Tiré de la revue Contretemps
20 décembre 2024
Par Jonathan Louli
Pauline Clochec est maîtresse de conférence en philosophie à l’Université de Picardie. Autrice d’une thèse sur le « jeune Marx » sous la direction d’Emmanuel Renault soutenue en 2018, elle travaille depuis plusieurs années sur la philosophie allemande, et a publié plusieurs traductions de Marx et Engels aux Éditions sociales, ainsi que l’introduction à Feuerbach : Pour lire l’Essence du christianisme, dans la même maison d’édition.
Plus récemment, elle s’est intéressée aux rapports entre féminismes et matérialismes, et a notamment co-dirigé dans la maison d’édition Hystériques & AssociéEs l’ouvrage collectif Matérialismes trans en 2021. Avec les auteur·rice·s ayant participé à ce travail collectif, Pauline Clochec est donc actuellement l’une des principales voix de l’analyse féministe matérialiste appliquée à la « transitude », notion définie et explicitée dans son nouveau livre Après l’identité. Transitude & féminisme.
Ce livre rassemble quatre conférences données entre 2018 et 2021 dans des contextes au croisement entre militantisme et sphère académique. L’intention qui les parcourt, comme le restitue l’introduction, est de définir la transitude en tant qu’ensemble de pratiques concrètes de passage d’un sexe à un autre, ou comme « tentative pour ne pas intégrer une catégorie sexuée existante, dans le cas de la non-binarité » (p.175).
L’idée de l’autrice est donc d’appréhender la transitude dans son « effectivité » et non comme un état purement intérieur ou identitaire. La perspective matérialiste revendiquée s’oppose donc aux théories psychologisantes de la transitude, ainsi qu’aux théories queer. L’objet du livre est de définir et développer cette perspective matérialiste, et d’argumenter en quoi, malgré leur utilité par le passé, les théories identitaires et subjectivistes de la transitude doivent désormais être dépassées.
L’actualité de cette théorie peut aisément se lire dans l’affirmation de l’autrice, à la fin de l’introduction, selon laquelle ces textes ont un « objectif politique » et féministe, à savoir contribuer à la « lutte pour l’autonomie corporelle » des femmes et des personnes trans, contre les nouveaux essentialismes et la montée de l’extrême-droite (p. 10-12). Les deux chapitres composant la première partie du livre déploient l’opposition entre la perspective matérialiste et les théories queer, tout en indiquant des pistes pour les luttes. Les deux chapitres composant la seconde partie illustrent les luttes à travers des controverses liées aux savoirs et manières de penser la transitude.
Dans le premier chapitre est exposée l’opposition entre la perspective matérialiste et les théories queer. Cette opposition s’articule autour de la définition du concept de genre. La conception matérialiste traite du genre – au singulier – entendu comme un système de domination et d’exploitation hétérosexiste [1].
La conception queer quant à elle critique la binarité des genres – au pluriel – qu’il s’agirait de subvertir par la « prolifération » des identités fondées dans les individus. Selon Clochec, cette approche queer a deux limites : elle n’opère qu’une émancipation individuelle donc quelque peu « illusoire » (p. 20), qui en tout cas ne perturbe pas les structures de l’ordre établi – dans la mesure où les personnes restent traitées selon le « sexe perçu » par la société.
Pour l’autrice, les luttes trans doivent donc être collectives et dirigées contre le système hétéronormé et patriarcal. En effet, c’est bien lui qui entrave l’existence des personnes trans à travers ses dispositifs de contrôle des corps, et en générant sexisme et cisexisme – c’est-à-dire des dynamiques structurelles d’oppression des femmes et des personnes trans. Dans la perspective matérialiste de Clochec, on lutte donc moins contre ce contrôle patriarcal des corps en transitionnant qu’en s’intégrant aux luttes collectives féministes.
L’autrice poursuit la description de cette opposition entre matérialismes et théories queer dans le deuxième chapitre, autour de la notion d’identité. Elle y fait observer que voir la transitude comme découlant d’identités de genre (comme le font les théories de la « transidentité »), tend à la délégitimer, à la rendre moins tangible, et ouvre ainsi la voie à des discours transphobes. Les théories de la « transidentité » occultent en effet la réalité pratique, corporelle et sociale de la transitude. À ce titre elles ne semblent plus politiquement pertinentes – contrairement à une époque récente où leur émergence a permis de contrer l’hégémonie des discours médicaux.
Plusieurs problèmes apparaissent désormais du fait que les théories découlant de la « transidentité » fondent la transitude sur un pur « ressenti » (p. 36). Tout d’abord, ce sont largement les difficultés économiques, administratives, les discriminations et autres dominations qui objectivement rappellent aux personnes concernées qu’elles sont « trans ». En outre, réduire la transitude à une identité l’assimile à l’imagination des personnes et occulte son objectivité sociale et corporelle.
C’est pour cette raison que les luttes des personnes trans ne sont pas des revendications identitaires mais bien des luttes contre le patriarcat : car « l’assignation » sexuelle apposée par la société fait généralement peu de cas de l’identité subjective que veut se donner la personne, qui se trouve malgré elle intégrée à une « classe de sexe » [2]. Afin de garantir les moyens du « libre accès à son corps » (p. 49), c’est donc précisément contre ce qui produit les assignations sexuelles, contre les discriminations et dominations, contre la masculinité oppressive, que doivent être dirigées les luttes – et non vers une prolifération d’ « archipels d’identités » (p. 46) qui ne doivent en tout cas pas être en eux-mêmes leurs propres fins.
Dans la perspective matérialiste, être trans étant avant tout « une condition sociale et corporelle » (p. 56), si l’on doit parler d’identité, c’est donc surtout au sens d’une appartenance collective – en d’autres termes : d’une « conscience de classe » de sexe (p.57), impliquant la lutte pour des conditions d’existence.
Après avoir donné des idées et des perspectives pour les luttes dans les deux premiers chapitres, Pauline Clochec consacre le troisième chapitre à une illustration possible de ces luttes, à travers la « rivalité » entre les « savoirs trans » et les savoirs médicaux (p. 61), en se centrant plus spécifiquement sur le cas des traitements hormonaux de substitution (THS).
Après avoir rappelé que la relation entre le corps médical et les personnes trans en demande de transition n’est pas « typique », l’autrice présente l’ « opposition entre deux prétentions à l’expertise » (p. 66) entre personnes concernées et corps médical, quant aux conditions d’accès et aux contenus des traitements hormonaux de substitution. Ce conflit se cristallise autour de trois points.
Tout d’abord, il faut un diagnostic psychiatrique pour y avoir accès. Ensuite, le corps médical a tendance à dramatiser la prise de ces THS et refuse les prises « expérimentales » (les tâtonnements à travers lesquelles les personnes peuvent expérimenter les effets des traitements). Enfin, les dosages prescrits étant standards, ils ne correspondent pas toujours aux multiples usages et besoins des personnes.
En outre, les populations trans elles-mêmes peuvent apparaître divisées sur cette question des THS, car elles n’ont pas les mêmes « buts » dans leurs prises de ces traitements, elles n’en apprécient pas les effets de la même manière, et elles ont des « conditions de santé » variables qui influent le rapport aux traitements.
Pour surmonter ces tensions et divisions, les savoirs produits et partagés dans la « communauté » trans devraient être mieux reconnus socialement, ce qui leur éviterait d’avoir à passer par le « contentieux », le conflit, avec le corps médical voire avec l’État. C’est ainsi que la communauté trans peut permettre à l’individu d’accéder à une certaine autonomie qui lui est refusée en dehors d’elle.
Le dernier chapitre, le plus dense, replace dans une perspective historique l’émergence des trois « paradigmes » dominants à travers lesquels a été pensé le changement de sexe. Cette perspective historique permet de comprendre non seulement les controverses telles que celles autour de l’expertise sur les traitements hormonaux de substitution, mais aussi celles qui opposent les théories queer (identitaires) et matérialistes.
Une large partie du XXe siècle est marquée par la diffusion du « paradigme transvestite », qui a émergé avec les travaux du médecin allemand Magnus Hirschfeld à partir de 1910. Celui-ci est le premier à considérer les demandes de changement de sexe de ses patient·e·s comme non « délirantes », mais comme émanant d’une « tendance » naturelle. Considérant qu’il n’y avait donc pas à aller à l’encontre de cette tendance, Hirschfeld a été parmi les premiers médecins à proposer des chirurgies de transition, dès les années 1920.
Ce paradigme infuse durant l’entre-deux-guerres, et est repris notamment par le sexologue américain Harry Benjamin dans les années 1950. Chez celui-ci, les différences de sexe sont plus naturalisées, et le souhait de changer de sexe est donc attribué à une causalité psychologique. C’est ainsi qu’émerge et se diffuse le paradigme de la « transexualité » ou « transexualisme ». Ce paradigme, qui se présente comme un « concept clinique », a une forte influence jusqu’à la fin du XXe siècle. Il considère le « transexualisme » comme un « écart » ressenti entre un « sexe physique » et un « sexe psychologique » (construits d’après des « stéréotypes sexistes », précise Clochec) (p. 97-103).
La conséquence de cette psychologisation est que le corps médical s’arroge la responsabilité de distinguer, à travers une évaluation psychiatrique, les « vrais » et les « pseudo » trans. L’apport de ce paradigme s’avère donc ambivalent puisque d’une part il a pu faire progresser la prise en charge des demandes de changement de sexe, mais il l’a fait à travers un protocole réducteur basé sur des critères finalement peu scientifiques, obligeant les personnes à ruser pour le contourner.
Ces insuffisances ont engendré l’évolution du paradigme transexualiste, d’autant plus fortement que celui-ci croise les théories queer dans le dernier quart du XXe siècle. Ces dernières conceptualisent la transitude comme une « expérience privée et intérieure » (p.116), restant ainsi sur un terrain psychologisant. Ce paradigme « transgenre » ou de la « transidentité » est donc aisément assimilé par les professionnels de santé, généralement enclins à psychologiser le changement de sexe.
Ainsi, paradoxalement, malgré certains progrès dans la prise en charge des demandes de changement de sexe (notamment le recul de l’idée que celles-ci émanent d’une pathologie…), le corps médical conditionne encore actuellement cette prise en charge au diagnostic psychologique d’une « dysphorie » de genre (un peu à la manière des tenants du vieux paradigme transexualiste qui cherchaient à distinguer les « vrais » et « pseudo » trans).
C’est donc bien la dimension « subjectiviste » et psychologisante du paradigme « transgenre » ou de la « transidentité » qui fait perdurer la « tutelle médicale » (p.119-120). Selon Pauline Clochec, le traitement des demandes de changement de sexe ne doit pas être encadré et discriminé par une expertise sur ses causalités hypothétiques, mais être soumis à un consentement éclairé des personnes.
Du point de vue pragmatique (manières de répondre aux demandes de changement de sexe) et du point de vue théorique (face aux errements des théories psychologisantes), le changement de sexe doit donc être pensé comme une « transexuation », c’est-à-dire comme un simple « passage » d’un sexe à un autre (ou à une catégorie non-binaire) d’après des « pratiques » concrètes et une « trajectoire » (p.127-128).
En conclusion de son livre, Clochec synthétise son propos et propose certaines perspectives pour l’élargir. Elle rappelle qu’une « théorie post-identitaire de la transitude » est nécessaire pour dépasser les insuffisances des théories psychologisantes, et parce qu’elle permet de penser celle-ci comme une forme effective de sexuation physique et sociale. Plus précisément, penser en termes de transexuation indique l’aspect « temporaire » de la transitude : elle n’est logiquement pas une identité permanente. Fixer les personnes trans dans une identité singulière tend à conforter les idéologies basées sur la dualité des sexes, et apparaît discriminant puisque le sexe d’arrivée est minoré.
Ce n’est pas le changement de sexe en lui-même mais bien les oppressions sociales qui « assignent à la transitude comme à un stigmate » (p.137). Le paradigme « transgenre » ou de la « transidentité » a certes eu son utilité politique à une certaine époque : d’une part pour contrer l’hégémonie des discours psychiatriques, d’autre part pour fonder des revendications des populations trans dans une période de « reflux des luttes sociales » (p.138) à la fin du XXe siècle.
Cependant, avec le renforcement des mouvements féministes au début du XXIe siècle, ce paradigme identitaire n’est plus complètement opérant puisque les pratiques militantes trans s’orientent davantage vers les problématiques socio-économiques et sur l’action collective. Les théories matérialistes, qui s’appuient sur les paradigmes identitaires tout en les dépassant, impliquent plusieurs perspectives. Du point de vue théorique, elles incitent à penser la transitude en termes de « trajectoire de sexuation », dans son effectivité et sa réalité sociale et corporelle.
Du point de vue politique, elles incitent à « ne plus penser le genre comme une propriété individuelle mais comme un rapport social » (p.140) ce qui implique une articulation avec les luttes féministes opposées au système patriarcal. En outre, les perspectives matérialistes amènent à considérer que c’est l’appartenance à une classe de sexe qui, en s’articulant avec les autres rapports de domination (race, classe sociale…), détermine concrètement l’existence des personnes (plutôt que leur identité subjective). Enfin, en termes cliniques, le consentement informé doit remplacer le diagnostic médical dans la réponse aux demandes de changement de sexe.
Alors que la condition des personnes concernées par la transitude fait fréquemment polémique, dans les débats médiatiques autant que dans les mouvements féministes, l’ouvrage de Pauline Clochec et les travaux menés avec ses collègues et camarades semblent proprement salutaires.
D’abord parce que l’écriture de Clochec est d’une grande clarté et la forme de son discours est souvent didactique, ce qui rend ses sujets très abordables, même pour des lecteur·rice·s qui les pratiquent peu. Ensuite, parce que la perspective matérialiste appliquée à la transitude semble particulièrement innovante et permet de dépasser nombre d’apories des paradigmes passés (et récupérés, voire stéréotypés par des discours carrément transphobes). Enfin, parce que la perspective adoptée n’est pas pure spéculation, mais a largement de quoi nourrir les mouvements féministes, qu’elle invite d’ailleurs à rejoindre. Un livre de lutte et de réflexion, en tous points éclairant.
*
Illustration : Photothèque rouge / Martin Noda / Hans Lucas.
Notes
[1] Sur la dimension de l’exploitation des femmes par le capitalisme patriarcal, voir Silvia Federici, Morgane Kuehni, Maud Simonet et Morgane Merteuil, Travail gratuit et grèves féministes (coordonné et introduit par Soline Blanchard, Sébastien Chauvin, Nils Kapferer, Sabine Kradolfer, Morgane Kuehni, Frédérique Leresche), Genève, Entremonde, coll. « A6 », 2020, 108 p., post. Charlène Calderaro ; voir ma note de lecture à l’adresse suivante : https://www.jlouli.fr/greves-feministes-contre-lexploitation-des-femmes-par-le-capitalisme-patriarcal/
[2] Dans la perspective du féminisme matérialiste, la notion de « classes de sexe » renvoie à l’idée qu’un rapport social de domination oppose structurellement la classe des personnes assignées au sexe masculin et la classe des personnes assignées au sexe féminin. Dans la perspective du matérialisme trans, cette notion est utilisée dans : Emmanuel Beaubatie (2021). Transfuges de sexe. Passer les frontières du genre. Paris : La Découverte, 192 pages, dont on peut lire des extraits sur Contretemps : https://www.contretemps.eu/transidentites-transfuge-sexe/
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