L’an dernier, à la Bastille, le Front de gauche avait compté 100 000 manifestants. Puis encore 100 000 contre le traité européen le 30 septembre, première manifestation de gauche contre François Hollande. Ce dimanche, des dirigeants communistes ont annoncé 150 000 personnes. Sur son compte Twitter, Jean-Luc Mélenchon a évoqué 180 000 personnes. La préfecture de police, elle, a finalement compté les manifestants et n’a vu que 30 000 manifestants.
Le cortège est assez fourni. Mais ce n’est pas non plus un raz-de-marée. Dans le défilé, beaucoup de militants ou de syndicalistes, des pancartes Front de gauche, parti de gauche ou PCF à foison, quelques autocollants CGT, mais aussi de simples citoyens, ayant souvent voté Mélenchon au premier tour et François Hollande au second.
Dans le carré de tête, le message est à l’union de la gauche de la gauche, condition sine qua non d’une éventuelle majorité alternative à gauche. « On est dans un processus de mobilisation du peuple, de tous ceux qui ont voulu chasser Sarkozy et se disent que depuis rien n’a changé », explique Martine Billard, coprésidente avec Jean-Luc Mélenchon du Parti de gauche. L’ancienne députée écologiste assume le « rapport de force » avec un PS « à tendance hégémonique ». « Pendant un an, il y a eu une attente.
L’attente est terminée. Il y a désormais une vraie déception par rapport aux socialistes et nous ne voulons plus de cette politique. »
« Nous devons être porteurs d’une espérance, plaide Clémentine Autain de la Fédération pour une alternative sociale et écologique (Fase, membre du Front de gauche). D’alternance en alternance, l’espoir à gauche a été tué. Cette marche n’est pas une démonstration de force du Front de gauche : c’est un point de départ, et nous cherchons maintenant à élargir pour une nouvelle majorité politique. On n’est pas majoritaire encore ce soir, ça va prendre encore cinq minutes... mais cela ne se fera pas sans la mobilisation sociale. »
Tous partagent la même préoccupation : ne pas laisser la rue à la droite et à l’extrême droite. « Notre responsabilité est d’autant plus grande que droite et extrême droite sont très mobilisées », dit Autain, allusion aux manifestations anti-mariage qui continuent alors que la loi est votée. « Il y a des gens qui sont révoltés contre ce gouvernement, l’objectif c’est de leur donner une perspective commune, déclare Olivier Besancenot (NPA) sur i-Télé, venu avec ses propres mots d’ordre. Aujourd’hui, c’est une grande manifestation de la gauche anti-gouvernementale. On n’imposera rien à ce gouvernement sans rapport de force. »
Le 30 septembre, les écologistes n’étaient pas là, à quelques exceptions près. Cette fois, on remarque quelques drapeaux verts. EELV n’appelle pas à manifester, mais plusieurs élus écologistes ont fait le déplacement (ils avaient annoncé leur venue sur Mediapart). À commencer par l’ancienne candidate à la présidentielle, Eva Joly. Lunettes vertes, châle vert, Joly se paie un beau succès au micro, évoque l’affaire Cahuzac, l’amnistie sociale, plaide pour un « changement de République », invoque « le retour de l’esprit du Bourget, lorsque François Hollande disait vouloir combattre le pouvoir de l’argent ». « Nous avons la tête dure », dit-elle comme un défi lancé au président de la République. « Le temps de la résignation est derrière nous ! » Joly appelle « la société à se réveiller », rappelle qu’elle « plaide pour une majorité rouge-rose-verte ».
« Année gâchée »
L’écologiste fait aussi entendre sa différence. « Nous avons chacun notre vocabulaire et c’est parfois très différent. » Elle évoque surtout son « devoir de solidarité avec le gouvernement » même si, dit-elle, il « ne vaut pas quitus ». Le seul député écolo présent, Sergio Coronado, défend la même ligne. « Ce n’est pas une manifestation contre Hollande, mais pour que la politique gouvernementale prenne un nouveau cap, affirme-t-il. Il y a une déception, une attente, une exaspération. Les gens qui ont voté Hollande le 6 mai dernier sont en droit de dire qu’un certain nombre de promesses n’ont pas été concrétisées et que des mesures qui ne faisaient pas partie du contrat de confiance ont été votées, comme les 20 milliards aux entreprises ou le traité européen. »
« Nous reprenons à la Bastille la marche en avant de la gauche, s’exclame Pierre Laurent, le secrétaire national du PCF. Notre marche est un appel à la remobilisation à reprendre le combat là où le gouvernement a trop vite renoncé. » Pour Pierre Laurent, la première année de François Hollande est « une année gâchée ». Il appelle à poser « les bases d’un nouveau contrat politique, celui d’une alternative à l’austérité ». Plutôt que le balai, Laurent préfère invoquer la « truelle ». Et à sa veste, il arbore le muguet des travailleurs du 1er mai. « Il a oublié de l’enlever », s’amuse une communiste.
La précision florale n’a rien d’anodin. Car au parti de gauche, on préfère l’œillet rouge des luttes syndicales et de la révolution portugaise. C’est le cas de Jean-Luc Mélenchon, qui a épinglé deux œillets rouge vif à son revers.
Longuement acclamé quand il monte à la tribune, le coprésident du Parti de gauche est la star du jour. Dans un long discours de 26 minutes, plus long même que celui de la Bastille en mars 2012, Mélenchon, « le tribun du peuple » autoproclamé (« moi qui ai le goût d’être le tribun du peuple », dit-il), rejoue ses classiques devant une foule conquise.
Il cite Victor Hugo, Jean Jaurès, appelle de ses vœux l’« insurrection » citoyenne et une Assemblée constituante pour remplacer les « institutions monarchiques » de la Ve République, dénonce « la maudite troïka » et l’« infâme commission européenne ». Plusieurs fois, sa voix prend même des accents gaulliens. Il s’adresse aussi à François Hollande. « La période d’essai est terminée, le compte n’y est pas ! Si vous ne savez pas comment faire, nous nous savons ! Nous disposons de compétences pour gouverner l’État. » « Vive la République, vive la Sociale et vive la France ! » conclut-il sous les applaudissements. L’Internationale retentit, suivie de la Marseillaise, reprise en chœur par la foule.
De nombreux militants du Parti de gauche sont venus avec leurs balais. En appelant (sans en avoir prévenu ses camarades du Front de gauche) à cette marche, Jean-Luc Mélenchon n’avait-il pas parlé d’un nécessaire « coup de balai » ? Le mot d’ordre continue à faire tiquer les autres composantes du Front de gauche. « Je n’ai pas parlé de balai... », rappelle Clémentine Autain de la Fédération pour une alternative sociale et écologique (Fase).
En privé, certains membres du Front de gauche se demandent d’ailleurs si la « méthode » de Mélenchon, à commencer par sa stratégie de l’escalade verbale, n’a pas un peu démotivé les troupes.
Et si le syndicaliste Pierre Khalfa, au nom de la fondation Copernic, se félicite d’une « marche citoyenne qui marquera les esprits » (« Le plus important, c’est que l’on crée des convergences qui dépassent le Front de gauche », dit-il), il ne peut s’empêcher de faire remarquer la « contradiction » de Jean-Luc Mélenchon : pourfendeur d’un système politique qu’il décrit à bout de souffle, il fait désormais acte de candidature pour devenir premier ministre de François Hollande dans le cadre d’une « cohabitation de gauche ».
« Reprendre la rue »
Un peu avant 15 heures, le cortège s’ébroue. Des salariés d’usines en lutte (Fralib, ArcelorMittal, Sodimedical, Carrefour, Prestalis, Air France, Sanofi...) appellent, eux aussi, à une Sixième République mais avant tout « à ce que l’État s’oppose aux délocalisations d’usines et la finance qui jettent des salariés à la rue ». Ils pointent du doigt les couacs et les échecs au sommet du pouvoir en matière de lutte contre la désindustrialisation.
Parmi eux, les Fralib de Gémenos dans les Bouches-du-Rhône avec leur Eléphant, une énorme statue, qui luttent depuis plus de deux ans contre Unilever et qui portent un projet de Scop pour sauver leur entreprise, rachetée l’été dernier par la communauté urbaine de Marseille. « On est aussi là pour reprendre la rue, ne pas la laisser aux fachos et aux homophobes », dit François, salarié depuis 25 ans et délégué CGT. Il y a un an, il a voté utile, Hollande, car « on avait l’obligation de virer Sarkozy », soupire-t-il.
Derrière la cinquantaine de Fralib flanqués d’un tee-shirt blanc « Unilever tue », une délégation de syndicalistes de l’usine Kem One toujours dans les Bouches-du-Rhône à Fos-sur-Mer, un autre gros dossier industriel, hausse la voix et hisse les banderoles. Philippe Lemarchand, délégué central CGT du groupe Kem One, raconte leur combat contre le financier Klesch qui a racheté la division Kem One (fabrication de vinyles) du groupe de chimie français Arkema. C’était en juillet dernier et pour l’euro symbolique, Arkema a cédé 1 800 salariés et 10 de ses usines... « On est montés à Paris pour que les Français voient les ouvriers, les salariés qui trinquent devant la finance et pas les homophobes des Invalides », poursuit Philippe Lemarchand.
Parmi les dizaines de milliers de personnes défilant entre Bastille et Nation, souvent organisées par régions et venues en bus de toute la France, un bataillon de militants du Front de gauche, du PCF ou du Parti de gauche arborant des pancartes appelant à la VIe République.
Reconnaissables à leurs drapeaux rouges, ils arborent des cartons bricolés à la hâte où l’on peut lire des slogans anti-Hollande, anti-finance, anti-accord sur l’emploi comme celui-ci : « Sarko-Hollande, les têtes changent pas le système »… Ou des balais, beaucoup de balais, des balais-brosses, des balais en paille, des balayettes. Pour dire « du balai ». « À cette Cinquième République qui ne permet pas aux citoyens de se faire entendre et qui génère une caste de pourris qui planquent 500 000 euros, des millions quand nous, nous ramons pour économiser vingt balles », martèle Jeanne.
Artisan-taxi dans le Jura, cette quinquagénaire n’a pas pris le bus organisé par le Front de gauche dans sa région, mais sa voiture pour aller plus vite : elle travaillait tard samedi soir et tôt lundi matin, a avalé les kilomètres (plus de six heures de trajet) pour rallier la capitale parisienne depuis ses montagnes du Jura et être à l’heure devant l’opéra Bastille. Avec Gérard, un copain en pré-retraite de l’industrie chimique, ils ont bricolé une pancarte qui dit : « Ils nous mettent au régime. Changeons de régime ! Vive la constituante, vive la Sixième République ».
Front de gauche, elle a voté Hollande au second tour de l’élection présidentielle. Elle était « sans illusions » mais ne s’attendait pas à un bilan « aussi catastrophique » au bout d’un an de présidence des socialistes. Par exemple, elle « ne pensait pas que les Roms seraient chassés en plein hiver avec leurs poussettes des rues, que les syndicalistes des usines en lutte seraient chassés par des CRS armés de flash-ball les jours de manifestations devant les sièges de leurs financiers qui ferment leurs outils de travail. »
Elis, 49 ans, encarté dans aucun parti mais « plutôt proche de la gauche très à gauche », vient du Morvan, d’un petit hameau de trente habitants près de Château-Chinon et raconte la même déception. Elle a profité du bus organisé par le PC et traîne un balai auquel elle a accroché une pancarte : « Ils fraudent quand on crève de faim, ils cumulent quand on pointe au chômage ».
Elle est au chômage depuis sept ans. Sept longues années qu’elle ponctue de petits jobs sans lendemain et lorsqu’elle postule pour un CDI, « ils sont quarante sur le poste et c’est toujours les jeunes de 20 ou 30 ans qui décrochent le contrat ». Séparée depuis 17 ans, elle a élevé seule son fils de 20 ans qui est de retour à la maison, « car il passe le permis de conduire et c’est moins cher à la campagne qu’à la ville ».
Elis survit avec 470 euros d’allocation de solidarité spécifique, l’allocation des demandeurs d’emploi qui arrivent au terme de leurs droits à l’ARE (allocation d’aide au retour à l’emploi), et 250 euros d’allocation logement. Elle se situe « 30 % en dessous du seuil de pauvreté ». L’hiver dernier, elle a arrêté l’assurance de la voiture car « il fallait choisir entre manger ou rouler ». Elle ne cherche pas « à faire pleurer les chaumières » car elle sait qu’ils sont « des millions dans son cas ». Ce qu’elle veut, « c’est une gauche qui redevienne de gauche ».