Alors que les négociations s’enlisent entre Postes Canada et ses employés, on voit resurgir l’idée d’une privatisation de la distribution du courrier. Deux chercheurs de l’Institut économique de Montréal (IEDM) ont relancé le débat dans La Presse Affaires (« Privatisation de Postes Canada : pour éviter les grèves et réduire les coûts ? », 25 mai), en invoquant des expériences de privatisations européennes, présentées comme avantageuses. Afin de mieux saisir comment elles se traduiraient dans notre quotidien si l’on adoptait ici la même voie, examinons à notre tour ces expériences étrangères.
La privatisation des postes signifie d’abord la multiplication des entreprises de livraison. Chaque jour, plusieurs employés pourraient alors passer pour déposer la correspondance. Un Hollandais témoignait dans la London Review of Books que six personnes par jour venaient lui livrer son courrier à des heures différentes : « Le travail qui était accompli par une seule personne est maintenant fait par six facteurs différents. Ils sont tous sous-payés et je ne reçois pas mon courrier plus vite. »
Soulignons que ces travailleurs sous-payés connaissent des conditions précaires. La dégradation des conditions de travail peut occasionner de graves problèmes durant la distribution (perte de courrier, violation de la confidentialité). La réduction de la qualité des services se cache fréquemment dans l’angle mort de la privatisation.
La poste privatisée n’est pas à l’abri de dérives : souvent, aux Pays-Bas, le courrier arrive tard les fins de semaines, ou alors on reçoit celui de quelqu’un d’autre. La privatisation aux Pays-Bas a signifié la fermeture d’environ 90% des bureaux de postes, et l’embauche de travailleurs précaires à temps partiel, voire même en sous-traitance.
En outre, l’objectif d’une entreprise étant de réaliser du profit, le développement du service sera plus rentable dans certaines régions que d’autres. Les centres urbains, où la distribution est plus facile, seront plus profitables, les régions éloignées le seront moins. Dans les petits pays densément peuplés que l’IEDM choisit d’étudier - l’Autriche, l’Allemagne et les Pays-Bas - on peut comprendre que la question des régions éloignées ne soit pas excessivement préoccupante. Le gigantesque territoire et la dispersion de la population du Canada pose un tout autre défi.
Autre risque : une fois les postes entièrement privatisées, on peut prédire un véritable déferlement de courrier indésirable dans les boites postales canadiennes. En effet, cherchant à maximiser leur rentabilité, les compagnies de postes privées seront tentées d’axer leurs activités sur la livraison plus lucrative de publicité non-sollicitée et de prospectus commerciaux pour quelques centaines de grandes entreprises plutôt que sur le service universel offert à des millions de personnes.
Postes Canada est un service public depuis le XIXe siècle. Aux dernières nouvelles, les gens recevaient leur courrier de manière régulière, les salariés avaient des conditions avantageuses, les lettres ne se perdaient pas en route, et les gens en région ne devaient pas débourser davantage pour recevoir leur courrier que les gens de Montréal. Mais tout cela pourrait changer. La privatisation du courrier, loin de régler des problèmes, risque plutôt d’en créer de nouveaux.
Certes, la modernisation du service postal, notamment à des fins écologiques, s’avère nécessaire. Mais, au vu des exemples européens, on ne peut parier que l’entreprise privée, qui se consacre d’abord à l’augmentation du profit, soit la meilleure candidate pour initier ce genre de réforme. Il semble, une énième fois, que la « création de richesse » dont se vante le secteur privé ne soit rien d’autre que la privatisation des profits et la socialisation des pertes.