Mais les dominants dominent aussi avec « l’hégémonie ». Leurs idées, valeurs, références sont celles qui dominent dans la société, via de puissants appareils où les normes, codes et modes de pensée reflètent principalement leurs besoins. Le système d’éducation, de la petite école jusqu’aux universités, reproduit les idées dominantes bien que, grâce aux luttes des enseignant-es et des étudiant-es, l’école publique s’est relativement démocratisée au fil des années. Néanmoins, les idées « alternatives » qui proposent que l’ordre actuel n’est ni « naturel » ni acceptable, ne sont pas très prédominantes dans le parcours scolaire.
Dans l’éducation dite supérieure, la domination s’exerce d’une manière plus ou moins subtile. Dans certains domaines, la « science » de l’économie par exemple, un-e étudiant-e va peut-être entendre parler du socialisme et des hypothèses de Marx une fois ou deux dans un parcours de 3 ans. Les sciences dites « pures », la médecine par exemple, excluent à peu près tout ce qui n’est pas dans la « norme », quitte à aborder ici et là, dans un cours ésotérique, les médecines non-occidentales, le rôle des sages-femmes, la santé au travail, etc. Dans les sciences où les applications technologiques sont les plus directes, comme l’ingénierie, c’est le même pattern d’exclusion/monopolisation. En définissant d’avance ce qui est scientifique et ce qui ne l’est pas, les dominants font en sorte que les institutions reproduisent leurs valeurs et répondent à leurs besoins.
Certes, la réalité n’est pas unilatérale. Des explorations « déviantes », des discours « alternatifs » sont permis, en partie parce qu’ils répondent aux besoins et parfois aux revendications étudiantes, en partie parce certains profs et chercheurs ont le courage de sortir de la boîte. C’est ainsi que des recherches intéressantes sont menées sur l’écologie, le féminisme, l’économie sociale, l’urbanisme au service des quartiers, la santé communautaire, les technologies dites appropriées, et pourquoi pas (c’est plus rare), la lutte des classes. Tout cela est important, mais ne change pas vraiment la nature du système et de son impact globalement conservateur sur la société.
Je ne suis certes pas le premier à dire cela !
Il y a cependant un autre obstacle qui s’érige contre la monopolisation du savoir par les dominants et cet obstacle réside dans l’histoire et les pratiques des mouvements populaires en lutte contre le capitalisme. On peut appeler cela une mauvaise compréhension des processus qui permettent de produire des connaissances scientifiques, et qui se traduit de deux façons. Il y a d’une part la conception de la science comme un processus fermé, en dehors des pratiques. Les mouvements socialistes des périodes précédentes par exemple, présentaient souvent leurs théories comme si elles étaient le produit d’intellectualités « supérieures ». Le socialisme devenait alors une « science » que le peuple devait « apprendre », comme des écoliers. À l’opposé et souvent à contre-courant de cette conception atrophiée, se sont développés des courants populistes et anarchistes qui ont nié l’importance du « moment » scientifique, comme si la réalité pouvait être abordée et décortiquée « naturellement », sans entrer dans le dur labeur de la construction des concepts.
Là où de grands mouvements populaires ont progressé, la théorie et la pratique ont été réinterprétées comme des maillons d’une même chaîne, où l’une comme l’autre interagissent dialectiquement. La pratique est le fondement, c’est là que les humains expérimentent et distinguent des méthodes et des outils pour transformer la réalité. La théorie est une projection, un processus d’erreurs/essais pour identifier les « tendances », les traits communs à partir d’un tas d’expérience. Cette production des connaissances a ses caractéristiques spécifiques, ses dynamiques et ses exigences. Elle utilise souvent un langage ardu qu’il faut acquérir. La théorie retourne vers la pratique, elle est soumise à son examen rigoureux. Et ainsi le cycle continue sans fin.
Encore aujourd’hui, le système dominant fait en sorte que cette dialectique théorie / pratique est occultée. Il confine la production scientifique à des activités et à des lieux restrictifs et il méprise et ignore celle-ci quand elle survient par en bas, notamment dans les mouvements populaires. C’est non seulement une méprise, mais un moyen de dominer. En réalité, des concepts et des éléments de scientificité sont produits à chaque jour dans les pratiques sociales, notamment dans les luttes populaires où il devient impératif de penser à des alternatives.
Il importe de valoriser la production intellectuelle de haut niveau dispersée dans la société, de la développer davantage par des enquêtes et des réflexions que les mouvements populaires eux-mêmes peuvent organiser avec l’appui de la partie progressiste de l’intellectualité universitaire. Des profs et les étudiant-es (il y en a plusieurs) n’hésitent pas non seulement à partager leurs connaissances, mais à apprendre des luttes et des mouvements.
Les militants et les militantes pour leur part ne doivent pas avoir « peur » de la théorie » puisqu’ils contribuent à son élaboration. Il y a moyen de parler des concepts et des théories d’une façon qui favorise l’émancipation, et qui ne reproduit pas le côté conservateur, pédant, livresque, qui est imposé par les institutions des dominants, et qui donne souvent mal à la tête …
(L’université populaire des NCS qui commence ce jeudi 15 août est un de ces lieux où la dynamique pratique/théorie sera exercée).