Édition du 17 décembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Nucléaire

Dans l’ombre portée de Fukushima Daichaii

Questions pour notre civilisation

Il y a des événements qui feront date et que le fil éphémère ou toujours changeant de l’actualité ne nous fera pas oublier ; des événements qui méritent réflexion, philosophiquement parlant. Tel pourrait bien être le cas du tremblement de terre et tsunami japonais du 11 mars dernier, doublés d’une catastrophe nucléaire appréhendée.

Car ils nous parlent de notre monde, des temps présents qui sont les nôtres et des défis qu’ils nous commandent de résoudre.

Mais peut-être faut-il d’abord s’arrêter à un premier constat, à ce qui saute aux yeux et fait dorénavant partie de notre horizon contemporain : l’idée de « mondialisation omniprésente », ou dit plus joliment, de « village global », nous amenant ainsi soudainement à nous préoccuper –sur le mode de l’inquiétude grandissante— d’un événement qui se passe pourtant, aux antipodes de chez nous, à l’autre bout de la planète.

Car si ce tremblement de terre, puis ce tsunami accompagnés d’alerte nucléaire nous interpellent ainsi, ce n’est pas seulement parce que, via les grands moyens de communication, nous pouvons en prendre connaissance presqu’en même temps que les Japonais eux-mêmes. C’est aussi parce que ce qui se passe « là-bas » commence déjà à avoir des conséquences non négligeables « ici ». Et je ne parle pas seulement de conséquences physiquement significatives, qu’il s’agisse par exemple des effets de la vague du tsunami se déplaçant jusque sur les côtes sud et nord-américaines, ou encore des radiations poussées par les vents loin du Japon vers les côtes pacifiques du Canada. Je parle aussi de ces décisions gouvernementales soudainement prises dans certains pays européens concernant par exemple l’arrêt possible de certains programmes nucléaires (en Suisse, en Allemagne, etc.) ou de leur questionnement par des opinions publiques chaque fois plus nombreuses, sans même évoquer les bonds ou chutes de la bourse et les inquiétudes reflétées, à longueur de journaux, par les grands lobbies financiers et économiques.

Nous voilà ’tricotés serrés" : espace et temps soudainement rapetissés autour de nous ; avec en prime le sentiment que nous sommes désormais tous embarqués dans le même bateau, qu’on le veuille ou non, les décisions prises au loin finissant inéluctablement par avoir des effets tout près. Et pour la vie comme pour la mort, car les informations contradictoires qui jusqu’à ce jour circulent à ce sujet au Japon ne laissent dupe aucun des grands experts internationaux qui se sont exprimés à ce sujet : l’affaire est loin d’être anodine et pourrait être bien plus importante qu’on nous le laisse supposer (1), ne serait-ce parce qu’on a frôlé (ou frôle encore ?) la catastrophe !

Il faudra à chaque jour que l’humanité consente à vivre

Sans doute n’est-ce pas la première fois que l’humanité se trouve dans situation qui lui donne l’impression de voir sa vie peu ou prou mise à mal. Il y a déjà bien longtemps –et déjà au Japon — les bombes larguées sur Hiroshima et Nagasaki (6 et 9 août 1945) nous avaient soudainement fait réaliser que nous vivions désormais dans un monde dont l’existence –la vie même—dépendait aussi de nous. Et Jean-Paul Sartre avait en son temps bien fait ressortir à quelle nouvelle responsabilité cet événement nous appelait : "(...) La communauté qui s’est faite gardienne de la bombe atomique est au-dessus du règne naturel car elle est responsable de sa vie et de sa mort : il faudra qu’à chaque jour, à chaque minute elle consente à vivre. Voilà ce que nous éprouvons aujourd’hui dans l’angoisse ».

Mais cette fois-ci, avec les explosions ayant touché la centrale de Fukushima Daichaii, c’est comme si cette responsabilité prend une autre dimension, car elle s’est chargée d’une nuance de plus, en un sens inédite, dans la mesure où n’avons pas cette fois-ci à nous prémunir du danger d’une guerre nucléaire possible aux dimensions incalculables, mais à nous défendre d’une sorte de danger beaucoup plus flou et diffus qui paraît s’être installé–de manière structurelle— dans notre quotidien, au creux même de notre mode de vie. À faire partie du prix même de notre civilisation, à la manière d’un tribut obligé chaque fois plus inquiétant !

Car les centrale nucléaires –besoins énergétiques grandissants obligent— sont désormais partie prenante de l’équation de la plupart des sociétés industrialisées avancées : à l’heure actuelle 442 réacteurs fonctionnent dans 31 pays différents, dont, 104 aux USA, 58 en France (répartis dans 20 centrales), 55 au Japon (17 centrales), 32 en Russie, 18 au Canada, etc. Sans parler du fait qu’avec les logiques de croissance continue qui hantent notre système de production capitaliste ainsi qu’avec les effets des énergies fossiles sur le climat, beaucoup souhaiteraient les voir se développer plus encore !

Le fétichisme de la technique

Or c’est peut-être là le seul bon côté de ce terrible tsunami : il nous permet de soudainement questionner un des points aveugles de notre civilisation, ce qu’on pourrait appeler « le fétichisme occidental de la technique », c’est-à-dire cette adoration excessive que nous avons fini par lui réserver, nous faisant croire qu’elle a réponse à tout, qu’elle nous sauvera de tout. La technique –aussi avancée soit-elle—n’est pas toute puissante, n’est jamais à 100% sécuritaire ne nous protège pas de tout, à commencer de l’aléatoire, de l’imprévu : qu’il s’agisse d’erreurs humaines, ou de ce qu’on appelle non sans raison les « caprices de la nature », tout ne peut pas être parfaitement maîtrisé, y compris quand on appartient à un pays où –contrairement au cas Tchernobyl— la technologie y est la plus avancée qui soit. C’est ce que nous apprend Fukushima Daichaii. Alors quand, au nom des exigences d’un certain un type de croissance, on cherche à généraliser des technologies comme le nucléaire civil, potentiellement extrêmement dangereuses, et qu’on prétend au nom de la technologie toute puissante qu’il n’y a aucun problème à le faire, on tend sans même s’en rendre compte, à installer les conditions de la mort, ou tout moins de la mise à mal de la vie, et de la vie humaine prise dans son entièreté puisque nous sommes dorénavant tous —comme nous l’avons vu— embarqués dans le même bateau.

S’extraire de ce type de civilisation

Ce qui nous ramène au diagnostic posé en son temps par Jean-Paul Sartre et à notre responsabilité collective d’aujourd’hui. Car elle est peut-être quelque part beaucoup plus difficile à assumer que par le passé puisqu’elle a à voir, non seulement avec de possibles conflits nucléarisés, mais encore avec notre mode de vie quotidien, avec notre civilisation même. Nous appelant du même coup à repenser notre conduite collective sur des bases radicalement différentes : en faisant du principe de précaution un principe incontournable (ne jamais se lancer dans le développement d’une technique dont on ne connaît pas les tenants et aboutissants ni les conséquences exactes sur la vie), mais aussi en songeant à s’extraire de ce type de civilisation fondée sur la croissance illimitée et qui tend, par ses dynamiques internes mêmes, à installer chaque fois plus les conditions de la mort pour l’humanité universelle.

Et tant pour le premier que pour le second de ces objectifs, il n’y a rien là, on en conviendra, d’une tâche facile. Mais le jeu n’en vaut-il pas la chandelle, si on se rappelle que dans cette affaire, c’est la vie humaine qui est en jeu, tout simplement ?

(1) Selon un rapport interne de l’Institut de Radioprotection et de Sûreté Nucléaire (IRSN, France) en date du 15 mars (moment où a été rédigé cet article), on estime que, « bien que relevant d’un scénario très différent de celui de Tchernobyl, les rejets radioactifs pourraient être in fine du même ordre de grandeur, voire plus élevés."

Pierre Mouterde
Essayiste
Auteur de La gauche en temps de crise. Contre stratégies pour demain, Montréal, Liber 2011

Pierre Mouterde

Sociologue, philosophe et essayiste, Pierre Mouterde est spécialiste des mouvements sociaux en Amérique latine et des enjeux relatifs à la démocratie et aux droits humains. Il est l’auteur de nombreux livres dont, aux Éditions Écosociété, Quand l’utopie ne désarme pas (2002), Repenser l’action politique de gauche (2005) et Pour une philosophie de l’action et de l’émancipation (2009).

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