Depuis au moins plusieurs décennies, des considérations géopolitiques, économiques, territoriales et idéologiques ont conduit à de sérieuses tensions, si ce n’est à des querelles ouvertes entre les Etats membres du Conseil de coopération du Golfe [organisation régionale regroupant l’Arabie saoudite, Oman, le Koweït, Bahreïn, les Emirats arabes unis et le Qatar – CCG]. Au cours des dernières semaines toutefois, les régimes du CCG ont montré à leurs citoyens que lorsque le pouvoir autoritaire est en question ils mettent de côté leurs différends et construisent un front unique. Il semble qu’une situation exceptionnelle exige des mesures exceptionnelles. Le CCG a adhéré à la résolution 1973 du Conseil de sécurité de l’ONU, résolution autorisant « toutes les mesures nécessaires » en Libye, y compris la zone d’exclusion aérienne.
En effet, alors que certains Etats membres du CCG ont manifesté leur accord pour envoyer des forces afin de renverser le dictateur brutal de Libye, d’autres ont déjà envoyé leurs militaires, entraînés par les Etats-Unis, pour soutenir le pouvoir d’un autre dictateur indélogable et tout aussi brutal à Bahreïn. Mais que se passe-t-il lorsque certains des dictateurs les plus oppressifs à l’échelle mondiale s’unissent non pas pour combattre un adversaire régional bien connu au nord [de leur région], mais pour écraser un soulèvement populaire, pacifique et démocratique [à Bahreïn].
Les forces armées de la CCG – composées avant tout des Saoudiens, mais aussi de troupes du Qatar et des Emirats – sont officiellement entrées sur le territoire de Bahreïn, le 14 mars 2011. Alors que le but proclamé de cette présence était de protéger le gouvernement de Bahreïn et les installations pétrolières, le niveau de violence étatique contre des civils désarmés, au cours des derniers jours, a été sans précédent. Des comptes rendus de première main et des extraits de vidéos démontrent que les forces de sécurité de l’Etat de Bahreïn utilisent des grenades lacrymogènes, des balles de caoutchouc, des mitraillettes, des tanks et d’autres armes contre des civils et des journalistes sans mise en garde. Cela est confirmé pour de nombreux villages, avant tout Sitra et Quadhan, et pas seulement pour ce que s’est passé dans la capitale Manama. Dans un incident rapporté, un citoyen indien travaillant pour une firme privée de sécurité à Bahreïn a été tué alors qu’il était de service le mercredi 16 mars, durant la nuit. Il a été frappé d’une balle tirée par un hélicoptère militaire qui visait les manifestants.
Le ministre des Affaires étrangères du Bahreïn, Cheikh Khalid bin Ahmed al-Khalifa, a tenu une conférence de presse le vendredi 18 mars au soir. Il a nié que le régime soit partie prenante de toute violence systématique contre des civils. Il a caractérisé la montée de la violence à Bahreïn comme une conséquence inattendue de la « situation volatile » au moment où les forces de sécurité essayaient de « restaurer l’ordre ». Alors qu’un certain « calme » est mentionné pour ce qui a trait à certaines régions à Bahreïn, beaucoup de quartiers et de villages souffrent d’actions militaires d’une brutalité extrême de la part de la police et des militaires. Il est particulièrement inquiétant que des infrastructures médicales aient reçu des tirs et que les équipes médicales aient fait l’objet de harcèlements et d’arrestations. Selon le journal bahreïni Al-Wasat, le complexe médical Salmaniya est resté assiégé durant plusieurs jours et au moins deux de ses médecins ont été détenus. Le Dr Nada Dhaif, qui est apparu sur la chaîne Al-Jazira la semaine passée, est aussi annoncé comme disparu par sa famille. Il en va du même du Dr Mohamed Said, membre du centre pour les droits humains de Bahreïn, un des 25 détenus politiques qui avaient été libérés au début du mois de février dans le cadre d’une tentative de concession faite par le roi Hamad. Le Dr Said est annoncé comme disparu depuis le matin du 17 mars.
Diverses attaques contre les équipes médicales ont été mentionnées, entre autres des attaques par des nervis contre des infirmières sur le campus de l’Université de Bahreïn. Des hôpitaux de Bahreïn ont lancé des appels à l’aide auprès de la communauté internationale, étant donné le nombre élevé de blessés. Cependant, des équipes médicales qui se rendaient à Bahreïn pour répondre à l’appel du Croissant-Rouge se sont vu interdire l’entrée dans le pays, y compris une équipe médicale de plus de 30 Koweïtiens qui ont été bloqués et renvoyés à l’aéroport de Bahreïn.
Alors que le régime de Bahreïn affirme qu’il est toujours favorable au dialogue, ses forces de sécurité ont lancé une attaque systématique contre de nombreux membres de l’opposition formelle, contre des manifestants et contre ceux qui ont publiquement critiqué la famille royale. Les forces de sécurité ont occupé les maisons de membres du Groupe des 25 [membres de l’opposition chiite poursuivis par le régime et graciés le 21 février, depuis lors un certain nombre d’entre eux ont été arrêtés]. Selon la BBC, 60 personnes ont disparu depuis le 16 mars. Par contre, Al Manama Voice situe ce nombre à 115, dont 35 ont été retrouvées alors qu’il n’y a aucune information sur les 80 restants. Comme un message sur Twitter l’affirme : « Dans la mesure où Bahreïn arrête les dirigeants de l’opposition, il ne reste plus personne pour un dialogue. »
Deux militants, Abdoul-Jalil Alsingace et Mohamed Sultan – un membre du Centre pour les droits humains atteint d’une tumeur au cerveau –, ont été arrêtés. Ali Abdulemam, un des animateurs d’un blog très connu, et Ali al-Yasin, qui a mis en question la TV de Bahreïn, l’accusant d’inciter au sectarisme [anti-chiite] et de maintenir un black-out sur ce qui se passe à Bahreïn, sont les deux disparus. Isa Al-Radhi a disparu durant cinq jours et le vendredi 18 mars, l’hôpital militaire a contacté sa famille afin qu’elle vienne chercher son corps. Beaucoup d’autres, dont les noms ne sont pas connus, ont connu le même sort. Jusqu’à maintenant, Amnesty International et Human Rights Watch ont condamné l’arrestation d’au moins huit militants et dirigeants du mouvement de protestation.
Plus les détails concernant les disparitions et les arrestations sont dévoilés, plus s’affirme une politique systématique de torture, appliquée à ceux qui sont emprisonnés par le régime, aussi bien dans le but de leur faire renoncer à toute activité politique que dans celui d’obtenir des informations sur d’autres personnes soupçonnées de désapprouver le régime. Les forces répressives de Bahreïn, imitant leurs acolytes saoudiens, ont accru les violences et les harcèlements sectaires [contre les chiites]. Cela rappelle les tueries à Beyrouth durant la longue guerre civile faites sur la base des données sur les cartes d’identité. Des officiers de Bahreïn battent et arrêtent des civils à des check-points sur la seule base de leur accent. Les quartiers chiites ont été visés spécifiquement par des attaques policières et militaires et des accusations contre l’attitude de la télévision de Bahreïn se sont multipliées car elle incite aux violences sectaires.
Il semble que les Etats de la CCG, à prédominance sunnite, ne manifesteront pas beaucoup de retenue face à ce qu’ils perçoivent comme une prise de pouvoir par les chiites d’un des Etats membres. Une des conséquences de l’intervention de la CCG a été l’essor d’un violent mouvement sectaire et d’une politique répressive face aux civils chiites, y compris ceux qui ne participent pas aux manifestations démocratiques.
Les tirs, les tortures, les arrestations, les disparitions sont loin d’être des « dommages collatéraux » d’une tentative du régime de « restaurer la sécurité ». Cela fait partie complètement d’un plan visant à terroriser, à faire taire et dans une certaine mesure à éliminer l’opposition démocratique au sein des frontières du pays.
La destruction, le 19 mars, du monument de la place de la Perle, qui au cours du dernier mois avait été transformée d’un symbole lié à l’histoire de la monarchie et de son industrie de la perle en un monument symbolisant les manifestations contre le régime autoritaire de Al-Khalifa est un autre exemple de la violence étatique qui s’exerce contre la mémoire et les éléments matériels du soulèvement. En redessinant l’espace sur lequel se trouvait le monument de la place de la Perle, le régime Al-Khalifa manifeste sa volonté d’effacer ce mois de révolte de son histoire et de s’assurer que cette place, dans le futur, ne sera pas un lieu de rassemblement comme elle l’a été une fois.
Aujourd’hui, le peuple de Bahreïn manifeste toute sa force face à la répression accrue contre le soulèvement populaire démocratique. Ce 19 mars, les Bahreïnis défient l’état d’urgence et l’interdiction de réunion publique et sont descendus dans la rue. […] Aujourd’hui, le mot résilience symbolise la volonté du mouvement pacifique pour la démocratie et la justice contre l’attaque de « son » propre gouvernement qui est aidé et soutenu par un conglomérat des régimes théocratiques les plus autoritaires du monde et de leurs clients occidentaux.
Il n’est pas possible d’affirmer si l’opposition de Bahreïn va survivre à cette campagne de destruction systématique. Les implications ne sont pas strictement locales, mais régionales dans la mesure où le soulèvement des Bahreïnis représente la principale expression du « printemps arabe » dans les monarchies du Golfe. Le harcèlement et l’intimidation à l’encontre des journalistes, des écrivains, des blogueurs afin qu’ils se taisent rend leur bataille difficile et elle ne sera pas rendue plus facile par les déclarations du secrétaire général de l’ONU Ban Ki-moon, qui accuse le régime de « possibles violations de la loi internationale » ou encore par les déclarations de la Maison-Blanche qui se dit « profondément troublée par le traitement infligé aux civils et manifestants de Bahreïn ». Nous ne pouvons que manifester notre empathie modeste envers les citoyens de Bahreïn qui sont frappés par la machine militaire sectaire de la CCG et qui manifestent toute leur résilience.
* Publié dans Jadaliyya