28 août 2020 | tiré du blogue IDENTITÉS POLITIQUES d’Éric Fassin - mediapart.fr
Dans la campagne médiatique contre la « cancel culture », il y a comme un air de déjà-vu. En 1990, un article du New York Times lançait l’offensive contre « l’hégémonie montante du politically correct ». Les médias recensaient alors des anecdotes alarmantes, souvent exagérées, parfois inventées, sur l’intolérance d’une gauche prompte à dénoncer le sexisme, l’homophobie et le racisme. Après la chute du Mur de Berlin, devenait l’emblème d’un nouvelle menace « illibérale », c’était le radicalisme de la chaire.
Pour l’essentiel, la polémique contre la cancel culture, ou « culture de l’annulation », ne fait que répéter les thèmes de la polémique contre le « politiquement correct », mis au goût du jour : de la discrimination positive, on est passé aux violences policières racistes avec Black Lives Matter, et des codes de conduite de la « sexual correctness » au hashtag (ou mot-dièse) #MeToo. Et aujourd’hui, on s’inquiète davantage du mouvement trans. Mais c’est bien la même complainte sur la « tyrannie des minorités » et le « maccarthysme de gauche », autrement dit, sur la persécution des hommes blancs hétérosexuels (et désormais des femmes « cis »). Bref, c’est encore et toujours : “on ne peut plus rien dire !”
Les protagonistes de la polémique
De même qu’il y a trente ans, la polémique se répand comme une traînée de poudre, non seulement aux États-Unis, mais aussi en France et dans de nombreux pays. Le 7 juillet 2020, une lettre sur « la justice et la liberté de débattre » est publiée sur le site du magazine Harper’s. Signée par “plus de 150 écrivains, artistes et journalistes” (dont certains étaient déjà engagés contre le politiquement correct trois décennies plus tôt), elle est traduite dès le lendemain sur le site du Monde. Dans les jours suivants, ce sera en Allemagne, aux Pays-Bas, au Japon…
Le 10 juillet, un même nombre de personnalités répondent point par point dans The Objective (ce site est consacré aux « communautés que le journalisme a coutume d’ignorer aux États-Unis »). On y compte moins de signatures prestigieuses ; plusieurs choisissent l’anonymat pour se protéger. L’objet de leur réponse, c’est d’ailleurs l’aveuglement du premier texte à la réalité des rapports de pouvoir. Comment peut-on défendre la liberté de débattre sans s’interroger sur ses conditions d’exercice ? On ne s’en étonnera pas, cette deuxième lettre ouverte ne connaîtra pas la même circulation : nulle part elle n’est traduite.
La tribune de Harper’s s’inscrit en réaction contre les mobilisations raciales ou sexuelles des dernières années. Certes, elle salue d’emblée, en une phrase, ces « puissantes manifestations pour la justice raciale et sociale ». Reste que c’est pour leur reprocher, dans la suivante, de susciter un « conformisme idéologique » pétri de certitudes morales et d’intolérance idéologique. Certes, les signataires prennent soin de se démarquer de Donald Trump, qualifié de « véritable menace pour la démocratie ». Reste que le président venait tout juste, quatre mois avant l’élection, de s’en prendre à la cancel culture, qualifiée de « fascisme d’extrême gauche ».
C’était à l’occasion de la fête nationale, devant le Mont Rushmore (où il espère figurer un jour). Contre les manifestants, il envoie des troupes fédérales ; et le 4 juillet, il annonce des peines d’au moins dix ans de prison pour le seul fait de déboulonner une statue. Il n’empêche : trois jours plus tard, la lettre de Harper’s, si elle évite de nommer la cancel culture, renvoie dos-à-dos les deux camps, dans un même « climat d’intolérance général qui s’est installé de part et d’autre »...
Le texte se démarque certes de l’alt-right ; mais quel est le sens politique de cette intervention ? « La censure, que l’on s’attendait plutôt à voir surgir du côté de la droite radicale, se répand largement aussi dans notre culture. » Or les signataires sont de tous bords : ils (et elles) vont de la gauche, avec Noam Chomsky, jusqu’à la droite avec Francis Fukuyama, qui avait décrété « la fin de l’histoire » en 1992, ou David Frum, la plume de George W. Bush qui, dix ans plus tard, appelait à combattre « l’axe du mal » - en passant par des féministes comme Margaret Atwood ou Gloria Steinem. Avec un tel œcuménisme politique, que veut dire « notre culture » ?
Le New York Times illibéral ?
Comme il y a trente ans, le New York Times est au cœur de la bataille ; mais cette fois, c’est en tant qu’accusé. La tribune d’un sénateur républicain, le 3 juin, appelant en titre à « envoyer la troupe » contre les manifestants mobilisés face aux violences policières avait provoqué l’indignation d’un grand nombre de journalistes du quotidien de référence. Ce sont les pages de débats qui, à la lecture des tweets du sénateur, avaient sollicité cette tribune. James Bennett, responsable de cette rubrique, a eu beau défendre ce choix au nom du pluralisme ; il n’en a pas moins été démis de ses fonctions.
Peut-on pour autant écrire, comme les signataires de la lettre contre la cancel culture : “On renvoie des rédacteurs en chef pour avoir publié des textes controversés” ? Il est vrai que le problème ne se pose jamais dans les médias de droite, qui donnent constamment la parole à des opinions aussi violentes. Encore faut-il ajouter qu’on n’y trouve guère de tribunes du camp idéologique adverse : ils n’ont donc rien à “annuler” !
Il importe d’ailleurs de garder cet élément présent à l’esprit quand on évoque une autre affaire : Bari Weiss démissionne avec éclat du New York Times quelques jours après avoir signé la lettre dans Harper’s : recrutée pour les pages d’opinion après l’élection de Donald Trump, dans l’intention de faire entendre ces voix que le quotidien n’avait pas su écouter, en butte à l’hostilité de collègues, elle s’estime victime d’un « nouveau maccarthysme ».
Quant à la démission de Bennett qui l’avait embauchée, il faudrait ajouter quelques éléments. D’abord, il a reconnu n’avoir pas lu le texte avant sa publication. En outre, ce problème éditorial “n’était pas le premier”, a rappelé le patron du Times. En particulier, un an plus tôt, dans son édition internationale, le quotidien avait publié un dessin portugais jugé antisémite jusque dans une chronique du journal : Donald Trump, aveugle et couvert d’une kippa, y est mené par le basset qu’il tient en laisse, dont les traits sont ceux du premier ministre israélien, Benjamin Netanyahu. Le Times avait alors présenté des excuses, en annonçant des sanctions contre un rédacteur et des changements dans le processus éditorial. Mais l’affaire ne s’est pas arrêtée là : le quotidien avait fini par renoncer à publier tout dessin politique ! Or cet exemple d’annulation radicale n’est jamais rappelé dans la controverse sur la cancel culture : c’est dire que l’expression est seulement utilisée contre la gauche minoritaire.
Quand les « annulés » ne s’effacent pas
Pourquoi importer cette offensive en France ? Un des cinq hommes à l’origine de la tribune, l’essayiste Thomas Chatterton Williams (qui vit à Paris), s’en est expliqué sur France Culture : « La liberté de parole est bien plus grande en France qu’aux États-Unis, à l’heure actuelle. » Il ajoute cependant : « Mais les Français devraient suivre de près ce qui se passe aux États-Unis, parce que le mouvement commence à s’exporter. » Autrement dit, la France devrait importer la polémique contre la cancel culture pour éviter que celle-ci ne s’exporte…
Il convient de s’interroger : qui est vraiment « annulé » ? Aux États-Unis, le sexisme et le racisme affichés par Donald Trump n’ont manifestement pas empêché son élection ; et des accusations d’agression sexuelle n’ont pas bloqué la confirmation de deux des neuf juges qui siègent à la Cour Suprême. Si Kevin Spacey a été littéralement effacé de la série House of Cards, il faut noter que c’est pour des accusations d’agressions homosexuelles… Woody Allen, lui, continue de faire des films.
En revanche, comme le reconnaît le même Thomas Chatterton Williams, dans un entretien accordé au New Yorker, « nul n’a été plus “annulé” que Colin Kaepernick ». La lettre n’évoque pourtant pas ce footballeur noir dont la carrière a été brutalement interrompue pour avoir choisi de mettre un genou à terre, pendant l’hymne national, en soutien aux victimes de violences policières. « Selon que vous serez puissant ou misérable », pour avoir exercé la violence ou protesté contre elle, les jugements politico-médiatiques « vous rendront blanc ou noir »... On ne s’étonnera donc pas si aujourd’hui, après la mort de Jacob Blake, les basketteurs de la NBA finissent par renoncer à « annuler » la fin de saison.
Qu’en est-il de ce côté de l’Atlantique ? Gérald Darmanin, sous le coup d’une accusation de viol, est nommé ministre de l’Intérieur au moment même où la justice ordonne la reprise des investigations, tandis que la chaîne de télévision CNews a embauché le polémiste d’extrême droite Éric Zemmour juste après la confirmation de sa condamnation pour incitation à la discrimination islamophobe. Dans un cas comme dans l’autre, c’est le contraire d’une sanction.
La révélation des caricatures antisémites et négationnistes publiées à vingt ans par l’écrivain Yann Moix ne l’a nullement « effacé » en 2019 ; en revanche, l’année précédente, l’exhumation de tweets complotistes de la chanteuse Mennel Ibtissem, au même âge, l’avait contrainte à quitter l’émission musicale « The Voice ». Malgré les protestations, Roman Polanski est récompensé par l’Académie des César, et c’est au livre de sa victime Vanessa Springora qu’on doit la relance de l’enquête contre Gabriel Matzneff : celui-ci revendiquait pourtant dans son œuvre, depuis des décennies, son goût des adolescentes (et même des enfants). Les deux hommes se soustraient du reste, encore aujourd’hui, à la justice.
Bref, en France, on n’annule guère. Cela n’empêche pas Christophe Girard de dénoncer le 23 juillet, en démissionnant de sa délégation d’adjoint en charge de la Culture à la Mairie de Paris, « le climat délétère général de nouveaux maccarthysmes avec la montée de la cancel culture ». Pourtant, ce qui lui est alors reproché, ce sont ses actions et non pas ses opinions : dans le cadre de son mandat, il a continué d’intervenir pour obtenir à Gabriel Matzneff des subventions publiques. Il s’agit donc bien d’un enjeu politique. Sous couvert de liberté d’expression, va-t-on nous expliquer que la politique culturelle serait extérieure à la politique ?
Dans un pays comme dans l’autre, la question qui se pose aujourd’hui est la suivante : qui annule qui ? Les femmes qui dénoncent des violences sexuelles qu’elles ont subies annulent-elles leurs agresseurs, ou bien ceux-ci les ont-ils niées, tout comme la société qui efface, en même temps que le crime, la victime ? Aux États-Unis, il y a certes des appels militants à démanteler (c’est-à-dire à “dé-financer”) la police municipale ; mais c’est dans des villes qui en ont longtemps couvert les violences racistes. Quant à la liberté d’expression, est-elle davantage menacée par les protestations contre une tribune appelant à envoyer la troupe, ou bien par le déploiement de l’armée contre des manifestants ? Ce qui vaut pour Hong Kong vaut aussi à Portland…
Une politique démocratique des valeurs
Pour finir, les différences entre les deux polémiques ne sont pas moins intéressantes que leurs ressemblances. La querelle sur le « politiquement correct » visait le monde universitaire : le campus était présenté comme « un îlot de répression dans un océan de liberté ». Trente ans plus tard, la polémique contre la cancel culture porte sur la société tout entière. C’est l’effet des réseaux sociaux, qui font entendre aujourd’hui dans l’espace public ce, mais aussi celles et ceux qui, jusqu’alors, y restaient inaudibles. Comme l’écrit Laure Murat, c’est la protestation « d’une population exaspérée, marginalisée et sans autre voix ni pouvoir que l’Internet ».
Or selon la lettre de Harper’s, la sphère publique dont les signataires sont d’éminentes figures est menacée par l’émergence de ces contre-publics minoritaires : « il est de plus en plus difficile de prendre la parole sans craindre des représailles. » Certes, le harcèlement en ligne est bien une forme de harcèlement ; mais c’est vrai des trolls de tous bords : dans les batailles politiques, aucun camp n’a le monopole de l’intolérance… Et si l’on formulait les choses autrement ? Effectivement, il n’est plus possible d’occuper l’espace public à l’abri des interpellations de personnes qui se sentent concernées. Sans doute les voix nouvelles ne sont-elles pas toujours policées ; mais la violence symbolique n’est pas moindre dans l’entre-soi feutré des salons ou de la télévision. La sphère publique, bousculée par ces contre-publics minoritaires, ne connaît-elle pas une forme d’ouverture démocratique – d’autant plus nécessaire au moment où les médias accordent de plus en plus d’espace au discours néofasciste, en France comme aux États-Unis ?
Cette mutation sociologique de l’espace public s’accompagne d’un déplacement politique. La bataille du « politiquement correct » portait à l’université sur le canon des humanités, en même temps que sur les codes de conduite, sexuels ou raciaux : il s’agissait des règles du jeu intellectuel et social. Aujourd’hui, la politique des normes porte plutôt sur la valeur : qui la définit, et selon quels critères ? Black Lives Matter et #MeToo sont aussi des réponses à la valorisation de l’homme blanc sexiste et raciste par Donald Trump, soit une manière (pour emprunter levocabulaire du philosophe Michel Feher) de discréditer cette politique de la citoyenneté pour accréditer d’autres valeurs, plus démocratiques.
Dans ces conditions, ne vaut-il pas mieux se féliciter d’une politique du « shaming » qui fait honte au New York Times, qu’il publie un dessin antisémite ou une tribune néofasciste ? Avant que se répande en 2019 l’expression cancel culture, on parlait plutôt, depuis quelques années, de « calling out ». Dénoncer le sexisme, le racisme, et toutes les formes d’exclusion, suppose d’abord de les nommer publiquement. Ainsi résonne encore le cri d’Adèle Haenel à la cérémonie des César 2020 : « La honte ! » On retrouve le même mot à Vienne sur la statue d’un maire antisémite : « Schande ». C’est l’envers de la revendication de fierté. En fait, le calling out relève de la technique politique, plutôt que d’une culture.
Pourtant, Barack Obama n’y voit qu’une posture morale facile, qui revient à « jeter la pierre ». Le 29 octobre 2019, l’ancien président faisait ainsi la leçon à la jeunesse : cette culture « woke » (ou bien-pensante), « ce n’est pas de l’activisme ; ça n’apporte pas de changement ». Sans doute l’ancien président préfère-t-il le « community organizing » de sa jeunesse ; mais pourquoi opposer ainsi les réseaux sociaux au terrain ? Aujourd’hui, leurs combats se nourrissent mutuellement. Il s’agit bien d’activisme : la politique du hashtag s’emploie à qualifier en même temps qu’à disqualifier, bref, à faire monter ou baisser à la bourse des valeurs sociales tel discours ou tel comportement, telle institution ou telle mesure. N’est-ce pas à l’image de la bataille politique en général ?
Le terme de censure est trompeur : pour interdire, il faut avoir le pouvoir d’interdire. Le recours ultime des minorités, au-delà de la simple interpellation, c’est plutôt le boycott. Il s’agit de peser de leur poids afin d’accréditer ou de discréditer, de valoriser ou de dévaloriser, de légitimer ou de délégitimer. Bref, c’est jouer le jeu démocratique des valeurs. Ne réduisons pas cette politisation à une remise en cause de la liberté d’expression. Bien au contraire, elle élargit le cercle de celles et ceux qui ont droit à ce droit fondamental.
________________________
Une version courte de ce texte a été publiée le 20 août 2020 sur le site du Monde sous le titre : « Faire honte, c’est discréditer des valeurs pour en accréditer d’autres, plus démocratiques ».
Un message, un commentaire ?