Wided Nasraoui
La Presse de Tunisie. lundi 03 septembre 2018
« La Tunisie est un joli petit pays, je l’aime bien. Même si ce n’est pas toujours facile ». Ainsi a lancé Abraham, un jeune ivoirien vivant en Tunisie depuis 2 ans maintenant. Nous voulions comprendre les raisons de cette amertume, et peut-être ces inquiétudes, dans son regard perdu. Le jeune homme nous explique les discriminations récurrentes auxquelles il fait face tous les jours. Dans les moyens de transport ou encore dans les rues et les centres commerciaux, il déclare déceler une forme de dédain et de refus chez des citoyens tunisiens. « On se sent un peu étranger, pas par rapport à la nationalité, mais par rapport à sa couleur de peau. Comme si on devait se justifier, dire à tous ceux qui nous fuient qu’on est bien propre, qu’on ne souffre pas de maladie, qu’on est humain comme eux… ».
Mais Abraham n’est malheureusement pas un cas isolé. Étudiants, immigrants ou citoyens vivant en Tunisie doivent affronter cette nouvelle montée du racisme. L’Association des étudiants et stagiaires africains en Tunisie (Aesat) dénonce les discriminations raciales en Tunisie, qui sont l’une des causes de la diminution du nombre d’étudiants bénéficiant pourtant d’une coopération bilatérale forte entre leurs pays et la Tunisie.
Des agressions récurrentes
Suite à une simple discussion entre une dame et un monsieur sur le réseau social Facebook, celle-ci a laissé échapper des injures, après l’avoir traité de « négro » et déclaré, littéralement « donnez-moi un fouet que je lui rappelle ses origines d’esclave ! ». Bien qu’elle se soit excusée et ait affirmé avoir été provoquée. Cette réplique est l’illustration d’un racisme inouï, devenu banal, presqu’un réflexe.
Pourtant, la Tunisie n’a cessé de se réjouir d’être le 1er pays arabe et musulman à avoir aboli l’esclavage. Les incidents qui se sont succédé en Tunisie ont fini par provoquer un tollé. Les associations défendant les minorités en Tunisie, à l’instar de l’Atsm et Mnemty, ont appelé les autorités à réagir et à briser la loi du silence et mettre fin au déni et à banalisation des actes racistes, qui risquent d’entraîner des conséquences effroyables.
Si des commentaires sur les réseaux sociaux ont suscité une vive émotion, c’est que, une semaine avant, huit Ivoiriens avaient été agressés à La Soukra. Le président de l’Association des Ivoiriens en Tunisie s’est insurgé contre la recrudescence des violences et a affirmé avoir « peur » qu’un tel drame ne se reproduise. Autre fait survenu quelques mois plus tôt, une jeune étudiante avait été agressée au Kram, en banlieue nord de Tunis, et avait décidé de porter plainte contre son agresseur. Cette originaire du Burkina Faso a assuré poursuivre toutes les démarches requises afin que son agresseur soit puni. « J’espère que ce combat judiciaire que je mène permettra de dissuader d’autres agresseurs », a-t-elle déclaré.
Mais, que dit la législation tunisienne au sujet de la discrimination raciale ? Que risquent les agresseurs ? Quelles sanctions leurs sont réservées ?
Des lois incriminant le racisme, pour quand ?
La définition du racisme n’est pas unanime. Sémantiquement, il s’agirait d’une idéologie fondée sur la croyance qu’il existe une hiérarchisation des groupes humains ; c’est donc une forme d’attitude hostile à l’égard d’une catégorie déterminée de personnes.
La convention internationale relative à l’élimination de la discrimination raciale définit, quant à elle,le racisme comme « une discrimination raciale qui vise toute distinction, exclusion, restriction ou préférence fondée sur la race, la couleur, l’ascendance ou l’origine nationale ou ethnique, qui a pour but ou pour effet de détruire ou de compromettre la reconnaissance, la jouissance ou l’exercice, dans des conditions d’égalité, des Droits de l’homme et des libertés fondamentales… ». Une convention que la Tunisie a ratifiée depuis 1967.
Mais la Tunisie peine encore à implanter au sein de ses législations une loi incriminant les agressions racistes. En 2016, une agression de trois étudiants congolais a provoqué un émoi général, ce qui a d’ailleurs poussé le premier ministre Youssef Chahed à intervenir et à appeler à un vote urgent d’une loi criminalisant le racisme en Tunisie. Mais c’est la société civile qui prend finalement l’initiative en proposant un projet de loi. Un projet de loi qui n’a toujours pas été voté.
Mais depuis quelques mois, la question est revenue à l’ordre du jour, le ministre des Relations avec les instances constitutionnelles, la société civile et les Organisations des droits humains (qui a démissionné depuis environ un mois) a déposé un projet de loi comportant 11 articles. En plus de son caractère punitif (les peines contre les agresseurs peuvent aller jusqu’à 3 ans de prison et une amende de 5.000 dinars), le projet affirme l’engagement de l’Etat tunisien et sa volonté d’endiguer ce mal qui ronge notre société.
Aujourd’hui, ce projet de loi attend encore impatiemment le vote des députés à l’Assemblée des représentants du peuple (ARP). Mais vu ces récentes agressions et l’effervescence sociale devant des images écœurantes de violence que l’on voit circuler sur Internet, il sera probablement à l’ordre du jour lors de la rentrée parlementaire, prévue en octobre 2018.
De l’esclavagisme à l’exploitation moderne
Que l’esclavagisme soit aboli en Tunisie ne signifie pas la fin de l’exploitation. Dans un café à la Cité d’Ennasr, un jeune nigérien âgé de 28 ans travaille depuis bientôt une année dans ce salon de thé. Rien ne semble anormal, mais ses horaires et les tâches qu’il doit assurer nous ont interpellés. Ce jeune homme travaille de 10h00 à 20h00. Il doit assurer l’ouverture, la fermeture, le service et la préparation des cafés et des sandwichs. Pis encore, c’est lui seul qui assure toutes ces missions, le tout, avec un salaire misérable.
Autre cas, celui des aides-ménagères employées dans de somptueuses villas dans des quartiers huppés de Tunis. Elles sont souvent dans une situation financière et administrative précaire et ne bénéficient d’aucun droit, d’où leur silence devant les conditions de travail accablantes. « Je ne suis payée qu’à la fin de l’année. Je pensais trouver une meilleure vie en Tunisie, avoir un salaire décent qui me permette de vivre dignement, mais mes rêves se sont évanouis. Aujourd’hui, je veux juste rentrer chez moi », nous a affirmé cette ressortissante congolaise, venue travailler comme aide-ménagère chez une riche famille tunisienne.
Malgré une loi votée au parlement contre la traite des personnes, cette nouvelle forme d’esclavagisme mérite un plus grand débat et de réelles solutions nationales, afin de régulariser la situation des immigrants subsahariens et en finir avec ces formes d’exploitation.
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