Tiré de Médiapart.
Hong Kong (Chine), correspondance.– Après des mois de mobilisation dans les rues, la contestation anti-régime a investi la sphère professionnelle de la région chinoise semi-autonome. Un syndicat de personnels hospitaliers appelle ainsi à trois jours de grève à partir de lundi 3 février pour contester la gestion politique de la pandémie de coronavirus. La revendication majeure concerne la fermeture de tous les points frontaliers avec la Chine continentale afin de contenir la propagation du 2019-nCov et de protéger les médecins et infirmiers en première ligne. Sur 175 000 employés des hôpitaux publics, plus de 15 000 viennent de rejoindre l’Alliance des employés des hôpitaux publics, un syndicat enregistré en décembre dernier. Dans son sillage, le syndicat de la compagnie de métro MTR appelle aussi à la mobilisation. Longtemps inaudibles et peu influents, les syndicats commencent à devenir un vrai canal de la contestation.
Pourtant, pendant de longs mois, les syndicats traditionnels se sont montrés discrets, en particulier lorsqu’il s’agissait de défendre les salariés malmenés par leur employeur en raison de leur opinion politique. Pendant l’été, le cas Cathay Pacific est devenu emblématique. Sous la pression du gouvernement central chinois, la compagnie aérienne hongkongaise a été sommée en août de fournir aux autorités la liste de ses salariés assurant les vols vers la Chine ou survolant son espace aérien. Après avoir assuré ne « pas même imaginer » réduire au silence ses employés qui soutiendraient les manifestations ou y participeraient, la compagnie, fleuron de l’économie locale, a fini par limoger plus de 20 personnels navigants et pilotes. Sa filiale Cathay Dragon Air a fait de même, recueillant sur les comptes personnels Facebook de ses employés des preuves à charge.
La « terreur blanche » ou « chasse aux sorcières », comme l’ont dénoncé les protestataires, a touché la restauration, l’industrie des services, mais aussi la finance et la banque, piliers et vitrines de l’économie hongkongaise. Les pressions ont touché les petites structures, comme celle de Marie, salariée du secteur des médias. « Ma patronne a ordonné que les employés ne participent pas aux manifestations », se scandalise-t-elle. « J’ai préféré démissionner plutôt que de rester sous les ordres d’une pro-Pékin et d’être de toute façon vouée à être renvoyée pour mes idées », expliquait en août cette Hongkongaise de 52 ans. Ailleurs, des salariés ont eu pour consigne de ne pas éteindre la télévision pro-Pékin, qui tourne en boucle dans le restaurant dans lequel ils travaillent, sous peine d’être limogés.
Les compagnies étrangères ne sont pas épargnées. Peter (prénom d’emprunt), économiste chez HSBC, dit avoir été poussé vers la sortie il y a quelques mois, en partie parce qu’il est hongkongais, selon lui. « Les pressions sont de plus en plus fortes », témoigne-t-il sous le couvert de l’anonymat. « Il devenait impossible de présenter la moindre analyse ou projection qui pouvait contredire rien qu’un tant soit peu la ligne du Parti communiste chinois », dit ce quadragénaire. « Il ne s’agissait même pas de militantisme pro-démocratie ou anti-PCC, mais seulement d’un avis différent de la ligne officielle. Tout est latent. Aucune critique n’est évidemment formulée ouvertement, ni par écrit ni par oral. Et Hong Kong est un petit territoire. Contester un licenciement ou une rupture de contrat forcée peut aussi signifier la mise au ban sur tout le marché du travail », poursuit ce cadre.
Aucun chiffre n’est disponible sur le nombre de licenciements liés aux manifestations, car « il est très difficile de prouver le caractère politique, et les entreprises le savent très bien », explique Aidan Chau, membre de l’ONG China Labor Bulletin, ONG basée à Hong Kong et qui promeut les droits des travailleurs en Chine. « Les entreprises sont encore plus sensibles qu’avant à la politique et licencient parfois par anticipation, afin d’éviter des tracas avec des clients ou la hiérarchie. » Il est, selon M. Chau, très difficile pour les employés à Hong Kong de contester un licenciement et, en général, ils se concentrent sur la seule négociation de compensations. La plupart des litiges sont traités par un comité au sein du ministère du travail et peu de plaintes parviennent jusqu’aux tribunaux du travail. « La procédure demande beaucoup de temps et les employés ne peuvent se permettre de perdre des journées de salaire pour assister aux audiences », souligne M. Chau. Plusieurs des employés favorables au mouvement pro-démocratie ont toutefois saisi la justice pour contester leur récent licenciement. Le cas de Rebecca Sy, représentante des personnels navigants de la compagnie Cathay Dragon, sera par exemple entendu le 6 mars.
Les pressions devraient aller croissant sur le marché du travail, en particulier pour les jeunes, à la pointe de la contestation, et ce d’autant plus que les difficultés économiques vont être amplifiées par le nouveau coronavirus. « Les entreprises locales ou celles qui font commerce avec la Chine vont être de plus en plus réticentes à embaucher des diplômés hongkongais. Certaines entreprises locales stipulent déjà qu’elles refusent des recrues locales », assure Félix Yip, enseignant en management à l’université baptiste de Hong Kong. « Elles vont scruter encore plus le profil des candidats et vérifier sur les réseaux sociaux s’ils sont impliqués dans les manifestations. Personne ne va vouloir embaucher un jeune qui défie le pouvoir », explique M. Yip. Selon lui, certains employeurs vont craindre des plaintes de clients ou l’insubordination du jeune salarié qui pourrait remettre en cause le management traditionnel chinois (où prime le respect de la hiérarchie). Les entreprises internationales, moins concernées, selon Yip, ne prendront cependant pas non plus le risque d’embaucher des jeunes qui ne peuvent pas se rendre en Chine continentale du fait de leur militantisme.
« Les travailleurs comprennent qu’ils ont un pouvoir »
Pour contrer ces pressions, certains se sont tournés vers un réseau d’embauches mis en place il y a six mois sur l’application cryptée Telegram. Le groupe, baptisé « Trouve un bon patron », met en relation des employeurs et des chercheurs d’emploi impliqués dans les manifestations. Il compte plus de 21 000 membres. Plus de 6 000 personnes ont été arrêtées depuis le début des manifestations en juin et des centaines sont dans l’attente d’un éventuel procès. Beaucoup d’entre elles, essentiellement des moins de 30 ans libérés sous caution, doivent pointer régulièrement au commissariat et sont interdites de quitter le sol hongkongais. Le processus judiciaire peut prendre des années et cela rend difficile la recherche d’un emploi, souligne celui qui se présente comme Pop, le fondateur du groupe, sans parler du fait que les employeurs hésitent aussi à les embaucher en raison de leur position politique et des infractions présumées.
Selon Pop, environ 40 % des personnes à la recherche d’un emploi en ont trouvé un grâce à son groupe. « Il y a eu au moins 3 000 demandeurs d’emploi inscrits sur notre plateforme, et en une seule journée pendant le pic du mouvement, jusqu’à 100 nouveaux demandeurs d’emploi nous ont trouvés pour de l’aide », assure-t-il par mail.
Une autre option pour contourner la pression politique est la création de syndicats. En l’absence de loi sur la négociation collective à Hong Kong et en raison de l’influence considérable des hommes d’affaires dans la sphère politique, notamment au Parlement, l’adoption de lois du travail est compliquée et les syndicats restent souvent peu puissants. En 2018, ils comptaient 911 500 adhérents, soit 25 % de la force de travail. Mais sur les six derniers mois de 2019, 135 nouveaux syndicats ont demandé à être enregistrés, contre 10 sur la même période l’année précédente. Employés de la finance, des assurances mais aussi orthophonistes, pompiers ou architectes se sont organisés en syndicats.
« L’un de leur objectif premier est de protéger les salariés et la liberté d’expression », résume Aidan Chau, du China Labor Bulletin. Il cite l’exemple de fonctionnaires sur la sellette et sommés de respecter une neutralité politique. « Des personnels hospitaliers ont critiqué les intrusions de la police au sein des hôpitaux où ont été admis des manifestants, et ils ont été accusés de violer les protocoles de la neutralité » intrinsèque à la fonction publique, détaille M. Chau. Par ailleurs, dans l’éducation, des dizaines de plaintes ont visé des enseignants liés aux manifestations, des « groupes de fauteurs de troubles » selon le ministre, et des enquêtes sont en cours. « Certains fonctionnaires estiment aussi que le devoir de réserve ne s’applique que sur le lieu de travail et non dans la sphère privée, et qu’il ne devrait pas y avoir de discrimination contre ceux qui ont des opinions politiques. C’est pour cette raison que de nouveaux syndicats se forment », selon Aidan Chau. Ils sont, selon lui et pour l’instant, dans la phase de recherche d’adhérents, « ils sont relativement faibles et il n’y a pas de confrontation directe avec le gouvernement ».
Mais l’un des objectifs est d’organiser une grève générale dans le but de contraindre le gouvernement local à mener des réformes démocratiques et à abandonner les charges contre les manifestants. À plusieurs reprises depuis juin, des appels à la grève ont été lancés par les protestataires, mais le taux de participation est resté bas. Les salariés qui ont participé ont pris des jours de congé ou se sont fait porter pâles par peur de perdre leur emploi. Les grévistes ne sont protégés par la loi que si leur syndicat appelle à la grève. Or, lors des dernières tentatives, peu de syndicats s’étaient mobilisés. « La conscience des travailleurs est basse. Mais ils commencent à voir que la liberté d’expression au travail est un droit, et qu’il est bafoué », assure Nathan Leung, membre du groupe trotskyste Social Action et d’un nouveau syndicat de cols blancs formé en décembre. L’employé de 38 ans travaillait pour un sous-traitant de la banque HSBC lorsqu’il a participé à une grève générale début septembre et a parlé à la presse de son désir de former un syndicat. Selon lui, HSBC a dès le lendemain exigé son renvoi (qui surviendra trois mois plus tard). « Les travailleurs comprennent qu’ils ont un pouvoir et peuvent atteindre leurs objectifs démocratiques grâce aux syndicats. Cela ouvre des portes », veut-il croire. Il pense à l’introduction des négociations collectives. D’autres ont en tête les trois sièges de députés réservés aux représentants syndicaux et qui seront remis en jeu lors des élections prévues à l’automne.
Margot Clément
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