« Il faut faire attention quand on réveille un peuple endormi », avertit le politologue Eric Martin sur un ton provocateur mais amusé. Le jeune professeur est encore surpris par la détermination de ses élèves, ces étudiants québécois qui participent à ce qui, en trois mois, est devenu la plus longue grève de l’histoire du Québec.
Carré rouge épinglé sur sa veste, Eric Martin préfère parler de « printemps québécois » que de « printemps érable », spécificité provinciale oblige, et ne cache pas avoir embrassé la cause des étudiants. Le politologue étudie de près la question de l’éducation dans la pensée néolibérale pour l’Institut de recherches et d’informations socio-économiques (IRIS), l’un des think tank de gauche du Québec, un lieu indispensable pour comprendre ce qui est en train de se tramer dans la province.
Car ce mouvement étudiant s’est transformé en une opposition tenace au gouvernement libéral de Jean Charest en place dans la province depuis 2003. La grève – ou « boycott des cours », expression retenue par le gouvernement puisque les étudiants ne sont pas régis par le droit du travail – est suivie par 150 000 à 300 000 étudiants selon les périodes, c’est-à-dire 30 à 60 % des étudiants.
Aujourd’hui, la révolte étudiante est sortie des campus, comme en témoigne le carré rouge porté par des Montréalais de tout âge, affiché dans les vitrines, devenu l’une des photos de profil Facebook à la mode chez les Québécois… Ce symbole est un héritage de la mobilisation étudiante de 2005, à l’époque contre les coupes budgétaires dans les programmes d’aides financières aux étudiants ; un carré rouge comme symbole de l’endettement des étudiants et de leur opposition au gouvernement.
Démarré au mois de février, le mouvement 2012 s’est depuis installé voire enlisé en grande partie en raison du refus du gouvernement de négocier avec les syndicats étudiants. Le conflit ne cesse de se durcir ; il se judiciarise aussi quand des étudiants opposés à la grève font valoir leur droit à aller en cours devant des tribunaux. Il a déjà provoqué la démission et le retrait de la vie politique de la ministre de l’éducation Line Beauchamp, le 14 mai, remplacée par Michelle Courchesne.
Depuis le 17 mai, le ton est encore monté d’un cran : le gouvernement a décidé d’adopter une loi spéciale pour interdire les piquets de grève, afin de forcer le retour en classe. Aujourd’hui, personne ne sait si les étudiants des universités en grève vont pouvoir valider leur session (c’est-à-dire rattraper leurs cours et ainsi valider le trimestre universitaire qui vient de s’écouler) ni comment peut se régler le casse-tête qui s’annonce à la rentrée prochaine, lorsque de nouveaux étudiants vont en plus devoir être intégrés.
Au commencement, il y a la décision du gouvernement québécois de Jean Charest d’augmenter les frais de scolarité. Ce dernier annonce, dès mars 2011, une hausse des frais d’inscription à l’université de 75 % sur cinq ans signifiant qu’en 2017, un Québécois devrait débourser 3 800 dollars (2 937 euros) par an pour étudier à l’université. Suivant les recommandations des recteurs d’université, le gouvernement estime que l’université québécoise est sous-financée et qu’elle doit rattraper le reste des universités canadiennes fonctionnant sur un modèle anglo-saxon, où une année d’étude coûte en moyenne 6 000 dollars.
« Ce gouvernement s’inspire directement de l’Angleterre où la scolarité est passée de la gratuité, en 1998, à 14 000 dollars par an à la rentrée prochaine. C’est ni plus ni moins la mise en application des idées défendues par le processus de Bologne aboutissant à une grande mutation de l’université dans laquelle la part de financement privé augmente, et dans laquelle le système de gouvernance évolue au profit des hommes d’affaires dans les conseils d’administration. Au bout du compte, les étudiants sont mieux contrôlés car ils sont obligés d’avoir recours à l’endettement. A terme, on a une éducation à l’américaine », résume Eric Martin, qui dénonçait déjà dans son essai Université.inc (coauteur Maxime Ouellet, aux éditions Lux) les logiques néolibérales appliquées à l’éducation.
Dans la province, cette augmentation importante des frais est en rupture avec les acquis de la « Révolution tranquille » des années 1960 (une période de mise en œuvre des principes de l’Etat providence) en matière d’éducation, essentiellement basés sur le rapport Parent. Celui-ci préconise une éducation gratuite, accessible à tous, et aboutit à la mise en place d’un réseau de collèges d’enseignement général et professionnel, les « cégep », offrant une transition entre le secondaire et l’université.
« Pour la société québécoise tout entière ! »
Sauf que cette hausse des frais, une majorité des étudiants des cégeps et des universités n’en veulent pas et le disent depuis plusieurs années déjà par la voix de leurs syndicats étudiants dont les principaux sont la CLASSE (Coalition large de l’Association pour une solidarité étudiante), la FEUQ (Fédération étudiante universitaire du Québec) et la FECQ (Fédération étudiante collégiale du Québec). « Quand le 17 mars 2011, le gouvernement a présenté son budget et que la hausse des frais de scolarité est apparue inévitable, je participais à la réunion. L’attachée de presse de la ministre de l’éducation, Line Beauchamp, nous a alors dit : “Nous ne sommes plus en 2005, le mouvement étudiant ne prendra pas” », raconte Martine Desjardins, doctorante de 30 ans à la tête de la FEUQ, le plus gros syndicat étudiant. « Je crois que c’est l’erreur fondamentale : leur conviction que nous n’allions pas nous mobiliser. »
En cette mi-mai, plus d’un an après l’annonce de la réforme, le gouvernement se trouve face à un mouvement d’une ampleur jamais égalée. Entre-temps, les trois principaux syndicats ont nourri la contestation avec un argumentaire sérieux. Ils prouvent, documents à l’appui, qu’il est possible de revoir le financement de l’université autrement qu’au travers d’une hausse des frais et prônent d’autres solutions (consulter par exemple le site de la Classe, ici ou encore ici, la grande enquête de la FEUQ sur l’endettement étudiant).
Ils demandent un moratoire sur la hausse des frais et la mise en place d’états généraux de l’éducation. « Il y eut une première manifestation en novembre, rassemblant 30 000 personnes. Puis les associations étudiantes ont commencé à voter en assemblées sur la stratégie à adopter pour contrer la décision du gouvernement. Elles ont opté en majorité pour la grève. La première journée de grève eut lieu le 13 février. 300 000 étudiants y ont participé », poursuit Martine Desjardins.
Deux grandes manifestations sont organisées les 22 mars et 22 avril. La première rassemble 200 000 personnes, c’est la plus grande manifestation jamais organisée au Québec. « A la différence des mobilisations précédentes, la solidarité et l’unité entre les associations étudiantes qui n’ont pourtant pas exactement les mêmes approches sont impressionnantes, dit la professeur de sciences politiques de l’Université de Montréal, Pascale Dufour. Entre le conflit de 2005 et aujourd’hui, ils ont appris à se battre. »
La chercheuse se demande si cette détermination n’a pas un lien avec la réforme scolaire mise en place depuis 2000 dans les écoles primaires. « Cette réforme a touché les jeunes qui ont aujourd’hui 17-18 ans, qui sont dans les Cégeps et qui se mobilisent. Via cette nouvelle approche, on leur a appris à prendre la parole, on leur a donné de la place. Ils ont un esprit critique très développé, ils savent se positionner. Je me dis que cette formation peut expliquer leur disposition à la contestation, cette obstination face à un gouvernement qui leur dit : “taisez-vous !” »
A la mi-mai, 14 cégeps sur 48 sont paralysés par la grève, et 11 universités sur 18 sont touchées. Qu’ils soient grévistes ou non, 80 % des étudiants du Québec rejettent la hausse selon les chiffres des syndicats étudiants.
Rencontrée il y a quelques jours, au départ d’une manifestation des étudiants en communication sur le thème d’une « satire sociale du mardi gras », en dansant à travers la ville au rythme d’un orchestre de jazz, Marie-Eve a 19 ans, elle est au cégep et se prépare à entrer en fac de médecine. « J’ai grandi dans un quartier populaire où on nous disait déjà que l’université n’était pas pour nous… Alors imaginez si les frais augmentent. Nous ne sommes pas aux États-Unis ici, l’éducation supérieure ne doit pas être le privilège de quelques-uns », assène-t-elle.
Un peu plus loin, se tiennent Benjamin et Fabienne. Ces étudiants en psychologie de 20 ans, affiliés à la Classe, participent pour la première fois à un mouvement social. « On ne se bat pas que pour nous, on se bat pour les générations futures et pour la société québécoise tout entière ! Ceux qui ne comprennent pas notre mouvement nous prennent pour des enfants gâtés qui refusent de mettre la main à la poche, mais ce n’est pas une histoire de facture ! On se bat pour l’éducation », s’emporte Benjamin.
« Si le prix des études augmente, la filière psychologie va devenir moins attrayante, car les études sont longues et les métiers pas très rémunérateurs. Au bout du compte, nous aurons moins de professionnels de santé, c’est notre société qui y perd », explique Fabienne.
« Quelle que soit l’issue du conflit, on a déjà gagné car on a réveillé les consciences », ajoute Benjamin, précisant que ce mouvement les a sensibilisés à d’autres politiques gouvernementales jugées néfastes. « Hier, nous avons manifesté pour une augmentation de l’assurance-chômage, gelée depuis trois ans. Nous nous opposons aussi à la taxe santé (une taxe de 200 dollars imposée à tous les foyers pour financer les établissements de santé, sans condition de ressource - ndlr), qui est une aberration. »
D’un mouvement étudiant à un mouvement d’opposition
Au fil des semaines, les étudiants ont trouvé de nombreux soutiens chez les syndicats professionnels et ce sont aujourd’hui des pans entiers de la politique de Jean Charest qui sont contestés. Le réseau associatif québécois ainsi qu’une grande partie du « peuple de gauche » local, exaspéré par le « système Charest », est aussi de la partie. « Les syndicats de professeurs nous soutiennent tous, mais aussi des syndicats aussi improbables que le syndicat des pompiers. 150 associations communautaires ont aussi exprimé publiquement leur soutien », explique fièrement Martine Desjardins, de la FEUQ. Il existe aujourd’hui un nombre incalculable de groupes « contre la hausse » : les médecins contre la hausse, les mères contre la hausse, les grands-parents contre la hausse…
« Nous avons exprimé publiquement notre soutien et nous avons fourni un appui logistique et financier au mouvement, notamment pour les grandes manifestations. Nous avons aussi construit un argumentaire qui a été distribué à tous nos membres », explique ainsi Jean Trudelle, le président de la Fédération nationale des enseignants et enseignantes du Québec (FNEEQ), affiliée à la grande centrale syndicale CSN et militant pour la gratuité scolaire. Mais le syndicaliste ne cache pas ses doutes quant à l’issue de ce conflit, il est exaspéré par l’attitude du gouvernement. « Il s’enferme dans le cynisme et la condescendance. Nous souhaiterions qu’un moratoire soit décrété sur la hausse, afin de prendre le temps de la réflexion. Mais je n’y crois pas, ce serait un aveu d’échec du gouvernement », explique-t-il. « La situation est d’autant plus insensée que tout le monde est d’accord pour dire qu’on doit réfléchir au financement des universités. Personne ne dit qu’il ne faut pas prendre en compte ses évolutions ! »
« C’est le pire gouvernement de notre histoire, il ne donne rien aux gens ! » s’emporte le politologue Eric Martin, en écho aux pancartes que l’on trouve dans les manifestations du carré rouge. Carl, électricien, fait partie de ceux qui viennent soutenir les étudiants dès qu’ils le peuvent, lors des « manifestations nocturnes » qui se déroulent dans le centre-ville. « On se compare à l’Ontario ou aux Etats-Unis pour justifier la hausse des frais de scolarité, mais ça suffit d’être dans cette mentalité du moins pire ! On est un pays riche enfin, on peut bien payer pour l’éducation de nos enfants ! » Pour lui, le mouvement étudiant a représenté la goutte d’eau de trop. « Les scandales se multiplient depuis quelques années, ce gouvernement fonctionne comme une mafia, il y en a marre ! » explique-t-il.
A côté de lui, on lit sur une banderole « 9 ans de corruption, 9 ans de trop ». Plusieurs marchés publics dans le secteur de la construction font aujourd’hui l’objet d’une commission d’enquête, la commission Charbonneau, créée tardivement par Jean Charest alors sous le feu de la critique. Ces « affaires » ont fait l’objet de nombreuses émissions du journaliste Alain Gravel, de l’émission d’investigation « Enquête » (archives ici).
Mais face à cette grogne, le gouvernement Charest reste inflexible. L’idée d’un moratoire est catégoriquement rejetée. « C’est un conflit qui est totalement conditionné par l’orgueil du gouvernement ! La société québécoise est telle que les avancées néolibérales ne sont pas si urgentes que ça. Si le gouvernement n’avait pas parlé de hausse des frais, personne ne l’aurait réclamée dans les rues de Montréal à part les recteurs d’universités », estime le syndicaliste Jean Trudelle.
Inflexible, le gouvernement peut aussi compter sur le soutien des « carrés verts », un mélange d’étudiants en faveur de la hausse et / ou opposés à la grève. Durant le week-end, ils sont quelques-uns à se rassembler sur la place des Arts de Montréal. « Si on nous hue, on applaudit », lance l’un d’eux. « Le budget du Québec est déficitaire, il faut croire qu’on ne peut peut-être pas garder tous les services sociaux qu’on s’est offerts », explique Michaël qui estime qu’une hausse est inévitable.
Au-delà des « carrés verts », qu’il est difficile de compter, les sondages indiquent que la population québécoise soutient Jean Charest depuis le début du conflit. La loi spéciale décidée par le gouvernement le 17 mai est ainsi soutenue par 66 % de la population, selon un sondage publié par le quotidien La Presse. « Cette ligne inflexible ne dessert pas Jean Charest. Ça a même plutôt l’air de lui réussir. Il ne risque pas grand-chose à continuer ainsi : ces jeunes ne sont pas son électorat », analyse la politologue Pascale Dufour.
Un conflit qui divise et qui renforce
« Dans la rue, on ne sent pas du tout cette opposition, bien au contraire. Et si elle existe, elle a un rapport direct avec les médias qui vont se concentrer sur les incidents dans les manifestations », déplore Caroline, gréviste et étudiante en sexologie à l’Université du Québec à Montréal (UQAM). « C’est très simple, hormis Radio Canada et le quotidien indépendant Le Devoir, deux groupes se partagent 98 % du marché médiatique : Quebecor et Power corporation », explique le syndicaliste Jean Trudelle, qui se plaint de la couverture médiatique du mouvement jugée favorable au gouvernement et n’expliquant pas les enjeux d’un tel conflit.
« Ce conflit est assez significatif de l’absence de débat politique, poursuit-il. L’Europe a une tradition de débat social gauche-droite. Ici, nous n’avons pas ça. Nous avons une culture politique de “bout de chemin”, les politiques promettent qu’ils vont faire un bout de chemin supplémentaire dans tel ou tel domaine, sans défendre de grands enjeux politiques. En outre, pendant une longue période, l’essentiel du débat a été occupé par la tension entre souverainistes et fédéralistes au Québec. Maintenant, lentement, on retrouve des lignes gauche-droite... Mais il reste un immense chemin à parcourir pour que notre espace médiatique s’habitue à ces débats sociaux. »
L’incompréhension est peut-être plus profonde que ça. « Ce conflit fait ressortir des lignes de clivage très fortes entre une classe moyenne qui n’a pas eu besoin d’aller à l’université pour avoir un statut et des jeunes qui donnent un sens à l’université », analyse la politologue Pascale Dufour.
« Nous sommes une jeune province, un jeune pays j’allais dire… Avant 1960, seules deux universités existaient. La révolution tranquille a permis de diffuser l’idée d’une éducation de masse. Mais c’est encore tout jeune ! Je suis le premier diplômé de l’université de ma famille, et dans mon quartier – un quartier très populaire – nous devons être trois au quatre », témoigne Eric Martin, professeur trentenaire. « Il faut comprendre que l’université reste encore une réalité un peu fumeuse pour pas mal de gens, un “truc de riche” et “qu’ils payent s’ils veulent y aller”. »
Le mouvement en cours est en train de marquer une génération. « Une génération qui aura goûté à la violence néolibérale et qui se sera politisée », estime Eric Martin. Divers groupes ont ainsi développé leurs propres moyens d’informations. En témoigne le travail de l’école de la Montagne rouge, un collectif issu du département art de l’UQAM en charge de produire les logos et affiches du mouvement étudiant, ainsi que le travail de la Boîte rouge. Cette dernière a été fondée par un groupe d’élèves en cinéma décidés à promouvoir les « actions esthétiques plutôt que la violence », et à faire circuler le tout sur Internet et les réseaux sociaux.
Patrick, étudiant en cinéma et co-fondateur de la Boîte rouge, témoigne : « Si je perds ma session, franchement, je m’en fiche ! Cette période aura été un immense apprentissage alternatif. J’ai l’impression qu’on fonctionnait sur un mode individualiste, qu’on était très peu politisés, que le Québec était très passif. Et là, je sens que nous nous sommes réveillés », explique-t-il.
Patrick a pris sa carte de membre au parti Québec solidaire il y a deux semaines, « le seul parti qui défend la gratuité scolaire », et le seul – petit – parti à bénéficier du mécontentement étudiant puisque le principal parti d’opposition, le Parti québécois, ne tient pas un discours fondamentalement opposé à celui du Parti libéral en matière d’éducation. « Je pense qu’on est un peu écœurés du néolibéralisme », ajoute Gabriel, co-fondateur de la Boîte rouge.
Dans le même local, au milieu des affiches et des pots de peintures, se trouvent Guillaume, 22 ans, et Vincent, 30 ans, les fondateurs de l’école de la Montagne rouge. « Grâce à ce mouvement, nous sommes mieux armés face au pouvoir, face à ses stratégies d’information. Et nous sommes plus solidaires », estime le premier. Vincent conclut : « Finalement, on aura fait valoir notre droit au stage, nous sommes entrés dans la réalité. On se sent d’autant plus forts que d’autres se battent pour la même chose en Angleterre ou au Chili. » Et, pour le moment, cela vaut sûrement tous les crédits universitaires du monde.