Cela prendrait plus qu’un miracle pour renverser la tendance après les primaires de mardi.
Cela me fait beaucoup de peine en pensant aux millions de jeunes Américains qui ont été trempés dans la lutte d’Occupy Wall Street et qui par la suite ont migré vers la bataille politique. Pour un temps, on a eu l’impression fugace que le vent tournait à gauche, notamment lorsque des timides mais sérieuses percées sont survenues lors de l’élection d’Alexandria Ocasio-Cortez et de quelques autres progressistes au Congrès. On a également observé que dans certains États et municipalités, se constituaient des coalitions progressistes. Entre-temps, les Democratic Socialists of America (DSA), principal regroupement de la gauche états-unienne, passait de 6 000 à 60 000 membres en s’investissant à fond de caisse dans la campagne de Sanders, tout en maintenant son identité politique et organisationnelle.
Les représentant-es de DSA venu-es au Québec des dernières années étaient optimistes. J’avais posé la question à l’une d’entre elles, Megan Svoboda, qui assistait au dernier Congrès de QS. Est-ce que DSA avait un « plan B », au cas où Sanders était mis hors de circuit ? La question l’avait surprise, mais elle avait répondu avec intelligence et subtilité, en rappelant que les États-Unis restent dominés par un dispositif de pouvoir énormément puissant, et que le système politique avait été historiquement construit pour écarter les initiatives progressistes. Pour elle, la campagne pour Sanders faisait partie d’un ensemble plus vaste de mouvements et de revendications populaires, féministes, anti-racistes, sur lequel DSA et les générations actuelles de résistance misent à long terme. Une fois dit cela, il est certain que la campagne de Sanders comptait beaucoup pour les progressistes états-uniens. Aujourd’hui, sa défaite prévisible jette un gros baquet d’eau froide sur tout le monde.
Cette situation a une longue histoire et une grande profondeur aux États-Unis, ce qui explique que les progressistes sont rarement sortis de l’ombre dans ce pays. Cependant, et c’est malheureux, on constate un peu la même chose dans la plupart des pays capitalistes.
Depuis quelques temps, les progressistes sont en déroute. Les gauches qui parfois ont attrapé une parcelle du pouvoir (la « vague rose » en Amérique latine) se sont épuisées dans les méandres de la « gouvernance » tout en étant paralysées par le pouvoir capitaliste dans ses dimensions supra-nationales (comme ce qui est arrivé en Grèce). Aujourd’hui, des coalitions entre droite et extrême-droite ont le vent dans les voiles tandis que les gauches éparpillées entre diverses factions cherchent à reprendre leur souffle, ce qu’on constate beaucoup en Europe.
Certes, chaque pays se présente de manière distinctive avec sa culture politique, ses maillons faibles et forts au niveau politique, organisationnel, culturel. On ne peut pas simplifier et penser que c’est pareil partout. Cependant, comme nous sommes tous dans ce monde capitaliste globalisé, il y a quelques traits communs qu’on doit discuter davantage
Ce puissant dispositif du pouvoir imposé aux États-Unis, mais aussi au Canada et dans les pays capitalistes, dispose, on le sait, de plusieurs leviers. Un vaste ensemble de « protections » a été mis en place dans ces États pour protéger la domination capitaliste, impérialiste, coloniale et patriarcale. Le processus électoral est l’une de ces réalisations qui fait en sorte que la « démocratie » est réduite à une alternance entre quelques partis de droite et de centre-droit, reléguant aux marges les formations politiques plus progressistes. Parler de « démocratie » dans ces contexte, c’est un euphémisme, dans le meilleur des cas.
De manière systémique, les barrières pour bloquer les Sanders, Corby, Syriza, Lula et tous les autres sont très sophistiquées, utilisant un vaste éventail de moyens : la force brutale (récemment dans le cas de la Bolivie), le chantage et les campagnes de peur (en Espagne et en Catalogne), les pressions économiques (la Grèce quand Syriza est arrivé au pouvoir), les coups bas sur le plan financier, commercial, technologique, et j’en passe.
Et partout et toujours, une vaste bataille des idées pour convaincre les dominés qu’ils ne peuvent rien, qu’il faut se résigner. « There is no alternative », comme le disait Madame Thatcher ! Ce message, ce déploiement de force, ce grand blocage, cela vient de l’État « profond », qui dépasse de loin, les appareils politiques d’exécution que sont les gouvernements, dans un contexte généralisé de « dé-démocratisation ».
Alors que faire, comme dirait l’autre ? C’est tentant de dire « basta » à ce système fondamentalement pourri. À l’époque où on restait sous l’influence de lubies d’extrême-gauche, on disait, « Élections = pièges à cons ». On était des champions de l’abstentionnisme. On pensait que le seul combat possible était dans la rue. Et franchement, on avait raison, mais aussi, on avait tort.
Le dispositif du pouvoir était content, et reste content, si la scène politique reste enfermée dans la fausse alternance centre-droit/extrême droit. On préfère ce système qu’on voit comme plus stable, facilitant l’incessante transformation capitaliste. L’idéal est une situation où une droite un peu « décomplexée » (dans le genre de Trump, de Boris Johnson et, plus près de nous, des Conservateurs) se retrouve devant une droite au « visage humain », se présentant comme humaniste ou même féministe (!), qui va mettre en place, à peu de choses près, les mêmes politiques et les mêmes pratiques que l’ultra-droite, dans le sens de l’austéritarisme qu’on pourrait appelle aussi le « néolibéralisme 2,0 ». Parmi le1 %, on est donc très content quand la « lutte électorale » se déroule entre Démocrates et Républicains, entre le Parti Libéral et le Parti Conservateur, etc.
Dit autrement, on n’affaiblit pas ce dispositif du pouvoir en se mettant de côté, en pensant qu’on peut se créer des « ilots » de démocratie et de justice sociale, dans un quartier, dans une rue, dans une entreprise. En fait, le dispositif du pouvoir, l’État « profond », va mener ces grandes transformations encore plus facilement. Il va miner, discréditer, isoler et vaincre les laboratoires de la transformation, à moins que ceux-ci ne se coalisent et perturbent le (dés)ordre de l’injustice pour percer quelques fissures dans la muraille du pouvoir. Vous comprenez évidemment que j’argumente à l’effet de continuer et de s’entêter, avec Sanders ou d’autres, avec les coalitions progressistes dont une qui ne s’en tire pas trop mal et qui s’appelle Québec Solidaire.
Mais cet optimisme prudent ne doit pas nous faire tomber dans une autre illusion qui est habituellement porteuse de grandes défaites. Ce n’est tout simplement pas vrai que les États-Unis, la France, le Brésil ou même le Québec vont changer dans le cas où les progressistes gagneraient les élections. Le dispositif du pouvoir, l’État « profond », dans les cas (plutôt rares) où cela peut se produire, ne cessera pas de mener le jeu. On ne pourra pas les vaincre en se tenant au terrain institutionnel, car eux ne se gêneront pas pour le transgresser s’ils pensent qu’il y a une menace pour leur contrôle.
Dire et penser cela, cela ne doit pas nous mener à un abstentionnisme un peu bébête. Alor est requis une capacité stratégique qui repose sur beaucoup de détermination.
Dit autrement, c’est une erreur de tout miser sur un seul champ de bataille. C’est une erreur de penser qu’en devenant plus « modérés », on deviendra plus « acceptable ». C’est une erreur de penser que ce dispositif va se tasser parce qu’on aura élu des parlementaires.
Et donc cet État profond, il faudra le combattre dans tous ses replis, sur les lieux de travail, dans les quartiers, les professions, les institutions, les écoles et même dans la vie dite privée où se perpétuent la domination et les jeux de pouvoir. Le défi est énorme. Mais parfois, ça marche. Je pense par exemple aux immenses batailles populaires en Bolivie au début du millénaire, où un peuple organisé, politisé, à travers un tissu communautaire dense, s’est construit une identité, un sens de lui-même, une dignité. Quelques années plus tard, Evo Morales et une coalition un peu bric-à-brac gagnaient les élections. Au-delà de son intelligence tactique, le MAS était la conséquence, et non la cause, de l’irruption qui a conduit ce pays, pour un temps, dans une « grande transition ». Une fois cette avancée réalisée, la grande lutte a continué. L’État profond a continué son œuvre de déstabilisation et le camp populaire doit constamment se réorganiser.
Toutes ces expériences, positives comme en Bolivie, négatives comme aux États-Unis, doivent nous dire d’éviter des schémas simplistes. Il faudra trouver notre propre chemin. La grande transition qui doit émerger sera le résultat conjugué de toutes nos luttes, de toutes nos imaginations, de tous nos espoirs.
Un message, un commentaire ?