Tiré du site de Solidarité(Suisse).
Un médecin ou toute personne aidant une femme à avorter – son conjoint, un membre de sa famille ou un ami – peut être condamné à trois ans de prison. La femme ayant avorté ne fait pas l’objet d’un procès. Durant plus de 20 ans, cette loi restrictive a été qualifiée de « compromis » par les politicien·ne·s conservateurs, libéraux et sociaux—démocrates.
Pratiquement, l’avortement est hors de portée pour la majorité des femmes. Selon une étude de la Fédération des femmes, au vu de l’absence de directives ministérielles et l’effet dissuasif de la loi, les hôpitaux manquent de procédures sur l’avortement ou, s’ils en ont, ces procédures sont inutilement et arbitrairement compliquées. Pire, des hôpitaux ont informé la Fédération qu’ils ne pratiquent pas les avortements. Souvent, la « clause de conscience » est invoquée.
Dans ces circonstances, les interruptions de grossesse clandestines se multiplient. Selon la Fédération des femmes, 80 000 à 100 000 avortements par an sont effectués en Pologne, dont seulement quelques centaines de manière légale. Dans les cliniques clandestines, les avortements sont souvent effectués par des médecins qui, dans les hôpitaux publics, invoquent la « clause de conscience » pour ne pas appliquer la procédure légale. L’organisation internationale Women on Waves fournit des pilules abortives dans les pays où l’avortement est illégal. Ces pilules peuvent être aussi obtenues sur le marché noir, où les femmes risquent d’acquérir de fausses pilules ou des pilules trafiquées.
Certaines femmes prennent des médicaments légaux pouvant, à doses élevées, entraîner un avortement, comme le Cytotec, prescrit pour des ulcères peptiques. La migration abortive fleurit : les Polonaises vont en Grande-Bretagne, en Allemagne, aux Pays-Bas, en Autriche, en République tchèque et en Slovaquie. Certaines cliniques ont mis en place des installations pour les patientes polonaises, organisant voyages et séjours à l’hôtel. "Il existe une division sociale entre les femmes : d’un côté, celles qui ont accès à l’information et disposent des ressources pour obtenir un avortement sûr ; de l’autre, celles qui n’ont pas accès à ces ressources et emploient les méthodes les plus dangereuses. Ce sont les secondes qui sont les principales victimes du « compromis ».
La gauche et l’avortement
En 1993, un mouvement de masse contre une loi anti-avortement échoue, lorsque le Parlement rejette la demande d’un référendum, appuyée par 1,7 million de signatures. La social-démocratie néolibérale, l’Alliance de la gauche démocratique (SLD), parti « post-communiste » ayant gouverné de 2001 à 2005, a alors cherché des appuis parlementaires pour introduire des réformes néolibérales et envoyer des troupes polonaises en Iraq et en Afghanistan, et a accepté la loi restrictive sur l’avortement 1.
Des organisations féministes et de gauche ont lutté pour les droits des femmes. En mars 2016, la manifestation des femmes (qui a lieu chaque année à Varsovie), derrière le mot d’ordre « L’avortement pour défendre la vie » a rassemblé un millier de participantes. Des cercles de gauche ont tenté de modérer la demande du droit à l’avortement ou à l’éliminer, vu leur adhésion à des positions conservatrices ou leur croyance que le droit à l’avortement était seulement appuyé par des femmes aisées ou des travailleuses qualifiées dans les grandes villes.
Un exemple de l’ambiguïté de la gauche s’est vu lors de la campagne électorale du parti Razem (Ensemble), parti de gauche formé en 2015 et qui dirige avec d’autres milieux la manifestation en noir. Deux activistes interrogées par une publication de droite ont mentionné l’appui social aux femmes et aux familles, mais n’ont rien dit sur les droits reproductifs 2. Si le programme de Razem préconise l’éducation sexuelle, le financement de la contraception et la fécondation in vitro, il ne mentionne pas l’avortement. Dans la déclaration programmatique du parti, un paragraphe sur l’avortement est formulé de manière indirecte, le présentant non comme un droit, mais comme un point qui englobe une vision du monde : l’opposition à la législation en vigueur est affirmée, mais la demande de légalisation est évitée 3.
Le projet de Ordo Iuris
Au printemps 2016, des groupes ultra-conservateurs ont créé un comité citoyen, nommé Stop Aborcji (Stop à l’avortement), pour recueillir des signatures en faveur de l’interdiction totale de l’avortement. Selon ce projet, impulsé par Ordo Iuris (groupe d’avocat·e·s chrétiens conservateurs), toute personne impliquée dans un avortement – de la femme qui avorte à celui·celle qui l’aide – pourrait être condamnée à une peine de 5 ans de prison. En cas d’avortement non intentionnel, la peine s’élèverait à 3 ans. L’interdiction impliquerait la criminalisation des avortements spontanés en les soumettant à une enquête juridique et en empêchant l’interruption précoce et sûre des grossesses ectopiques. L’interruption de grossesse ne serait dépénalisée que dans des cas de danger direct pour la vie de la mère, et le diagnotic prénatal serait interdit. Un gynécologue, le professeur Romuald Debski, a déclaré que cette loi suppose la fin des diagnostics et des thérapies prénatales : « Elle impliquerait l’interdiction de toucher un bébé [fœtus] avec une aiguille, parce qu’on pourrait me condamner à 3 ans de prison ». Il a aussi affirmé que « si la loi change, il ne me serait plus permis de pratiquer des laparoscopies à une patiente affligée d’une grossesse ectopique, afin de prévenir cette menace pour la vie, car ce ne serait pas un acte dans une situation de danger pour la vie. C’est absurde ! ».
Cette proposition de loi a reçu l’appui de l’Eglise catholique et du parti gouvernemental Prawo i Sprawiedliwość [Droit et justice] (PiS) ; la première ministre, Beata SzydÅ‚o, s’est déclarée favorable à l’interdiction totale. La Conférence épiscopale catholique a publié un communiqué, affirmant que « sur la question de la protection de la vie du non-né, nous ne devrions pas maintenir le compromis actuel », et a appelé à « la pleine protection légale de la vie du non-né ». Le 3 avril 2016, le communiqué a été lu dans toutes les églises du pays durant la messe dominicale.
Les réactions : protestations et proposition de loi de « Sauvez les femmes »
Cette offensive fondamentaliste a provoqué d’intenses réactions : le 3 avril 2016, des manifestations contre le projet de loi ont eu lieu dans les grandes villes de Pologne. Organisées par Razem, elles ont attiré spontanément de nombreuses personnes. A Varsovie, plusieurs milliers de manifestant·e·s se sont rassemblés devant le Parlement. Un groupe facebook, Dziewuchy dziewuchom (Les filles pour les filles), lancé le 1er avril, a réuni 100 000 adhérentes en 10 jours.
Le 12 mai, un comité citoyen, Ratujmy kobiety (Sauvez les femmes), a été constitué. Il a commencé à récolter des signatures en faveur d’une loi libéralisant la législation. Barbara Nowacka, une jeune activiste social-démocrate, était à la tête de ce comité. Le projet se basait sur des lois approuvées dans la majorité des états membres de l’Union européenne. Il prévoyait de légaliser l’avortement jusqu’à la 12e semaine de grossesse et, si cette dernière résultait d’un délit, de prolonger ce délai jusqu’à la 18e semaine ; si le fœtus avait de graves malformations ou était malade, jusqu’à la 24e semaine. D’autres aspects du projet de loi concernaient l’éducation sexuelle et l’accès aux contraceptifs, qui devraient être subventionnés par l’état, gratuits pour les femmes pauvres et délivrés à des mineures de moins de 18 ans sans la permission des parents.
L’initiative de Sauvez les femmes a recueilli 215 000 signatures, celle de Stop avortement 450 000. Etant donné qu’en Pologne, une initiative législative doit recueillir 100 000 signatures pour être validée, les deux projets ont été déposés au Parlement. En septembre, lorsque le Parlement se préparait à débattre des propositions de loi, l’atmosphère politique est devenue chaude. On a vu surgir la « manifestation en noir » comme hashtag et comme slogan. Au début, il semblait ne s’agir que d’une pratique supplémentaire de « clics », sans autre effet que de fournir une raison de placer des selfies sur les réseaux sociaux, cette fois avec des portraits de femmes vêtues en noir. Néanmoins, le 22 septembre, pendant le débat parlementaire, des milliers de personnes se sont rassemblées devant le Parlement, les manifestantes se regroupant dans deux cortèges, organisés par Sauvez les femmes et par Razem.
Le 23 septembre, la proposition ultra-conservatrice de Ordo Iuris a été soumise à une seconde lecture, celle de Sauvez les femmes fut rejetée. Même si le PiS avait déclaré qu’il ne rejetterait jamais une initiative populaire en première lecture, cette pratique a été perçue comme une manifestation d’arrogance du pouvoir.
Le droit à l’avortement n’est pas une idée d’une élite favorisée
Une enquête téléphonique sur un échantillon représentatif de 1001 personnes, réalisée par IPSOS pour Oko Presse après le vote du Parlement, montre que l’appui à la libéralisation avait augmenté significativement, passant de 25 % des personnes interrogées en septembre 2015 à 29 % en avril 2016, puis à 37 % en septembre 2016. Dans l’enquête de septembre, 39 % des femmes et 35 % des hommes interrogés ont déclaré appuyer le droit à l’avortement pour motifs socio-économiques.
L’enquête enterre le mythe selon lequel la revendication du droit à l’avortement émane d’une majorité de femmes privilégiées, aisées, qualifiées et vivant dans les grandes villes. La libération de la législation a obtenu l’appui de 39 % des personnes interrogées avec un diplôme élémentaire, de 43 % des personnes qui avaient suivi une formation professionnelle de base, de 37 % des personnes avec un diplôme supérieur et de 27 % des personnes avec un titre universitaire. 64 % des personnes ayant suivi une formation universitaire appuyaient la législation en vigueur. Cela peut s’expliquer par le fait que l’avortement clandestin et à l’étranger est beaucoup plus à la portée des femmes avec une haute qualification en fonction de leurs revenus supérieurs.
Pour le 24 septembre, l’une des nombreuses manifestations organisées par le Comité de défense de la démocratie (KOD) était planifiée. Le KOD, mouvement interclassiste défendant les droits et les libertés démocratiques, est issu de l’opposition aux mesures autoritaires du gouvernement du PiS en décembre 2015. Grâce au KOD, la Pologne est devenue le théâtre de manifestations anti-gouvernementales, dont l’intensité n’avait pas de précédent durant les 20 dernières années. Ces manifestations peuvent réunir des dizaines de milliers de personnes. Un appel à une protestation en noir fut lancé lors de la manifestation du KOD. Le « Bloc noir » était formé de 200 personnes, mais beaucoup de participant·e·s à la manifestation étaient aussi vêtu·e·s de noir. Bien qu’il soit difficile de déterminer combien d’entre elles arboraient le noir pour des motifs politiques (il faisait froid, et les manteaux noirs sont très populaires en Pologne), de nombreuses femmes vêtues de noir, criant des consignes contre le renforcement des aspects les plus restrictifs de la loi sur l’avortement, marchaient en tête de la manifestation.
Le dirigeant du KOD, Mateusz Kijoweski, parla du vote en première lecture contre le projet de Sauver les femmes : « Hier, la majorité parlementaire a fait preuve d’un profond mépris pour des centaines de milliers de Polonais. Elle a empêché de débattre la proposition de loi sur les droits humains signée par plus de 200 000 femmes et hommes polonais ». Il a ensuite lu une lettre de la réalisatrice Agnieszka Holland : « Aujourd’hui, le gouvernement du PiS veut priver les femmes de la liberté et de l’égalité. Il veut enlever aux femmes le droit et la liberté de décider de leur propre vie, leur enlever leur dignité, en décrétant que la vie d’une femme vaut moins que la vie d’un embryon ».
Lundi noir
Le 1er octobre, une manifestation a réuni 10 000 personnes à Varsovie, devant le bâtiment du Parlement. La mobilisation prenait force, mais son point culminant s’est produit le lundi 3 octobre, avec l’appel à une grève des femmes. Ce jour-là, il y a eu des manifestations dans 143 villes et villages. Les consignes étaient féministes : « Mon corps, ma décision », « Je pense, je sens, je décide », « Nous avons un cerveau, pas seulement un utérus ». Mais il y en avait d’autres : « La Pologne est une femme », et certaines visaient le gouvernement : « Beata [ndt : la première ministre], nous le savons, ton gouvernement sera renversé par les femmes », « Jaroslaw [ndt : le chef du PiS], bas les pattes devant les femmes » et « Avortons le gouvernement ».
A Varsovie, des dizaines de milliers de femmes se sont rassemblées sur la place du Château, dans la vieille ville. Pour de nombreuses participantes, c’était leur première manifestation. Le succès a été totalement inattendu, en raison du lieu choisi : la place du Château était trop petite pour un rassemblement si massif. La foule était si nombreuse, la place si petite, la pression de la masse si grande et la situation si risquée que les organisatrices ont dit aux gens de ne pas bouger, en menaçant de dissoudre la manifestation.
Une femme pour qui la protestation en noir a été la première manifestation de sa vie, Anna Nowak (nom fictif), une jeune gynécologue d’un village de Poméranie occidentale, a déclaré : « C’est mon devoir de participer à la manifestation. Si ce projet de loi était approuvé, mes patientes n’auraient plus droit à des examens prénataux et n’auraient plus d’autre choix que de donner naissance à des bébés handicapés. Cela signifie maintes fois, pour une femme, l’exclusion du marché du travail et la rupture de son couple, car souvent son conjoint l’abandonne ». Et la doctoresse Nowak d’ajouter : « Je me souviens du cas d’une fille dont le fœtus avait des malformations. On lui a refusé l’avortement légal. Ce n’était pas certain : les fœtus malformés sont souvent très grands. Elle fut obligée de continuer sa grossesse. A la 40e semaine, elle donna naissance à un bébé, qui mourut au bout de 3 minutes. Je l’ai soignée durant son accouchement ». La doctoresse appuie l’idée de libéraliser la législation en vigueur : « Toutes les personnes doivent pouvoir choisir ».
Plusieurs femmes ne sont pas venues au travail et ont été remplacées par leurs camarades. Des magistrats ont appuyé publiquement la grève. Robert BiedroÅ„ (maire de la ville de SÅ‚upsk, en Poméranie occidentale, activiste LGBT), a affirmé avant la manifestation de lundi : « De nombreuses déclarations, selon lesquelles les femmes n’iront pas travailler, me sont parvenues. Des départements entiers [à la mairie de SÅ‚upsk] feront grève. Cela peut paralyser le fonctionnement de la mairie, mais je le comprends parfaitement. Je crois que les femmes doivent montrer comment sera le monde si elles déclarent qu’elles veulent aussi décider démocratiquement ».
Dans de nombreuses universités, il a été annoncé que, le 3 octobre, on ne tiendrait pas la liste des présences dans les aulas. Des entrepreneurs privés, comme RadosÅ‚aw Olszewski, propriétaire d’une chaîne de restaurants à Wroclaw, ont fermé leurs établissements. Ses restaurants emploient 100 personnes, dont 80 femmes. Beaucoup de femmes sont allées travailler, vêtues de noir, comme la majorité des employées de la fabrique de Indesit, à Å ódź. Dans de nombreux lieux de travail, plusieurs femmes n’ont pas effectué leurs tâches : des secrétaires n’ont pas répondu au téléphone. Au vu de la variété des formes de participation, il est difficile d’évaluer leur ampleur, mais elle a été massive. Selon la police, 100 000 personnes ont participé aux manifestations de rue. Lors de l’enquête effectuée après le Lundi noir, 67 % des personnes interrogées déclaraient appuyer cette protestation.
L’effet de cette protestation massive inattendue a aussi été inattendu : le PiS a retiré son appui au projet fondamentaliste, rejeté par le Parlement, le 6 octobre. JarosÅ‚aw KaczyÅ„ski, le dirigeant du parti, dont le poids réel dépasse de beaucoup sa position formelle, a admis qu’il s’agissait d’un « énorme malentendu » et qu’il « était arrivé à la conclusion » que le projet de Ordo Iuris « n’est pas adéquat et que ses résultats seraient contraires [aux attentes] ».
Il a donné des garanties au public que le PiS « appuie l’idée de protéger la vie », mais il a ajouté qu’il manquait une action bien méditée, ce que le projet n’était pas. La première ministre Beata SzydÅ‚o a annoncé un appui social rénové pour inciter les femmes à concevoir et enfanter des enfants handicapés. La conférence épiscopale a retiré son appui au projet, en déclarant ne pas partager l’idée de punir les femmes ayant avorté.
La lutte continue
Le recul du gouvernement n’est pas forcément définitif : le gouvernement et le parti gouvernemental sont soumis aux pressions des ultra-conservateurs déçus. L’idée d’un nouveau projet plus restrictif, préconisé par le gouvernement, a pris corps très rapidement. Cette nouvelle loi pénaliserait l’avortement en cas de malformation ou de maladie du fœtus, mais on ne sait pas si le gouvernement agira en ce sens ou s’il s’agit d’une manœuvre pour calmer les ultra-conservateurs, qui accusent le PiS de trahison. Une nouvelle loi, « Pour la vie », a été approuvée : elle prévoit un subside d’environ 1000 euros aux femmes qui décident de continuer leur grossesse et d’accoucher si le fœtus est malformé ou malade. Cette loi correspond à l’esprit des paroles antérieures de KaczyÅ„ski : « Nous voulons assurer que, même dans les cas d’avortements très difficiles, quand un bébé est condamné ou est gravement malformé, l’accouchement ait lieu, afin que le bébé puisse être baptisé, enterré et ait reçu un nom ».
En octobre, la première femme ayant avorté a fait une déclaration publique : une jeune chanteuse pop, Natalia Przybysz, a enregistré une chanson racontant son avortement. Rien de tel ne s’était jamais produit en Pologne. Cette chanson dit comment Natalia a pris 42 pilules de Cytotec, sans succès, et parle de son voyage en Slovaquie pour être soignée et interrompre sa grossesse. Natalia a accordé à la presse un entretien, qui a soulevé une série d’attaques : elle a été appelée « harpie » et « assassine » ; le tabloïde Super Express a titré un article : « Elle a tué le bébé pour faire place à des livres ». Dans la ville de Nadarzyn (en Mazovie), un concert de Natalia a été boycotté. D’autre part, sa sincérité a été accueillie avec enthousiasme par des féministes et des activistes de gauche, et même par des cercles libéraux. Des femmes ont organisé un recueil en ligne de messages portant sur leurs propres expériences d’avortement. Pourtant, des participantes à la protestation en noir s’opposaient à la restriction des normes en vigueur, mais appuyaient le « compromis », maintenant le statu quo.
Dans ce contexte, des manifestations ont été organisées, les 23 et 24 octobre. Dans de nombreuses villes, des actions et des manifestations, moins massives que celles du Lundi noir, ont eu lieu. La division du mouvement est devenue plus visible, parce que les différentes positions sur la liberté de choix ont commencé à apparaître, mais aussi parce que certains cercles de gauche ont commencé à attaquer le KOD, en affirmant que « le KOD est en train de s’approprier la protestation en noir ». Des sympathisant·e·s de l’ancien régime et des adeptes de Antonio Negri ont voulu discréditer le KOD, en affirmant qu’il est au service de l’opposition libérale, qu’il prétend seulement « masquer l’exploitation » et, qu’en ce sens, il ne se différencie pas du PiS, comme l’a affirmé un sympathisant connu de Razem et adepte de Negri, le professeur Jan Sowa.
MaÅ‚gorzata Tracz, présidente des Verts, qui a appuyé le KOD dès le début, confirme que de nombreuses femmes du KOD ont participé à la protestation en noir. Elle reconnaît aussi que de nombreuses activistes du mouvement ont formulé des critiques au « compromis », mais n’appuient pas pour autant la libéralisation de la législation en matière d’avortement : « le mythe du compromis a bloqué la possibilité du débat, dit-elle. Néanmoins, comme participante et comme activiste, je perçois le changement : au cours des événements, de nombreuses femmes sont en train de changer d’opinion. Les manifestations se faisaient contre le fait d’imposer davantage de restrictions à l’avortement, et notre tâche est de stimuler le débat sur la libéralisation ». Elle considère de manière positive la déclaration de Natalia Przybysz et pense qu’il est urgent de mettre en lumière de nouveaux cas comme celui-ci. En même temps, elle se montre critique envers des commentaires tels que « elles ne savaient pas où elles étaient et à quoi elles participaient », émanant de quelques manifestantes du Lundi noir par rapport aux participantes satisfaites du statu quo et critiquant Natalia Przybysz. MaÅ‚gorzata Tracz signale que « c’est l’effet du mythe du compromis, contre lequel nous devons lutter ».
Bien qu’il soit tentant de regarder la protestation en noir avec des lunettes idéalistes et de la qualifier de nouveau mouvement social surgi spontanément de la base, il faut comprendre ce phénomène selon un cadre plus matérialiste et marxiste classique. L’an passé en Pologne, après l’arrivée du PiS au pouvoir, il s’est produit une reconfiguration politique. La Pologne avait vécu de nombreuses années de paix sociale, où les réformes néolibérales les plus radicales ne suscitaient pas de mobilisations, pas même une réforme drastique des retraites en 2012, augmentant l’âge de la retraite, de 60 ans pour les femmes et 65 ans pour les hommes, à 67 ans pour toutes et tous.
Néanmoins, en décembre 2015, les gens sont descendus dans la rue contre la tentative du PiS de contrôler le Tribunal constitutionnel, institution qui jusqu’alors ne suscitait pas un grand intérêt populaire. Organisateur d’une manifestation de 100 000 personnes à Varsovie (chiffre extraordinaire pour la Pologne), le KOD a joué un grand rôle dans la renaissance d’une culture de protestation. Il est clair qu’en Pologne les revendications politiques démocratiques ont un potentiel de mobilisation supérieur à celui des revendications sociales.
Ce potentiel mobilisateur de revendications politiques a aussi contribué à la protestation en noir et cette circonstance explique en partie son succès. En peu de temps, l’avortement (bien que compris seulement comme le droit à interrompre une grossesse en cas de viol ou de malformation du fœtus) a cessé d’être une question sociale ou idéologique pour devenir une affaire liée aux droits fondamentaux et aux libertés civiles. Cette lutte rejoint la lutte pour les libertés démocratiques, et la tentative de restreindre la loi est vue comme une attaque à la démocratie.
Une des personnalités connues, opposées à la restriction de la loi sur l’avortement, est Krystyna Janda, vedette de L’homme de marbre et de L’homme de fer. Ces films d’Andrzej Wajda symbolisent la lutte contre la suppression des droits démocratiques et ouvriers sous le stalinisme. Quand Krystyna Janda signala sur Facebook la grève des femmes islandaises (1975), ce texte fut interprété comme un appel à une grève des femmes en Pologne (bien que ce ne soit pas son intention).
Les protestations massives des femmes ont forcé le Parlement à abandonner l’idée de restreindre la législation en matière d’avortement. Le parti gouvernemental a capitulé face au mécontentement populaire. L’ampleur et la force de la mobilisation ont surpris tout le monde. La protestation en noir confirme que la tradition et la culture de la protestation politique de masse sont en train de renaître en Pologne.
Traduction de la version espagnole de vientosur.info : Hans-Peter Renk
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