Édition du 15 octobre 2024

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Québec

Projet de loi 21 : l’État de droit canadien contre la République québécoise ?

Durant les consultations sur le PL21, on a compris que beaucoup de ses adeptes souhaitent modifier, au nom de la souveraineté absolue du pouvoir législatif québécoisi, notre paradigme de l’État de droit. Ce paradigme se structure autour de l’équilibre des pouvoirs, et sur une pratique des lois, a fortiori à propos des droits fondamentaux, qui s’insère dans une obligatoire dialectique entre la majorité politique du moment (qui vote les lois) et la primauté du droit (qui sanctionne les contrevenant·e·s).

Et cela via un contrôle permanent et immuable de ces lois – contrôle qui devrait être basé sur des données probantes – par un tiers indépendant du pouvoir législatif : judiciaire comme au pays (ou autreii).

Car il n’y a pas de démocratie sans contre-pouvoir, sans la recherche de l’équilibre des pouvoirs (1. exécutif, 2. législatif, 3. judiciaire, 4. symbolique, 5. contestataire). Évidemment, aucune démocratie ne peut se targuer d’avoir trouvé le parfait et idéal équilibre des pouvoirs, mais une société sans État de droit, c’est alors toujours celle du plus fort (1. exécutoirement, 2. électivement, 3. légalement, 4. médiatiquement, 5. manifestement). Les rapports de force ne se décrètent pas, ils se cultivent.

Le Peuple sans contrainte ?

Le pouvoir législatif jouit de la plus grande légitimité démocratique car il est, par le suffrage universel, le miroir le plus abouti d’une communauté : quoi de plus demos cratos qu’une assemblée nationale, mise à part une assemblée constituante ou un referendum ? Mais il est possible de le pervertir lorsqu’on a le pouvoir des urnes et de l’entre soi, quand on sait que des contre-pouvoirs vont s’exercer contre son idéologie et ses desseins politiques. On se drape alors dans la souveraineté du peuple transmuée en sondages. On instrumentalise autant qu’on le peut le pouvoir symbolique via sa composante médiatique. On fait un Jolin-Barrette de soi, preux chevalier de la « majorité francophoneiii ».

Manque de bol, les mathématiques sont têtus : « la victoire de la CAQ doit beaucoup à l’étrange alchimie du système électoral uninominal à un tour du Québec. C’est grâce à ce système qui transforme des minorités électorales en majorités parlementaires que Legault s’est retrouvé avec 74 des 125 sièges à l’Assemblée avec l’appui de seulement 37,4% des voix. Cet apparent raz-de-marée impressionne encore moins à la lumière du taux d’abstention record des élections de 2018. Un tiers des 6,2 millions d’électeurs et électrices sont restés à la maison le 1er octobre, faisant en sorte que François Legault et la CAQ n’ont eu besoin que de 1,5 million de votes — ce qui représente moins d’un quart (24,5%) de l’électorat inscrit — pour s’assurer d’une majorité parlementaire »iv. L’argument d’autorité à propos de la souveraineté populaire de la CAQ est donc hautement discutable si ce n’est disqualifiév…

L’État de droit : seulement pour les minorités ?

Cela étant dit, revenons-en à la question de fond. Si nous sommes beaucoup à être attaché·e·s à l’État de droit, autant que/pas moins que/pas contre le droit du vote, ce n’est pas par fantaisie ou aveuglement idéologique libéral, ni par opportunisme victimaire. C’est parce que l’État de droit québécois – génétiquement républicain puisque co-construit par le code civil françaisvi – s’est enrichit au cours de l’Histoire universelle, sur les démonstrations du passévii et par la jurisprudence. Notre État de droit a donc été sécularisé par une suite d’évolutions jurisprudentiellesviii.

Si l’État de droit est certes garant de la protection des minorités (droits individuels), ce qui hérissent les antithéistes, il l’est aussi pour celle de tous et toutes (droits collectifs). Or, comme les majorités politiques changent, si on accepte aujourd’hui avec le PL21 de changer ce paradigme équilibriste à la majorité simple et surtout sans (= clause dérogatoire utilisée a prioriix) le contrôle des tribunaux, qui nous dit que dans plusieurs années, ce ne seront pas d’autres droits qui seront restreints à la faveur d’une nouvelle « majorité » ? Par exemple, les droits des peuples autochtones, de syndicalisation ou des femmes à disposer de leur corps comme elles l’entendent ?

D’ailleurs, l’opportuniste hiérarchisation des droits fondamentaux ou leur mise en concurrence par les pro-PL21 sont moribondes. En effet, les droits collectifs dépendent de l’inaliénabilité des droits individuels : ils se construisent par eux, puisqu’une collectivité est toujours au moins la somme de ses individus, et parfois la minorité d’une autre. Par contre si l’on démontre raisonnablement, via la primauté du droit, que certains droits fondamentaux empêchent impérativement et urgemment, l’exercice d’autres droits fondamentaux, on peut les restreindre (loi 101). L’existence d’un intérêt supérieur, comme le dit Gérard Bouchardx, est une condition sine qua non pour rééquilibrer les choses, les lois, les pouvoirs et les droits. Sinon, rien ne justifie de supprimer un droit à autrui alors qu’il ne vous en enlève aucuns !

À moins que l’on considère que la Charte québécoise des droits et libertés de la personne, comme la Charte de la langue française, ou les traités internationaux, ne sont pas les fondements des valeurs et de la constitutionnalité du Québec moderne, indépendant ou pas.

Tou·te·s otages de l’État de droit ?

Faut arrêter l’angélisme : les personnes les plus vulnérables de nos sociétés pluralistes modernes peuvent toujours attendre pour avoir et préserver des droits s’il faut qu’elles se contentent des seuls pouvoirs législatifs et contestataires. Ou alors, elles doivent espérer bien sagement, avec politesse et political correctness, qu’une majorité bienveillante ou miraculeuse ne les sauve, ne les considère, ou ne les préserve. Ou encore, elles peuvent attendre une concorde nationale qui n’est enfantée que par le traumatisme d’une tyrannie dont elles sont d’ailleurs en général les premières victimes. Franchement, les esclaves, les (ex)colonisé·e·s, les coloré·e·s, les juif·ve·s, les féministes, les transpédégouines, les malades, etc., nous aurions dû être et devrions demeurer un peu plus patient·e·s… Puis s’écriez quand le miracle opère : « Merci les boys de penser à nous ! BFF for ever. »

En fin de compte, on ne modifie pas les droits fondamentaux et l’équilibre des pouvoirs sur un coup de tête identitaire ou par désinvolture de privilégié·e·s : surtout pas à la majorité simple, ni même peut-être avec une formule 7/50 canadienne, statutaire au 2/3 ou une règle des 3/5 du Congrès français. On a le droit d’être plus créatif. Et j’espère que la première Constitution du Québec indépendant le serait (un Sénat tiré au sort ?). Ce qui est certain, c’est que la République, c’est toujours la contrainte collective d’une gouvernance équilibrée et égalitaire, libre et fraternelle. En attendant, le PL21 n’est clairement pas gouverné par l’équilibre des pouvoirs et l’État de droit, mais par les cyniques calculs politiciens de l’oligarchie, la sinistrose des narcisses médiatiques et les traumatismes de nègres blancs d’Amérique. À trop vouloir se distinguer, on en oublie qui nous devons être pour espérer convaincre un jour une majorité référendaire de former notre État-Nation commun xi.

Sébastien Barraud

Notes

i.- Le député péquiste Bérubé était tellement caricatural de ce point de vue, qu’il a frôlé la grossièreté à plusieurs reprises lors de la Commission parlementaire sur le PL21.

ii.Par exemple, le Conseil constitutionnel en France. En tout cas, l’intervention de Louis-Philippe Lampron en commission parlementaire sur le PL21 était remarquable et limpide de ce point de vue :
http://www.assnat.qc.ca/fr/video-audio/archives-parlementaires/travaux-commissions/AudioVideo-80329.html

iii.Notons au passage que le PL21 va affaiblir considérablement l’historique projet linguistique du Québec : https://www.ledevoir.com/opinion/idees/555624/la-caq-et-la-tragedie-linguistique

iv. https://iris-recherche.qc.ca/blogue/interdiction-des-signes-religieux-quel-consensus

v.Et même si on lui ajoute les voix péquistes.

vil ne s’agit pas d’un cheval de Troie multiculturaliste ou d’une invention de la monarchie constitutionnelle canadienne. L’État de droit ayant des racines bien plus profondes :
https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89tat_de_droit

vii.https://onjase.org/post/2019/03/15/408-L%E2%80%99insoutenable-legerete-des-droits-fondamentaux

viii.Voir l’intervention de Pierre Bosset en commission parlementaire sur le PL21 :
http://www.assnat.qc.ca/fr/video-audio/archives-parlementaires/travaux-commissions/AudioVideo-80503.html
Par ailleurs, on sait que certaines aberrations anti-laïques canadiennes ont été encadrées : la « suprématie de Dieu » portée par le préambule de la Charte canadienne (qui devrait être biffé), ou la liberté de propagande haineuse sous couvert de liberté d’expression religieuse cautionnée par l’article 319.3.b du Code criminel (qui mériterait d’être abrogé).

ix. https://policyoptions.irpp.org/fr/magazines/may-2019/une-idee-recue-sur-la-disposition-derogatoire/

x.http://www.assnat.qc.ca/fr/video-audio/archives-parlementaires/travaux-commissions/AudioVideo-80327.html

xi.Il nous faudra en tout cas impérativement exorciser l’échec contemporain de la Nation québécoise : https://www.ledevoir.com/opinion/idees/555479/l-echec-d-une-nation-quebecoise?utm_source=infolettre-2019-05-29

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