Entretien paru dans le n°200 du bimensuel solidaritéS Publié le 10 juin 2017 | Propos recueillis par Juan Tortosa |Publié sur le site du CADTM
Qu’est-ce que l’écoféminisme et quelle est son histoire ?
L’écoféminisme est un mouvement de femmes conscientes que les luttes pour l’écologie et le féminisme contiennent les clés de la dignité humaine et de la soutenabilité dans l’égalité. Dans les mouvements de défense de la terre, les femmes ont été et sont toujours très présentes. Elles ont joué un rôle fondamental dans les combats pour la défense des forêts (notamment le Chipko), dans les luttes contre les barrages du fleuve Narmada en Inde, ou contre les résidus toxiques du Love Canal à l’origine du mouvement pour la justice environnementale aux Etats-Unis. Elles sont également actives dans les mouvements locaux de défense des terres communales, dans le combat pour l’espace public urbain ou pour des aliments sains. Les femmes pauvres défendent ainsi un environnement protégé, parce qu’elles en dépendent directement pour vivre.
Au milieu du siècle passé, le premier écoféminisme a débattu des hiérarchies établies par la pensée occidentale. Il a revalorisé les termes d’une dichotomie auparavant dépréciée : femme et nature. Il a également dénoncé la culture sexiste, moteur de guerres génocidaires, de la dévastation et de l’empoisonnement de territoires et de la mise en place de gouvernements despotiques. Ces premières écoféministes ont critiqué les effets de la technoscience sur la santé des femmes ; elles ont lutté contre le militarisme et la dégradation environnementale. L’écologiste allemande Petra Kelly a été l’une de leurs représentantes.
D’autres courants venus principalement du Sud ont fait suite à ce premier écoféminisme, critique de la masculinité. Ces courants considèrent que les femmes sont porteuses du respect de la vie et accusent le « mal-développement » occidental de provoquer la pauvreté des femmes et des populations indigènes, premières victimes de la destruction de la nature. C’est peut-être l’écoféminisme le plus connu. Les féministes indienne Vandana Shiva, allemande Maria Mies et brésilienne Yvonne Guevara sont les figures les plus connues de ce vaste mouvement.
Dépassant l’essentialisme de ces positions, d’autres écoféministes constructivistes (Bina Agarwal, Val Plumwood) voient dans l’interaction avec l’environnement l’origine de cette conscience écologiste particulière des femmes. C’est la division sexuelle du travail, la distribution du pouvoir et la propriété qui ont soumis les femmes et la nature à laquelle nous appartenons toutes et tous. Les dichotomies réductionnistes de notre culture occidentale doivent être rompues pour construire une convivialité plus respectueuse et plus libre.
Le mouvement féministe a vu dans l’écoféminisme un danger possible, étant donné le mauvais usage historique que le patriarcat a fait des liens entre femmes et nature. Mais, l’écoféminisme ne présuppose pas de glorifier la vie intérieure comme féminine, d’enfermer à nouveau les femmes dans un espace reproductif, en leur refusant l’accès à la culture, ni de les rendre responsables de l’énorme tâche de sauver la planète et la vie. Il s’agit bien plutôt de dévoiler la soumission, de signaler les responsabilités et de co-responsabiliser les hommes et les femmes dans le travail de la survie.
Existe-t-il un écoféminisme anticapitaliste et cherche-t-il la convergence avec d’autres secteurs sociaux anti-systèmes ? Tout projet émancipateur doit-il intégrer ce concept ? Quels sont les éléments principaux de cet écoféminisme ?
Dans les sociétés pré-industrielles, la notion de travail correspondait à l’idée d’une activité qui se déroulait de façon continue et qui était partie intégrante de la nature humaine. Cependant, il y a approximativement deux siècles, a surgi une nouvelle conception forgée à partir du mythe de la production et de la croissance, qui a abouti à enclore la vision antérieure du travail dans le domaine de la production industrielle salariée.
Ce rétrécissement du concept du travail à la seule sphère de l’emploi rémunéré occulte de fait la longue liste de tâches associées à la reproduction humaine, toutes indispensables à la conservation de la société et du système socio-économique : la prise en charge des enfants, le soin des personnes âgées, la satisfaction des besoins de base, la promotion de la santé, le soutien émotionnel, l’encouragement à la participation sociale… Il s’agit en définitive d’une quantité énorme de temps de travail dont la finalité est d’assurer la satisfaction des besoins humains et le bien-être des personnes et qui, du fait de la division sexuelle du travail imposée par l’idéologie patriarcale, retombe majoritairement sur les femmes au sein du foyer.
Les économistes classiques, même s’ils ne concédaient aucune valeur économique à cet effort, ont au moins reconnu l’importance du travail domestique familial, et ont défini le salaire comme coût de reproduction historique de la classe travailleuse. Ils tendaient à reconnaître la valeur du travail domestique, sans pour autant l’incorporer dans les cadres analytiques de la science économique.
Cette contradiction disparaît presque complètement avec l’économie néo-classique qui institutionnalise définitivement la séparation entre espace public et espace privé, entre production marchande et production domestique, marginalisant et occultant cette dernière.
C’est cette ségrégation des rôles qui a permis aux hommes de s’occuper à temps plein du travail marchand sans les contraindre aux tâches associées aux soins des personnes et de la famille ou à l’entretien des conditions d’hygiène du foyer. Ainsi s’est imposée une définition de l’économie qui n’intègre pas la division sexuelle du travail et ne reconnaît pas le rôle crucial du travail domestique dans la reproduction du système capitaliste.
Cependant, bien que le travail lié aux soins soit fréquemment dissocié de l’environnement productif, il assure la production d’une « matière première » essentiel pour le processus économique conventionnel : la force de travail.
Dans le cadre de ses propres rapports de production, le système capitaliste ne peut reproduire la force de travail dont il a besoin. La reproduction quotidienne, mais surtout générationnelle, requiert une quantité énorme de temps et d’énergie que le système est dans l’impossibilité de rémunérer. Les processus d’éducation, de socialisation et d’attention aux personnes âgées sont complexes et impliquent des affects et des émotions qui permettent le développement de chacun·e dans une certaine confiance.
La pensée écoféministe anticapitaliste défend l’idée que le système socio-économique à la forme d’un iceberg. Le marché en est la partie flottante et visible. Sous la surface se trouve une masse bien plus importante : le travail de conservation de la vie. Ces deux parties de l’iceberg sont bien différenciées. La principale est dissimulée au regard, mais les deux forment une unité indivisible. Sur la glace immergée du travail domestique et de la régénération des systèmes naturels, s’appuie et repose le bloc de l’emploi salarié de l’économie conventionnelle. L’invisibilité de la sphère centrée sur la satisfaction des besoins de base et du bien-être et qui absorbe les tensions, est indispensable au maintien à flot du système.
On peut dire qu’il existe une contradiction profonde entre le processus de reproduction naturelle et sociale et le processus d’accumulation du capital. Si la reproduction sociale et de conservation de la vie primaient dans l’économie, l’activité serait dirigée vers la production directe de biens d’usage et non d’échange, et le bien-être serait une fin en soi.
Prioriser les deux logiques en même temps est impossible. Il faut donc en choisir une. Les marchés n’ayant pas pour objectif principal de satisfaire les besoins humains, il est vain d’espérer que, dans ce système, ceux-ci se convertissent en centre privilégié de l’organisation sociale.
Quels devraient-être alors les objectifs prioritaires ?
La réalisation de bénéfices et la croissance économique ne doivent plus conditionner la répartition du temps, l’organisation de l’espace et les différentes activités humaines. Pour construire des sociétés basées sur le bien-être, il est nécessaire de les articuler autour de la reproduction sociale et de la satisfaction des besoins, sans réduire l’importance de la base biophysique qui permet à notre espèce d’être en vie.
Les visions hétérodoxes de l’économie ont beaucoup à apporter à la science économique. L’économie écologique nous démontre qu’une bonne partie de l’activité économique est nocive, qu’elle consomme d’énormes ressources sans générer de bien-être ? ; pire encore, qu’elle produit du mal-être. L’économie féministe renverse la catégorie du travail et remet au centre l’activité historiquement méprisée et sous-évaluée des femmes, pourtant socle de la vie quotidienne. Avec d’autres secteurs de l’économie critique, ces différentes visions et approches sont indispensables pour construire un nouveau modèle.
Nous reconnaître comme des êtres vulnérables ayant besoin de l’attention d’autres personnes au cours de notre cycle de vie permet de redéfinir et de compléter la notion de conflit capital-travail et d’affirmer que ce conflit va au-delà de la seule tension entre le capital et le travail salarié et reflète l’antagonisme entre le capital et l’ensemble du travail, rémunéré et non rémunéré.
Rappelons-nous également que, dans une perspective écologique, la contradiction fondamentale entre le métabolisme économique actuel et la durabilité de la biosphère confirme une importante synergie entre les visions écologistes et féministes. La perspective écologique démontre l’impossibilité physique de la société de croissance. Le féminisme rend palpable ce conflit dans le quotidien de nos vies et dénonce la logique patriarcale et androcentrique de l’accumulation et de la croissance. La tension insoluble et radicale (à la racine) qui existe entre le système économique capitaliste et la soutenabilité de la vie humaine atteste, en réalité, d’une opposition essentielle entre le capital et la vie.
Un changement de perspectives est nécessaire. L’axe structurant de la société doit être la satisfaction des besoins de base, qui permettent aux individus de grandir, de se développer et de vivre dignement, tout comme le travail et les productions socialement nécessaires à cela. L’objectif indispensable de la société et du processus économique doit donc être celui de placer la satisfaction des besoins de base et le bien-être à égalité. Dans cette nouvelle perspective, les femmes ne sont pas des personnes secondaires, ni dépendantes, mais les actrices de leur propre histoire, créatrices de cultures et de valeurs du travail, différentes de celles du modèle capitaliste et patriarcal.
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