Tiré de Fugues
5 septembre 2023
Cette étude a mis en lumière l’expérience du racisme et des discriminations vécues par les personnes originaires d’Asie de l’Est et du Sud-Est en France.
Celle-ci pénètre l’école, le travail, l’espace public. Mais elle se glisse aussi dans l’intimité, jusque dans nos lits. Si, comme le souligne l’étude, « les hommes asiatiques subissent des stéréotypes liés à leur masculinité souvent déniée ou dévalorisée », les migrants gays asiatiques, eux, font l’objet d’une accumulation d’oppressions entrelacées en raison de leur statut migratoire, de leur orientation sexuelle et de leur condition de minorité raciale.
Le rêve d’un « paradis gai »
J’ai rencontré Jie (NDLR : tous les prénoms ont été modifiés) dans le cadre de ma recherche. Celle-ci portait sur l’interrelation entre migration et sexualité chez d’(anciens) étudiants gays chinois en France. Jie s’identifie comme homosexuel, mais n’a pas encore fait son coming-out auprès de ses parents. Passionné par la culture étrangère, notamment occidentale, il a choisi d’étudier pendant sa licence en Chine la langue et la littérature françaises, avec le rêve d’étudier un jour en France. Y étant parvenu, Jie avait pour ambition d’obtenir un master, puis un doctorat, tout en cherchant à bénéficier d’une société gay-friendly.
La France, classée 6ᵉ en matière du nombre d’étudiants internationaux accueillis en 2020, attire chaque année à peu près 30 000 étudiants chinois qui choisissent l’Hexagone pour diverses raisons : les frais d’inscription nettement moins élevés que dans les pays anglo-saxons, la qualité de l’enseignement supérieur, le riche patrimoine culturel et le diplôme occidental survalorisé sur le marché du travail chinois.
Pour certains, comme les Chinois LGBT+, la France est une destination d’études et d’installation particulièrement attrayante en raison de sa réputation de liberté. Comme Jie, de nombreux hommes gays en Chine perçoivent l’Occident comme un « paradis gay », où l’atmosphère est généralement plus libérale et tolérante, et où la reconnaissance juridique des minorités sexuelles est une réalité, avec le « mariage pour tous » souvent cité comme argument. Ainsi, il convient de souligner que la quête de liberté sexuelle est intrinsèquement liée à leur aspiration de mobilité sociale ascendante à travers des études à l’étranger.
« Pas branché Asiatique » ou « J’adore les Asiat »
ÀLoin d’un environnement sociétal homophobe, les migrants gays chinois bénéficient d’une plus grande liberté sexuelle et ne ressentent plus le besoin de « cacher leur homosexualité », ce qui leur permet d’embrasser le « véritable soi-même ». Cependant, ils ne sont pas à l’abri d’autres formes de discrimination, comme le racisme anti-asiatique, dont sont également victimes leurs homologues hétérosexuels résidant en France. Même au sein de la communauté gay en France, les Asiatiques subissent différentes formes de racisme sexuel en raison de leurs traits phénotypiques ou de leur origine présumée.
Le chercheur australien Denton Callander définit le racisme sexuel comme « une forme spécifique de préjugé racial qui s’exprime dans le contexte du sexe ou de la romance ». Il est prévalent sur les plates-formes de rencontres sous l’effet de la désinhibition en ligne. Les rencontres en ligne, étant perçues comme anonymes, virtuelles et dépersonnalisées, favorisent une expression plus libre des attitudes, perceptions et stéréotypes concernant la « race » lors de la recherche de partenaires. De plus, ces applications encouragent souvent les utilisateurs à s’identifier avec des étiquettes raciales simplifiées et permettent de rechercher et de filtrer les profils en fonction de l’origine « ethnique », par exemple, Asiatique, Noir, Latino, Blanc ou encore homme du Moyen-Orient (bien que Grindr ait supprimé cette fonctionnalité en 2020).
Le racisme sexuel se manifeste non seulement par le rejet sexuel et la hiérarchisation, mais également par la fétichisation ou l’hypersexualisation des partenaires potentiels issus d’un groupe racialisé. Les gays chinois ou plus largement asiatiques rencontrent parfois des personnes qui affichent explicitement « Pas branché Asiatique ! » sur leur profil, ou qui répondent dès le premier message « Désolé, je ne m’intéresse pas aux Asiatiques. ». Jie a ainsi partagé son expérience :
« J’AI RENCONTRÉ DES PERSONNES [SUR DES APPLICATIONS DE RENCONTRES] QUI, BIEN QU’ELLES NE SOIENT PAS NÉCESSAIREMENT RACISTES, VÉHICULAIENT CERTAINS STÉRÉOTYPES QUI M’ONT MIS MAL À L’AISE. CERTAINS SEMBLAIENT CROIRE QUE LES CHINOIS OU ASIATIQUES EN GÉNÉRAL ÉTAIENT PHYSIQUEMENT PLUS FAIBLES ET DEVAIENT ADOPTER UN RÔLE PASSIF, EFFÉMINÉ, SOUMIS ET DOCILE. MALHEUREUSEMENT, J’AI ÉGALEMENT REÇU DES MESSAGES RACISTES […], TELS QUE “TU SAIS MASSER ?”, “SALUT, LES ASIAT M’EXCITENT.”, “JE PEUX TE BAISER ? JE PAIE BIEN !”, “LES ASIATIQUES SONT ICI POUR CHERCHER DU SEXE AVEC LES BLANCS, POUR SE FAIRE BAISER PAR NOUS !”, ETC. […] CEPENDANT, CE TYPE DE MESSAGES NE VENAIENT PAS UNIQUEMENT D’UN GROUPE RACIAL SPÉCIFIQUE. J’AI REÇU AUSSI DES MESSAGES RACISTES D’INDIVIDUS ARABES ET NOIRS. »
En revanche, il existe un autre type d’hommes (souvent) blancs, surnommés « rice queens » (littéralement, les « reines du riz »), qui sont principalement attirés par des Asiatiques et affichent sur leur profil des déclarations telles que « J’adore les Asiatiques ! ».
Effectivement, certains enquêtés, comme Xin (25 ans, diplômé de master), affirment être très vigilants à ce type de personnes soupçonnées d’être fétichistes, car ils ne savent pas « s’ils [les] apprécient en tant que personnes telles qu’ils sont ou simplement en raison de [leur] origine asiatique ». Cette méfiance découle de l’expérience de se sentir réduits à un objet exotique ou à une simple fantaisie sexuelle pour les « rice queens ».
Pour dénoncer le racisme sur les applis de rencontre, Miguel Shema, journaliste au Bondy Blog, a lancé le compte Instagram « Personnes racisées vs. Grindr ».
Préférence ou racisme ?
Des expériences similaires sont partagées, mais les points de vue sur ce phénomène se révèlent différents. Pour Peng, étudiant en master de 29 ans :
« IL EST TRÈS DIFFICILE DE TRACER UNE LIGNE DE DÉMARCATION ENTRE PRÉFÉRENCE ET RACISME, CAR IL EST IMPOSSIBLE DE CONNAÎTRE LA VÉRITABLE SIGNIFICATION DERRIÈRE CES MOTS. »
Néanmoins, Romain, migrant qualifié de 35 ans, peut personnellement comprendre ce genre de comportements, y voyant « des préférences sexuelles individuelles et un moyen efficace de trouver des partenaires sexuels désirables », ce qui soulève aussi l’idéal libertaire du choix inhérent à l’idéologie démocratique occidentale.
Il semble que certains hommes gays non blancs ne considèrent pas la discrimination raciale entre partenaires sexuels comme une expression du racisme, parce qu’ils participent eux-mêmes à une forme d’attraction et de discrimination fondées sur la « race ». On entend également le terme « potato queen » (reine de la pomme de terre) pour désigner les Asiatiques qui ne sortent qu’avec des hommes blancs.
Les gays chinois ont également leurs propres « préférences » sur les plates-formes de rencontres. Certains ne répondent jamais aux messages des « Arabes ou Noirs résidant dans le 93 [Seine-Saint-Denis] », qu’ils perçoivent comme « pauvres, non éduqués ou réfugiés », tandis que d’autres « trouvent les Arabes charmants » en raison de leurs barbe, virilité et côté dominant. Ces « préférences » et stéréotypes sont largement influencés par les représentations médiatiques, les normes sociales et les expériences individuelles.
Comme le rappelle l’étude REACTAsie, une multitude de facteurs inextricablement liés agissent de concert pour produire des situations d’injustice. Ainsi, l’expérience du racisme sexuel vécue par les gays chinois ne peut être pleinement appréhendée si on l’isole d’autres paramètres. Il s’agit d’une facette seulement de l’expérience migratoire. Pour mieux comprendre cette dernière, il apparaît essentiel d’adopter une perspective intersectionnelle tenant notamment compte des relations de pouvoir inégales liées à la race, au genre, à la classe sociale et au statut de citoyenneté.
INFOS | Cai Chen, Doctorant en anthropologie sociale, Université Libre de Bruxelles (ULB).
Cai Chen a reçu des financements de la bourse Erasmus Mundus (2019-2021) et de la bourse MSH-ULB Seed Grant (2022-2023).
Université Libre de Bruxelles et AUF (Agence Universitaire de la Francophonie)
Cet article a d’abord été publié sur le site THE CONVERSATION est est reproduit ici avec autorisation.
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