Édition du 17 décembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Le mouvement des femmes dans le monde

Marilyn Monroe, une femme brisée par la violence patriarcale

Interview d’Aurore Van Opstal par Francine Sporenda

Aurore Van Opstal est journaliste et réalisatrice. Diplômée en sciences du travail de l’université libre de Bruxelles, elle vient de publier « Les hommes qui ont tué Marilyn », préface de Muriel Salmona, (éditions l’Esprit du temps).

Tiré de Entre les lignes et les mots
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2024/12/06/marilyn-monroe-une-femme-brisee-par-la-violence-patriarcale/?jetpack_skip_subscription_popup

FS : Pourquoi as-tu voulu écrire cette fiction sur Marilyn ? Qu’est-ce qui t’a intéressée dans cette personnalité mythifiée ?

AV : Ce qui m’a poussée à écrire sur Marilyn, c’est la dissonance déchirante entre l’image publique, stéréotypée et hypersexualisée, et la femme profondément humaine, complexe et vulnérable qu’elle était. En tant que féministe, je ne peux ignorer le fait qu’elle incarne à la fois un objet façonné par le patriarcat et un sujet luttant pour affirmer son humanité dans un monde qui cherchait à l’effacer. Marilyn est devenue une icône parce que son existence a mis en lumière ce que la société attend des femmes : qu’elles soient belles, disponibles, consommables. Mais elle a aussi montré, dans ses moments de fragilité et de rébellion, qu’elle ne se réduisait pas à ces attentes. C’est cet aspect tragique et profondément humain qui m’intéressait : Marilyn Monroe n’est pas qu’un sex-symbol, c’est une femme qui a vécu l’oppression patriarcale à un degré extrême, et elle mérite d’être racontée autrement.

FS : Marilyn Monroe, dit un autre de tes personnages, cherchait avant tout à être aimée. Je vois ça comme une manifestation de son aliénation, de son conditionnement par sa socialisation féminine, qui enjoint aux femmes de placer l’amour au centre de leur vie, alors que l’amour n’est pas du tout une priorité dans la vie des hommes, socialisés à l’égocentrisme. Tes commentaires ?

AV : Je partage entièrement cette analyse. Marilyn a été façonnée, dès son plus jeune âge, pour chercher la validation extérieure, notamment celle des hommes. Ce conditionnement n’est pas propre à elle : il est imposé à toutes les femmes par la socialisation patriarcale. On apprend aux filles à se définir par le regard d’autrui, à se sentir « valides » seulement si elles sont désirées, aimées ou choisies par des hommes. C’est une forme d’aliénation insidieuse, mais puissante, car elle incite les femmes à se mettre au service des autres, à se sacrifier pour être « dignes » d’amour, tout en étant encouragées à occuper la marge. Pendant ce temps, les hommes, socialisés à l’égocentrisme, ne sont pas conditionnés à placer l’amour au centre de leur existence. Ils sont socialisés à occuper l’espace, à s’affirmer, à exiger, tandis que les femmes, comme Marilyn, apprennent à se plier, à plaire. C’est ce qui rend son histoire tragique et, en même temps, universelle : elle est un miroir des luttes intérieures imposées par une société patriarcale à chaque femme qui aspire à exister par elle-même

FS : Agressée sexuellement plusieurs fois dans l’enfance, MM se serait ensuite vue toute sa vie comme un objet sexuel, un « vagin sur pattes », destiné à être utilisé par les hommes, d’où son devenir de sex-symbol. Tu décris aussi MM comme incapable de dire non aux hommes qui veulent coucher avec elle. Pourquoi cette annihilation de la volonté chez elle selon toi  ?

AV : L’anéantissement de la volonté de Marilyn face aux hommes qui la désiraient est la conséquence directe d’un système qui a objectifié son corps dès son plus jeune âge. Lorsqu’une fille subit des violences sexuelles, surtout dans l’enfance, elle apprend que son corps ne lui appartient pas. Elle intériorise l’idée que sa valeur est réduite à sa capacité à satisfaire les désirs masculins. Marilyn n’a jamais eu l’occasion de se réapproprier son corps ; elle est passée de l’abus familial à une industrie du divertissement qui a érigé son objectification en norme. Elle a été entraînée à dire « oui » pour survivre, pour éviter la violence, pour recevoir un semblant de validation. Mais ce « oui » était souvent un « non » bâillonné par la peur, la manipulation, et la conviction que refuser lui aurait coûté encore plus cher. Cette annihilation de sa volonté est le résultat d’un patriarcat oppressif qui détruit la capacité des femmes à s’affirmer et à dire « non » par la peur, le trauma, et le conditionnement systémique. Marilyn n’était pas une femme « faible » ; elle était une femme brisée par un système impitoyable.

FS : Marilyn, agressée de multiples façons par les hommes, a pourtant à son époque souvent été vue comme une coupable, une tentatrice induisant les hommes à la lubricité, une aguicheuse, une pécheresse. Tu peux commenter ?

AV : C’est là l’un des mécanismes les plus pervers du patriarcat : blâmer la victime tout en sanctifiant le bourreau. Marilyn a été réduite à son apparence, hypersexualisée à outrance, tout en étant culpabilisée pour l’effet qu’elle produisait. Elle était perçue comme une tentatrice, alors que cette image de « pécheresse » lui avait été imposée par la société et les hommes qui l’exploitaient. C’est une forme de double peine : elle était « coupable » de susciter le désir, mais ce désir, c’était la société patriarcale qui l’avait construit, qui avait fait d’elle l’objet de fantasmes collectifs pour ensuite la condamner moralement. Cette hypocrisie révèle à quel point les femmes sont toujours placées sous la coupe d’un regard masculin jugeant et oppresseur. La sexualisation des femmes, suivie du blâme pour leur propre sexualisation, est une stratégie utilisée pour les maintenir dans un état de soumission et de honte permanentes. En réalité, Marilyn ne cherchait qu’à exister, à trouver sa place, à être vue pour qui elle était, mais le système n’a jamais cessé de lui rappeler que sa valeur résidait uniquement dans son corps et son utilité pour le désir masculin

FS : Une de tes personnages, Margaret, dit que, après les agressions sexuelles de l’enfance, les hommes qui entrent plus tard dans la vie de ces femmes sentent leur vulnérabilité et « achèvent le travail commencé par nos agresseurs ». Peux-tu commenter ?

AV : C’est une observation douloureusement juste, et elle mérite d’être entendue. Le trauma de l’agression sexuelle, particulièrement durant l’enfance, laisse des marques indélébiles sur l’esprit et le corps. Ces femmes portent des stigmates que certains hommes, consciemment ou non, exploitent. Il y a une sorte de prédation continue qui survit dans les recoins les plus sombres de notre société patriarcale. Les hommes qui perçoivent cette vulnérabilité – une faille laissée par le premier agresseur – peuvent en effet la manipuler pour asseoir leur propre pouvoir, pour continuer à instrumentaliser ces femmes, à les réobjectifier et à renforcer leur soumission. C’est une continuité du contrôle patriarcal qui se réinvente à chaque relation abusive, chaque homme qui profite du trauma d’une femme. Le « travail » de l’agresseur initial ne s’arrête pas au premier crime ; il se propage comme une maladie dans les structures sociales, affectant les interactions des femmes longtemps après que les violences originelles ont eu lieu. Pour ces femmes, la lutte pour retrouver leur pouvoir sur leur corps et leur esprit est constante, et chaque relation toxique qui s’insinue dans leur vie est une blessure supplémentaire infligée par une société qui ne protège pas ses victimes.

FS : Le même personnage dit « je sais qu’être féministe n’implique pas d’être misandre », mais elle ajoute « si tu savais comme je hais les hommes parfois ». La misandrie est-elle incompatible avec le féminisme, ou est-elle au contraire une attitude de protection raisonnable de la part de femmes polytraumatisées par les hommes ?

AV : Ce que Margaret exprime ici est la douleur et la colère d’une femme polytraumatisée, pas un appel à la haine aveugle. Il est important de comprendre que le féminisme n’a jamais été une lutte contre les hommes en tant qu’individus, mais bien contre le patriarcat, une structure qui privilégie les hommes et opprime les femmes. Dire que certaines femmes ressentent de la haine ou de la défiance envers les hommes n’est pas contradictoire avec le féminisme ; c’est une réalité vécue pour celles qui ont souffert, été trahies, blessées de manière répétée. Dans ce contexte, ce sentiment est une réponse humaine et compréhensible à des violences réelles.

Il est crucial de ne pas confondre la misandrie avec l’institutionnalisation de la misogynie. La haine des femmes est systémique et tue. La défiance des femmes vis-à-vis des hommes est souvent une stratégie de survie, une manière de se protéger, de se reconstruire en s’éloignant de ceux qui leur ont fait du mal. Elle peut, bien sûr, devenir un fardeau, un mur à abattre pour guérir pleinement. Mais elle n’est pas intrinsèquement incompatible avec le féminisme, tant qu’elle ne devient pas l’objet du mouvement. Le féminisme lutte pour la libération de toutes et tous. Pourtant, il serait inhumain et injuste de demander aux femmes qui souffrent de réprimer leurs émotions, y compris la colère, pour paraître « acceptables » aux yeux du patriarcat

FS : Marilyn aurait toute sa vie « réalisé de mauvais choix amoureux ». Pourquoi les femmes comme elles sont-elles attirées toute leur vie par des hommes particulièrement destructeurs ? Que penses-tu de la notion de trauma bonding ?

AV : Les « mauvais choix » de Marilyn en matière amoureuse ne peuvent être dissociés de son histoire de violence et de traumatisme. Lorsqu’une femme est blessée de manière répétée, elle intègre souvent, même inconsciemment, une dynamique où elle recherche des relations qui reproduisent ces schémas destructeurs. C’est une forme de répétition traumatique. Le trauma bonding, ou le lien traumatique, désigne précisément ce phénomène où la victime reste attachée à son agresseur ou à des partenaires toxiques par un lien émotionnel complexe, mêlant peur, dépendance et espoir de réparation.

Les femmes comme Marilyn, qui ont été brisées dès l’enfance, finissent par intérioriser un sentiment d’indignité, par croire que la souffrance fait partie de ce qu’elles méritent ou qu’elle est nécessaire pour être aimées. Cette croyance est renforcée par le patriarcat qui valorise la douleur féminine et romantise les relations toxiques. C’est pourquoi elles se retrouvent souvent attirées par des hommes qui renforcent leur sentiment d’infériorité et perpétuent ce cycle. Comprendre ce mécanisme, c’est comprendre que ces « mauvais choix » ne sont pas une question de volonté ou de faiblesse, mais le résultat d’un conditionnement profondément enraciné dans le trauma et la violence.

FS : Ton livre va bien au-delà du personnage de Marilyn, qui est un peu un prétexte à une réflexion sur les violences masculines envers les femmes et les enfants. Il y a un déni persistant dans la société face à ces violences, qui sont encore vues comme le fait de fous et de monstres, et ayant un caractère exceptionnel :« il ne peut pas y avoir autant d’agresseurs en ce bas monde ! ». Ce déni est très présent chez beaucoup de femmes, pourquoi sont-elles dans le déni par rapport à ces violences ?

AV : Ce déni, qu’on retrouve dans une grande partie de la société, y compris chez les femmes, est une réaction de défense. Admettre que les violences masculines sont systémiques et omniprésentes serait un choc insoutenable pour beaucoup, car cela remet en cause l’idée que l’on est à l’abri, que les hommes de notre entourage ne peuvent pas être dangereux. Ce déni est également nourri par une culture patriarcale qui minimise, normalise et invisibilise la violence faite aux femmes. Les agresseurs sont souvent présentés comme des « monstres » isolés pour protéger l’idée que les hommes, dans leur ensemble, ne sont pas coupables. C’est une stratégie de dissociation qui évite de remettre en cause les fondements mêmes de la société patriarcale.

Pour les femmes, reconnaître l’ampleur des violences masculines, c’est aussi accepter que les hommes qu’elles aiment – pères, frères, amis, maris – puissent faire partie du problème. C’est une prise de conscience douloureuse, qui met en lumière leur propre vulnérabilité et les limites de leur sécurité. Ce déni est donc une manière de se protéger psychologiquement, de ne pas affronter une réalité trop dure à accepter. Mais il perpétue malheureusement la culture du silence et laisse les agresseurs impunis.

FS : MM était accro à son psychanalyste Greenson et accordait une grande confiance au freudisme. Considères-tu que Greenson et son approche freudienne ont joué un rôle dans la détérioration mentale de sa patiente ?

AV : Il est clair que l’approche freudienne adoptée par Greenson n’a pas aidé Marilyn à guérir. Au contraire, elle a peut-être aggravé sa détérioration mentale. La psychanalyse freudienne, en particulier à cette époque, était marquée par une pathologisation du désir féminin, par des explications réductrices centrées sur la sexualité et par une hiérarchisation des rôles genrés qui renforçait les normes patriarcales. Greenson a maintenu Marilyn dans une relation de dépendance psychologique malsaine, créant un lien de contrôle sous couvert de soin.

La psychanalyse, dans son approche traditionnelle, tend à voir la femme comme « hystérique », à la rendre responsable de ses souffrances et à nier les causes sociales et systémiques de ses traumatismes. Dans le cas de Marilyn, au lieu de l’aider à se reconstruire, l’approche freudienne a perpétué son auto-objectivation et son sentiment d’être « défectueuse » sur le plan mental. Plutôt que de l’émanciper, elle a été enfermée dans une dynamique où elle dépendait d’un homme censé la guérir, mais qui, au final, a contribué à son aliénation

FS : Une de tes personnages dit : « les hommes me fatiguaient autant qu’ils me fascinaient » et plus loin, on lit « que c’est harassant d’être féministe et hétérosexuelle . Ça résume parfaitement le vécu de beaucoup d’hétérosexuelles, et les contradictions dans lesquelles elles se débattent. Tes commentaires ?

AV : Ces contradictions font partie du fardeau que beaucoup de femmes doivent porter. Être féministe et hétérosexuelle, c’est naviguer constamment entre désir et désillusion. D’un côté, il y a l’attrait, la volonté de croire en des relations égalitaires, en des partenariats respectueux, et de l’autre, il y a la réalité d’un système patriarcal où les rapports de domination imprègnent souvent les dynamiques amoureuses. Les hommes, en tant qu’individus, ne sont pas tous des oppresseurs, mais ils bénéficient d’un système qui les place en position de pouvoir, parfois même inconsciemment. Cette contradiction crée une fatigue morale et émotionnelle pour les femmes hétérosexuelles qui cherchent à concilier leurs désirs avec leurs convictions.

Elles sont confrontées à un double défi : lutter contre les oppressions structurelles tout en essayant de construire des relations affectives sincères et épanouissantes dans un contexte qui ne les favorise pas. Ce va-et-vient entre fascination, déception, colère et amour est un cycle épuisant, une danse complexe entre l’intime et le politique. Il n’y a pas de solution simple à ce dilemme, mais il mérite d’être nommé et exploré. Être féministe, c’est vouloir mieux pour soi et pour toutes, y compris dans les relations amoureuses, même si cela implique de remettre constamment en question les modèles qui nous sont imposés

FS : En conclusion, ton personnage de MM déclare : « les hommes m’ont tuée en bouffant toute force de vie en moi ». On connaît le mythe de la « femme fatale », mais c’est une inversion patriarcale : il y a beaucoup plus d’« hommes fatals », beaucoup plus de dominées détruites par des dominants que l’inverse, pour des raisons évidentes. Tes commentaires ?

AV : Absolument. Le mythe de la « femme fatale » est l’une des nombreuses inversions patriarcales destinées à détourner l’attention des véritables rapports de domination. La femme fatale est dépeinte comme une manipulatrice, une séductrice qui détruit les hommes par son pouvoir sexuel, mais c’est une fiction qui sert à masquer une réalité bien plus cruelle : celle de la domination masculine et de la destruction qu’elle inflige. Les « hommes fatals » sont bien réels et omniprésents, car ils exercent leur pouvoir non seulement sur le plan intime, mais aussi au niveau social, économique et politique. Les femmes qui s’opposent à ce pouvoir ou qui ne se conforment pas aux attentes sont souvent broyées par ce système.

Marilyn est un exemple tragique de cette dynamique. Ce sont les hommes autour d’elle – ceux qui l’ont exploitée, objectifiée, trahie et contrôlée – qui ont épuisé sa force vitale, pas l’inverse. C’est pourquoi il est crucial de déconstruire ces mythes patriarcaux qui inversent la réalité des rapports de force. Le féminisme a pour mission de révéler ces mécanismes, de nommer les véritables oppresseurs et de redonner aux femmes leur voix et leur humanité. Ce que Marilyn, à travers sa souffrance, nous montre, c’est qu’il n’y a rien de fatal dans le désir des femmes de vivre libres ; ce sont les systèmes de domination, incarnés par les « hommes fatals », qui rendent cette liberté si difficile à atteindre.

https://revolutionfeministe.wordpress.com/2024/11/23/marilyn-monroe-une-femme-brisee-par-la-violence-patriarcale/

*****

Abonnez-vous à notre lettre hebdomadaire - pour recevoir tous les liens permettant d’avoir accès aux articles publiés chaque semaine.

Chaque semaine, PTAG publie de nouveaux articles dans ses différentes rubriques (économie, environnement, politique, mouvements sociaux, actualités internationales ...). La lettre hebdomadaire vous fait parvenir par courriel les liens qui vous permettent d’avoir accès à ces articles.

Remplir le formulaire ci-dessous et cliquez sur ce bouton pour vous abonner à la lettre de PTAG :

Abonnez-vous à la lettre

Le programme PAFI, vous connaissez ? PAFI pour programme d’aide financière à l’investissement.

Francine Sporenda

Américaine qui anime le site Révolution féministe.

https://www.facebook.com/RevolutionFeministe/

Un message, un commentaire ?

modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par les responsables.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.

Sur le même thème : Le mouvement des femmes dans le monde

Sections

redaction @ pressegauche.org

Québec (Québec) Canada

Presse-toi à gauche ! propose à tous ceux et celles qui aspirent à voir grandir l’influence de la gauche au Québec un espace régulier d’échange et de débat, d’interprétation et de lecture de l’actualité de gauche au Québec...