électorale (jamais aussi cuisante que pour un parti intrinsèquement électoraliste) le 28 avril (législative) et le 26 mai (Européennes, autonomiques et municipales) qui amène Pablo Iglesias à assumer, dans une cohérence difficilement perceptible par le commun des « Espagnols », que sa marginalisation politique accrue rend plus que jamais nécessaire son intégration à un gouvernement avec un PSOE, sorti renforcé, lui, desdites élections, pour … empêcher qu’il ne cède à son tropisme droitier de négocier, comme il fait d’ailleurs sans vergogne, en ce moment même, l’appui local (et plus ?) du parti de centre droit extrémisé très à droite, Ciudadanos (3). Si l’on voulait résumer l’actuelle orientation iglésiste nous aurions, en un autre paradoxe, ceci : « Plus je suis faible, plus je serai en position gouvernementale de forcer … un fort PSOE qui, structurellement tire à droite, à rester (sic) à gauche ».
El Jueves s’arrête plus précisément sur le remaniement que vient d’opérer Iglesias à la tête de son parti pour que, malgré le bilan électoral désastreux (lire ici), il confirme, en un bloc homogène d’hégémonie absolue de l’iglésisme, le choix d’alliance avec les socialistes : la façon même qu’a Iglesias de « tenir » son parti, contre vents et marées électoralement adverses, de s’en gagner en toute facilité l’adhésion, ce que El Jueves, par son choix graphique et rédactionnel (inauguré, avec quelques différences, en mars dernier, voir ici), illustre magistralement, est l’indicateur exact de ce qu’est devenu ce parti, le parti d’un homme, de l’orientation incontestée, incontestable, portée par cet homme. Les dirigeants de Podemos sont, en langage satirique, des doublons du Seul, de l’Unique ! On aurait tort, dans la gauche radicale critique (ou pas) envers la stratégie podémite, de sous-estimer ce rôle de la personne, de l’individu magnifié Chef absolu, dans la mise en œuvre des dérives politiques (pensons à Mélenchon !) : il a fait partie centralement de ce que la dégénérescence bureaucratique de l’URSS a produit tout autant qu’elle en a été le produit. Rien de nouveau avec Podemos, certes dans des contextes et avec des conséquences très différentes, sous le ciel de l’affadissement, voire de l’anéantissement, des projets de gauche dans ce qu’ils promettent comme rupture avec l’existant et ouverture vers une alternative et qui, comme l’Iglesias de El Jueves, aboutissent à une reconduction du même : reconduction-réduplication partidaire d’un individu (Iglesias) en homologie d’une reconduction-renforcement de l’ordre en place (via Pedro Sánchez).
Je voudrais terminer ces lignes, avant de proposer la traduction du bref article de El Jueves, en rappelant ce que l’itinéraire de Podemos, en son actuel point d’aboutissement radicalement iglésisé, doit probablement au poids, poids somnambule de l’histoire longue sur le présent, qu’exerce encore Izquierda Unida (et ce qu’il doit, en amont, au cours que le PCE a adopté pendant la Transition des années 70-80) sur la scène politique espagnole : ce parti (lui-même regroupement de partis), issu de la marginalisation des communistes pour rude prix de leur contribution à l’établissement de la double hégémonie politique des franquistes reconvertis démocrates et des socialistes convergeant avec eux pour « moderniser » à l’européenne le pays, n’a eu de cesse, jusqu’à aujourd’hui, d’en appeler à l’union des gauches, socialistes compris. Avec, comme réponse, le souverain mépris, en forme de fin de non recevoir, d’un PSOE intégré au système en son bipartisme gauche-droite (PSOE/UCD puis PP) jusqu’à ce que, c’est son acquis incontestable et durable, le 11-M indigné le fasse voler en éclat en 2011. Si l’on veut bien y réfléchir, la pathétique façon dont un Iglesias en appelle, depuis la promotion (mineure)-marginalisation (majeure) que lui a fait subir la logique systémique, n’est pas sans rappeler, en un bien triste mimétisme, ce que celle-ci a longtemps réservé au PCE puis à Izquierda Unida. Il se vérifie, par là, plus profondément qu’il n’y paraît, que décidément Pablo Iglesias et le Podemos qu’il a façonné à son image (n’oublions pas qu’il a été, depuis ses 14 ans jusqu’à ses 21 ans, communiste, puis, après une séquence altermondialiste, conseiller électoral d’IU pour les élections de novembre 2011, soit au sortir du mouvement des Indigné-es) ont, comme ne l’envoie pas dire El Jueves, tôt fait de se laisser happer par ce qu’ils postulaient innocemment (ou en méchants machiavélistes ?) contester. Comme je l’écrivais en 2016 « On peut à bon droit affirmer que l’alliance conclue par Podemos avec IU signe paradoxalement l’alignement stratégique du premier, parti pourtant le plus fort, sur la seconde, partie la plus faible (largement fragilisée par son nouveau partenaire !), pour ce qui est du rapprochement avec le PSOE ! Autrement dit Podemos, dans sa réorientation politique, a renoncé à polariser sur son identité première antisystème et s’est retrouvé à assumer d’être polarisé par ce qui, dans le champ politique espagnol, constituait une option historique stérile. Osons le néologisme izquierdaunisation de Podemos pour pointer le risque tendanciel guettant ce parti malgré l’atout qu’il a encore d’apparaître lui, à la différence de ce qu’a représenté IU et en dépit des récents aléas électoraux, comme un défi au régime. Le parti de Iglesias s’est littéralement échiné depuis le 20D [élection du 20 décembre 2015 qui a vu la percée, pour la première fois à une législative, de Podemos et de ses alliés], à jeter des ponts vers une social-démocratie devenue social-libéralisme et abonnée à gérer, pour le plus grand profit du capital, une sortie de crise au détriment du monde du travail, toujours plus précarisé, des exclus du travail et plus généralement de l’ensemble des couches populaires. » (4). Les derniers évènements semblent hélas confirmer que ce qui n’était qu’hypothétique risque est devenu réalité.
Encore ceci : la récente décision de la maire sortante de Barcelone, Ada Colau, de s’accommoder des voix proposées par Manuel Valls pour être reconduite maire au détriment à l’indépendantiste arrivé en tête (5), ajoute à la débandade politique de ce qui constitue la mouvance Podemos. Avec la circonstance aggravante que, dans ce cas, on peut estimer que, par la figure de l’Indignation qu’incarne Ada Colau (en tant qu’ancienne dirigeante de la célèbre PAH, plateforme d’opposition aux expulsions de logement, collectif au demeurant précurseur de la mobilisation indignée), c’est tout un pan de ce mouvement contestataire de 2011 que Podemos a entraîné dans la régression politique substituant une lutte des places prosystème à une lutte des places antisystème !
Antoine
(1) Lire Podemos se refugia en las trincheras 3[Podemos se réfugie dans les tranchées] (eldiario.es, 04 07 2016).
(2) Capture%2Bd%25E2%2580%2599e%25CC%2581cran%2B2019-06-10%2Ba%25CC%2580%2B17.16.27.png 3
A gauche le socialiste Zapatero, contre lequel s’est levé le mouvement des Indigné-es et, à droite, celui qui aspirait à lui succéder (ce qu’il fera en novembre 2011), Rajoy, du PP.
(3) Pedro Sánchez, que l’on nous présente hâtivement redonnant vie à la social-démocratie, n’a non seulement pas trouvé moyen d’abroger (comme il envisageait de le faire à la demande de Podemos, du temps où celui-ci lui apparaissait incontournable pour avoir la majorité au Congrès) la loi Travail promulguée par le PP (en continuation de celle du socialiste Zapatero en 2010 qui avait suscité une grève générale et ensuite la révolte des places) mais, sitôt connu le résultat avantageux de l’élection du 28 avril, il s’est empressé de laisser annoncer, par la voix de sa ministre de l’Economie, qu’il n’était évidemment plus question d’abroger ladite loi ; cette ministre avait défendu, en octobre 2018, sans être rappelée à l’ordre, devant des investisseurs internationaux, à Londres, que "la réforme du Travail en vigueur avait eu des "résultats positifs car elle avait donné plus de flexibilité au marché du travail" (La ministra de Economía cierra la puerta a revertir la reforma laboral 3[La ministre de l’Economie ferme la porte]) ! Faut-il être aveugle pour ne pas voir que le social-démocrate espagnol Pedro Sánchez est foncièrement un social-libéral capable de la jouer Hollande proclamant que son ennemi est la finance ! Au demeurant, son flirt politique, immédiatement après cette élection, avec Emmanuel Macron pourrait être tenu comme l’indice tangible de ce que le socialisme qu’il incarne reste, par-delà ses manoeuvres politiciennes attrape-Podemos le temps qu’il faut pour se refaire une santé politique, dans la lignée du socialisme historique en Espagne, celui de Felipe González dont certains (Iglesias en tête) ont cru "naïvement" que, lors de son purgatoire hors de la direction de son parti, Pedro Sánchez était l’exact opposé ! Dans l’oubli de ce que, à ce niveau aussi, celui des partis, l’histoire longue du "système" sait se rappeler au bon souvenir de ses supposés contestataires.
(4) L’échec de Podemos et de ses alliés : de l’urgence d’une réorientation 3(Contretemps, 26 07 2016) 3
(5) Barcelone. Ada Colau reconduite maire avec l’appui de Valls ?
Ada Colau a déclaré aujourd’hui "Bienvenues toutes les voix qui s’exprimeront à l’investiture". Celles de Valls et ses camarades, sur sa candidature, comme celles de la gauche.
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