31 août 2023 | Billet de Blog de Michael Lowy
https://blogs.mediapart.fr/michael-lowy/blog/310823/preface-septembre-rouge
Ce livre est une fiction historique basée sur des faits réels. Tel est le choix que nous avons retenu pour rendre hommage aux militants qui ont dû affronter, le 11 septembre 1973, le coup militaire sanglant du général Pinochet et de ses troupes. Il ne s’agit donc pas, à proprement parler, d’un livre d’histoire : nous ne sommes pas historiens et il existe déjà un nombre considérable d’ouvrages sur les événements de cette période. Il ne s’agit pas non plus d’un essai théorique ou stratégique, qui porterait sur le bilan de l’Unité populaire. Nous avons voulu réaliser un exercice plus modeste, une sorte de récit politique « romancé » qui traite de la conspiration putschiste et de la journée du 11 septembre. Le tout abordé avec un parti pris assumé : relater cette séquence en épousant le point de vue d’un certain nombre des acteurs et actrices de la gauche chilienne de l’époque. À nos yeux, ceux qui ont résisté, les armes à la main, à la machine de guerre militaire et policière de la junte ne sont pas d’abord des « victimes », mais des combattants et des combattantes à part entière. Parmi eux, nous reviendrons également sur celui qui a refusé de capituler jusqu’à son dernier souffle : Salvador Allende.
Certes, en tant que marxistes révolutionnaires, nos sympathies vont en tout premier lieu aux militants du MIR – Movimiento de Izquierda Revolucionaria – (Mouvement de la gauche révolutionnaire) et de la gauche du Parti socialiste de l’époque ; cependant, l’objet des lignes qui suivent n’est pas de savoir « qui avait raison », mais simplement de raconter une facette de cette histoire sous une forme vivante et personnalisée. Nous n’avons aucune prétention et aucune envie de tirer « les leçons de l’histoire » à la place des révolutionnaires chiliens eux-mêmes.
Salvador Allende et l’Unité populaire sont allés plus loin dans l’affrontement avec les classes dominantes que la plupart des gouvernements progressistes en Amérique latine, mis à part le cas cubain, bien entendu. Cette expérience a suscité une mobilisation ouvrière et populaire sans précédent, dans les comités de l’Unité populaire, dans les JAP (comités d’approvisionnement), dans les cordons industriels ainsi que dans les commandos communaux dans une moindre mesure. Elle a été, à plusieurs égards, un cas unique dans l’histoire du continent, comme tentative de transition vers le socialisme, sans guerre civile préalable. En même temps, elle a confirmé une vieille règle de la lutte de classes : la démocratie n’est tolérée par les oligarchies que si elle ne menace pas leurs privilèges...
Les révolutionnaires chiliens, et leurs amis dans le monde entier, dont nous sommes, se sont posé beaucoup de questions au sujet de cette expérience politique, avec des doutes et parfois des critiques légitimes : une transition pacifique vers le socialisme est-elle possible ? Allende aurait-il dû armer le peuple, distribuer des armes aux organisations populaires ? Le peuple armé aurait-il pu vaincre les forces armées chiliennes ? Fallait-il construire, à partir des cordons industriels, un embryon de pouvoir populaire ? Etc. L’objectif, ici, n’est pas de répondre à toutes ces questions. Nous nous limitons à raconter certains des événements précis qui ont alors eu lieu, avec nos sentiments de profonde empathie et admiration pour nos camarades chiliens, et d’indignation face aux crimes de Pinochet et ses sicaires.
Dans la rédaction de ce récit et des nombreux dialogues qui en font partie, nous avons essayé de rester au plus proche des faits connus et documentés, en faisant également parfois usage de notre imagination pour décrire certaines conversations ou rencontres. C’est la « licence artistique » qui fait précisément la différence entre notre contribution et les travaux d’historiographie universitaire. L’attention est portée sur la dimension « subjective » des faits, tels qu’ils ont été vécus par leurs protagonistes, plutôt que sur le mouvement « objectif » des forces en présence.
L’histoire de Salvador Allende, de l’Unité populaire, et du coup militaire de septembre 1973 fait partie intégrante de la « tradition des opprimés » dont parlait le philosophe Walter Benjamin. Elle constitue un patrimoine commun au peuple chilien et aux peuples d’Amérique latine ainsi qu’à ceux du monde entier. Cette séquence comporte, comme tout mouvement d’émancipation, ses contradictions, ses problèmes, ses limites ; une tentative à la fois exaltante, tragique et épique. Nous deux, auteurs de ce texte, la portons dans notre cœur, depuis longtemps et pour toujours.
Un mot sur le titre : « septembre rouge » est à la fois une référence à la couleur politique des militants qui se sont opposés au coup d’État – le rouge – ainsi qu’au sang des milliers de Chiliens qui seront torturés et assassinés par les putschistes le 11 septembre 1973, puis durant les mois et les années qui suivirent.
Olivier Besancenot et Michael Löwy
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