Édition du 17 décembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Le Monde

Extrait de l ’entrevue donnée par Éric Toussaint à Anthony Legrand (2)

Quelques mots sur le bilan du mouvement altermondialiste

Relations Nord/Sud : C’est de la capacité des citoyens et citoyennes à mener une authentique lutte de libération sociale que dépendra l’avenir

 Le mouvement altermondialiste est considéré comme le descendant du tiers-mondisme. Êtes-vous d’accord avec cela ?

Oui et non. Le mouvement tiers-mondiste correspondait – et c’est très bien – à une vague de volonté de solidarité Nord-Sud. L’altermondialisme s’inscrit là-dedans mais quelque part la prétention de l’altermondialisme, c’est d’aller au-delà de la solidarité Nord-Sud et de construire un mouvement commun où on n’est plus simplement dans un rapport solidaire mais dans un rapport d’unité d’action, de coopération beaucoup plus étroite.

(tiré du site du CADTM)

. Le CADTM a joué un rôle actif dans le constitution du mouvement altermondialiste dès les années 1990. Il a participé au Forum social mondial dès le début en 2000-2001. On a contribué à forger le terme « altermondialiste » (dans un premier temps les médias parlaient d’antimondialisation ou antiglobalisation alors que nous sommes pour une autre mondialisation, d’où le terme « alter-mondialiste »).

- Depuis 2005, on parle de l’essoufflement, voire du déclin, du mouvement altermondialiste. Qu’en pensez-vous ?

Le mouvement altermondialiste traverse une crise depuis 2005-2006. Il a connu son apogée dans la seconde moitié des années 1990 et au début des années 2000 avec une énorme capacité de mobilisation contre l’OMC, la BM, le FMI, le G7, le G8, combinée, dans certains cas, à une grande faculté de propositions. Dans la foulée a été constitué le FSM qui regroupait une partie importante des forces altermondialistes à l’échelle mondiale. Ce succès a redéfini les stratégies des grands organismes et nous avons été l’objet d’attaques importantes. Le mouvement altermondialiste ne parvient plus à mettre en difficulté les réunions des grandes institutions internationales car, se sachant détestées, elles ont décidé de se réunir dans des lieux inaccessibles. Il y a également d’autres facteurs d’explication : le succès a amené une série de forces dont des ONG ayant de grands moyens à rejoindre la dynamique du FSM pour assurer leur propre visibilité ; une tendance à l’institutionnalisation du FSM (devenu un enjeu économique, notamment pour l’industrie hôtelière locale. En effet, une réunion du FSM qui rassemble 100 000 personnes ou plus pendant 4 à 5 jours, constitue un enjeu pour l’industrie touristique locale) qui a pesé sur la capacité de maintenir une démarche indépendante, critique, privilégiant le militantisme ; certaines forces sociales qui étaient des éléments moteurs du FSM se sont mises à soutenir des gouvernements (le gouvernement Prodi de centre droit en Italie, le gouvernement de Lula puis de Dilma au Brésil, etc.) dans une logique de cogestion avec un gouvernement ami, ce qui a contribué à l’institutionnalisation du FSM. Le FSM reste malgré tout une référence (voir Éric Toussaint : “Le Forum Social au contact d’une réalité en ébullition produit une réaction chimique positive”, publié le 31 mars 2013, http://cadtm.org/Le-Forum-Social-au... ). Cependant, il rencontre des difficultés à définir des stratégies, des priorités, une capacité d’intervenir pour changer le cours des choses qui évolue d’une manière inquiétante. Le mouvement altermondialiste a un véritable problème pour trouver un second souffle.

“Nous sommes dans une des périodes les plus difficiles des 15-20 dernières années en ce qui concerne la création d’une structure et d’un mouvement de convergence des différentes résistances pour mettre en avant des alternatives.”

En 2011, le CADTM a eu beaucoup d’espoir avec le mouvement des indignés d’Espagne qui a fait tache d’huile en Grèce, au Portugal et a passé l’Atlantique avec le mouvement Occupy Wall Street. C’était formidable. Mais on s’est rendu compte que ce mouvement avait des difficultés à se doter d’une structure internationale et de se donner un prolongement, une continuité. Ce mouvement très important auquel nous avons participé n’a pas été en relation avec la dynamique institutionnalisée du FSM. C’était une nouvelle génération qui entrait d’une manière extraordinaire dans l’action sociale et politique. Il n’y a donc pas eu d’apport de ce mouvement au mouvement plus ancien du FSM. Et ce nouveau mouvement très prometteur n’a pas trouvé, jusqu’ici, une manière de se prolonger dans le temps. On est donc dans une situation où on manque finalement de forces propulsives. Le CADTM participe au mouvement des indignés en Espagne. Il y a eu également le printemps arabe en 2011 et le CADTM a été particulièrement actifs dans les processus de luttes qui ont touché la Tunisie (renversement du dictateur Ben Ali en janvier 2011) et le Maroc (mouvement du 20 février).

Par ailleurs, et c’est fort encourageant, il y a une dynamique assez forte autour de l’audit citoyen de la dette en Europe (Espagne, Portugal, Grèce, France, Belgique… voir ICAN http://cadtm.org/ICAN,750 ). Le CADTM a joué un rôle moteur dans ce nouveau phénomène. Mais, si la dette publique est un élément important par rapport aux politiques d’austérité, nous ne prétendons pas, par l’audit citoyen, mettre ensemble autant de monde que celui rassemblé par le mouvement altermondialiste ou le mouvement des indignés qui font converger toutes les volontés d’alternatives face à la mondialisation qu’on nous impose. Donc le CADTM joue son rôle dans son secteur mais souhaite se redéployer avec d’autres réseaux internationaux pour donner une vie nouvelle au mouvement alter. Nous n’y sommes pas parvenus, ce qui ne veut pas dire que nous baissons les bras. Nous sommes dans une des périodes les plus difficiles des 15-20 dernières années en ce qui concerne la création d’une structure et d’un mouvement de convergence des différentes résistances pour mettre en avant des alternatives.

- Êtes-vous optimiste sur l’avènement de rapports Nord/Sud plus équilibrés et un monde plus égalitaire et juste ?

Très franchement, je ne suis pas optimiste, non. Dans le court terme, je suis inquiet parce que certaines expériences très prometteuses prennent un virage plutôt inquiétant, en particulier au Venezuela, en Équateur et en Bolivie. Contrairement à la propagande médiatique, ces expériences donnaient un espoir authentique parce qu’il y avait réformes politiques avec nouvelles constitutions démocratiques, expériences citoyennes importantes, expériences de reconquête des populations sur leurs ressources naturelles, de redéploiement des services publics, d’affirmation d’une dignité et d’une souveraineté retrouvées et de la volonté d’une intégration alternative à l’intégration conçue selon le modèle néolibéral. On s’aperçoit que ces expériences montrent leurs limites depuis 2009-2010 (ex : lenteur extrême dans l’entrée en activité d’une banque du Sud pourtant officiellement lancée en 2007 |9|). Il y a des phénomènes de bureaucratisation, de perte d’enthousiasme et d’énergie, de corruption… Les gouvernements poursuivent une politique de développement largement basée sur les exportations de matières premières (pétrole, gaz, minéraux, produits agricoles). Heureusement, ils mènent des politiques réellement éloignées du néolibéralisme tel qu’on le vit en Europe ou en Amérique du Nord. Mais ces processus en cours en Amérique du Sud n’ont pas encore réussi à trouver les bonnes formules pour une auto-organisation des populations, pour une expression politique qui, sur le plan gouvernemental, serait de manière permanente basée sur un contrôle à partir d’en bas ou des formes d’autogestion, qui sont en germe mais ne se sont pas suffisamment exprimées jusqu’à aujourd’hui.

De même, le printemps arabe, simultané au mouvement des indignés en 2011, rencontre des difficultés à aboutir à des formes de gouvernements démocratiques rompant avec le neolibéralisme. C’est le plus évident en Égypte mais c’est également vrai en Tunisie.

Donc, je ne suis pas optimiste à court terme. Mais je constate aussi que de manière périodique des populations entrent en rébellion, que des rébellions successives finissent pas produire des résultats politiques, que le travail du CADTM s’enracine dans des processus locaux dans un certain nombre de pays en Europe et au Sud de la Planète (Afrique, Amérique latine et Caraïbe, Asie). Je suis également témoin du fait que la remise en cause des dettes illégitimes prend de l’ampleur et que la problématique s’élargit de manière cohérente : il s’agit non seulement de remettre en cause les dettes publiques illégitimes, insoutenables, odieuses ou/et illégales, il s’agit aussi de lutter pour l’annulation des dettes privées illégitimes réclamées aux millions de familles abusées par les banques pour des prêts hypothécaires (c’est particulièrement important aux États-Unis, en Espagne, en Irlande, dans plusieurs pays d’Europe centrale et de l’Est), aux centaines de milliers de familles victimes de taux usuriers dans le microcrédit spécialement dans le Sud de la Planète, aux paysans (notamment en Inde où plus de 250 000 paysans surendettés se sont suicidés au cours des dix dernières années) victimes de taux usuraire et des politiques de la Banque mondiale. Cela donne des responsabilités nouvelles au CADTM et à toutes les organisations et individus qui luttent pour l’annulation des dettes illégitimes.

Sur le moyen et le long terme, je ne serai certainement pas présent pour le vivre, je garde un espoir enthousiaste sur la capacité des populations à prendre leur sort en main face à des défis globaux tels que ceux de la dette ou du changement climatique. Je conserve aussi une grande volonté de contribuer à la poursuite de la lutte émancipatrice. Je suis persuadé que les générations qui viennent vont pouvoir forger un nouveau projet émancipateur et des formes d’organisation qui répondront aux crises et aux phénomènes d’institutionnalisation et de fatigue que les générations antérieures ont rencontrés. Du coup, la priorité est de contribuer à former la jeune génération. Et c’est une des forces du CADTM car il est animé en majorité par des personnes ayant entre 20 et 45 ans, ce qui est également un élément d’optimisme pour moi.

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