Édition du 17 décembre 2024

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Afrique

Pollution. Les villageois nigérians demandent des comptes à Shell

Près de 14 000 personnes ont attaqué le géant pétrolier devant la Haute Cour de justice de Londres, l’accusant d’être à l’origine de la pollution qui dévaste depuis des années le delta du Niger. Une affaire emblématique de la responsabilité environnementale des multinationales, comme l’explique le site d’investigation “The Intercept”.

Tiré de Courrier international. Article publié au départ par The intercept.

À Ogale, localité rurale du Nigeria, l’eau est si toxique et polluée par le pétrole qu’elle est marron et pue le soufre. Les enfants et les familles tout entières tombent malades en se lavant avec ou en la buvant. À Bille, région de pêche qui compte une quarantaine d’îles, il n’y a plus un seul poisson. L’eau viciée par le pétrole s’infiltre jusque dans les habitations. Les sources de revenus étant compromises, l’argent se fait rare. Les panneaux qui mettaient la population en garde contre les dangers de la pollution chronique sont complètement rouillés.

Ces populations dans le delta du Niger subissent depuis des décennies la pollution provoquée par Shell, qui détruit leur santé et leurs moyens de subsistance. En 2011, le Programme des Nations unies pour l’environnement a publié un rapport attestant que le danger pour la santé publique justifiait une “intervention d’urgence”. La dépollution aurait duré trente ans si elle avait été lancée sur-le-champ.

Elle n’a jamais commencé. Shell a refusé de coopérer et la situation n’a fait que se détériorer, avec 55 déversements d’hydrocarbures depuis douze ans. Selon Amnesty International, le delta du Niger est l’une des régions “les plus polluées de la planète”.

Le 27 janvier, plus de 11 300 habitants d’Ogale (sur environ 40 000) et 17 organisations locales, dont des paroisses et des écoles, ont chacun porté plainte contre Shell auprès de la Haute Cour du Royaume-Uni, à Londres. Avec les plaintes existantes des habitants de Bille, le total dépasse aujourd’hui 13 650.

Les populations d’Ogale et Bille attribuent aux déversements répétés de pétrole la destruction de l’environnement ainsi que des décès et des maladies. Dans le delta du Niger, les nouveau-nés risquent deux fois plus de mourir dans le mois suivant leur naissance si leur mère vit près d’un site pollué au pétrole, selon une étude publiée en 2017.

Les autorités locales sont désemparées et furieuses. “À l’heure actuelle, du pétrole se répand chaque jour autour de nous et des gens meurent”, déplore le roi Emere Godwin Bebe Okpabi, chef de la communauté d’Ogale. En 2016, un an après le premier recours judiciaire, il s’est rendu à une audience de la Haute Cour à Londres avec des bouteilles plastiques remplies de l’eau contaminée d’Ogale, visiblement souillée par du pétrole.

De graves épidémies de choléra

À Bille, le chef, Bennett Dokubo, leader local qui fait partie des plaignants, raconte que le seul fait de boire l’eau a provoqué de graves épidémies de choléra. Le seul moyen d’échapper aux maladies est d’acheter de l’eau en bouteille en ville, ce qui coûte cher.

  • “Si on n’a pas d’argent, on ne peut pas boire d’eau. C’est comme vivre dans le désert alors que nous vivons au bord de l’eau.”

Jusqu’à présent, Shell a réussi à échapper à ses responsabilités. En février 2021, les communautés du delta ont décroché une première victoire : la Cour suprême de Londres a décidé à l’unanimité qu’il existait “des arguments recevables” indiquant que Shell PLC, la maison mère britannique, était juridiquement responsable de la pollution provoquée par sa filiale nigériane, Shell Petroleum Development Company (SPDC), et que l’affaire relevait bien de la justice anglaise.

En novembre 2021, des documents remis par Shell à la justice ont fait valoir que la gestion des conséquences des déversements d’hydrocarbures n’était pas de la responsabilité légale de l’entreprise. Le géant pétrolier a avancé que tout recours judiciaire devait être déposé cinq ans maximum après chaque accident, même en l’absence de toute action de dépollution. Shell a aussi affirmé que seules les autorités réglementaires nigérianes pouvaient les contraindre à nettoyer les sites. Mais ces administrations manquent de moyens. (Il n’a pas été possible d’obtenir une réponse du gouvernement nigérian.)

“L’immense majorité des écoulements liés aux plaintes de Bille et d’Ogale ont été provoqués par l’ingérence illégale de tiers, notamment le sabotage d’oléoducs, le ravitaillement clandestin et d’autres formes de vol de pétrole, écrit Tara Lemay, porte-parole de Shell, dans une déclaration envoyée à The Intercept. Quelles que soient les causes, la SPDC continuera à dépolluer et à réhabiliter les zones touchées par des déversements d’hydrocarbures issus de ses installations ou de son réseau d’oléoducs.”

Depuis 1956, date à laquelle Shell a découvert du pétrole dans le delta, les industries extractives ont fait des profits en exploitant les gisements et dopé l’économie nigériane en forte croissance. Le Nigeria est aujourd’hui le premier producteur pétrolier d’Afrique, et Shell continue à engranger des bénéfices sans précédent [le groupe a engrangé plus de 47 milliards d’euros de bénéfices en 2022, le résultat le plus élevé de son histoire].

Le roi Okpabi affirme :

  • “Tout l’argent qu’ils ont gagné jusqu’à présent est de l’argent entaché de sang. Et nous allons de tribunal en tribunal.”

La dépollution ne coûterait à Shell qu’une fraction de ses bénéfices – l’ONU a estimé cette dépense à un milliard de dollars sur les cinq premières années –, mais l’entreprise se montre “extrêmement résistante” à toute forme de surveillance ou d’enquête en matière de santé publique, affirme Matthew Renshaw, associé au cabinet d’avocats Leigh Day, qui représente les plaignants au Nigeria. Il a déclaré à The Intercept que Shell refusait d’aborder les dangers sanitaires. D’après lui, les affaires en cours ne représentent que le sommet de l’iceberg.

  • “Il y a des centaines de communautés qui sont concernées par la pollution pétrolière de Shell et qui pourraient lui intenter des procès.”

Leigh Day a déjà défendu la région de Bodo, dans le delta du Niger, au nom de 15 000 pêcheurs et agriculteurs. En 2015, cette action examinée par une juridiction britannique a abouti à une indemnisation de 68 millions de dollars au titre de la perte des moyens de subsistance, ainsi qu’à la plus grande opération jamais organisée pour la dépollution de mangroves.

Avec la multiplication des plaintes, Shell a amorcé un retrait de la région. En 2021, l’entreprise a annoncé son intention de quitter le delta du Niger et de céder ses gisements pétroliers terrestres, abandonnant ainsi la catastrophe environnementale et tout sens du devoir.

En juin dernier, le groupe a toutefois été contraint par un arrêt de la Cour suprême nigériane de suspendre ces ventes. Il devra attendre la décision en appel du jugement d’un tribunal nigérian, qui a condamné [en novembre 2020] l’entreprise à verser aux populations du delta près de deux milliards de dollars, après un déversement en 2019 [c’est Shell qui avait fait appel].

Le dossier que défend actuellement Leigh Day s’achemine vers un procès qui déterminera si la maison mère de Shell à Londres ainsi que sa filiale nigériane sont responsables juridiquement des torts infligés aux populations du delta. Le procès devant la Haute Cour du Royaume-Uni est prévu pour 2024. D’ici là, les communautés tentent de garder espoir. “Nous sommes optimistes, confie Okpabi, mais le temps ne joue pas en notre faveur.”

Georgia Gee

Georgia Gee

Journaliste pour The intercept (Etats-Unis).

https://theintercept.com/staff/georgia-gee/

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