Édition du 19 novembre 2024

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Asie/Proche-Orient

Netanyahou et Erdogan : un drôle de couple

Si les alliances se brisent aussi facilement qu’elles se forment, les ennemis peuvent également conclure des accords.

Le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahou et le président turc Recep Tayyip Erdogan forment un drôle de couple, même lorsque les troupes marines israéliennes n’embarquent pas dans des navires pour tuer des citoyens turcs dans les eaux internationales. Depuis l’épisode du Mavi Marmara [31 mai 2010, le navire est attaqué par un commando de l’armée de l’Etat d’Israël] il y a cinq ans, les deux hommes ont passé leur temps à se dévisager à distance, un peu comme Napoléon et Koutouzov devant le village de Borodino.

David Hearst est rédacteur en chef de Middle East Eye. Il a été éditorialiste en chef de la rubrique Etranger du journal The Guardian,

Erdogan a comparé les actions d’Israël contre les Palestiniens à celles d’Hitler ; de même, lorsqu’il a fustigé Netanyahou pour avoir « osé assister » au rassemblement à Paris après l’attentat de Charlie Hebdo (janvier 2015), l’Israélien a accusé le Turc d’être un « tyran antisémite ».

Il est ainsi surprenant d’apprendre que les pourparlers entre Israël et la Turquie en vue d’une normalisation des relations entre les deux pays sont sur la bonne voie.

Les responsables turcs trouvent leurs homologues israéliens ouverts à la discussion au sujet des exigences consécutives à l’affaire du Mavi Marmara, à savoir soulager le siège de Gaza en se servant de la Turquie comme d’un intermédiaire pour les vivres et les autres fournitures. Il pourrait même être question de produire de l’électricité à partir d’un navire amarré au large de la côte.

Erdogan a déclaré que la Turquie pourrait envoyer un navire à Gaza pour produire de l’électricité et fournir des matériaux de construction, et a affirmé avoir obtenu la garantie qu’Israël lèverait le siège si toute l’aide à destination de Gaza passait par la Turquie.

Nous sommes arrivés à ce point à quelques reprises auparavant. Sur les deux fronts, celui du Mavi Marmara et celui de la levée du siège de Gaza, des espoirs sont nés, uniquement pour être réduits à néant par la tournure ultérieure des événements. Les contours d’un accord sur le Mavi Marmara avaient fait l’objet de négociations entre des responsables peu après l’incident, mais Netanyahou y avait finalement opposé son veto. En juin 2013, Israël a présenté ses excuses. Cette relation de répulsion et d’attraction est évidente aujourd’hui.

Lorsque le ministre turc du Commerce Bülent Tüfekçi a plus ou moins répété ce que son président a déclaré (« Si un accord peut être conclu entre les deux pays, Israël autorisera l’entrée dans la bande de Gaza de produits et de matériel d’aide d’origine turque par le biais de la Turquie »), Netanyahou a nié le fait qu’Israël lèverait le blocus maritime.

Lors d’un meeting du parti Likoud, il a déclaré : « Ils [la Turquie] ont plaidé contre le blocus de Gaza, et bien entendu, nous n’avons pas l’intention de changer notre politique de blocus naval […] Même si Israël est le pays qui transfère les [biens en vue de la] subsistance et de la réhabilitation de la bande de Gaza, nous ne pouvons pas renoncer à notre sécurité. »

Ce siège, qui dure depuis huit ans et qui a formé l’épine dorsale d’une stratégie partagée, de facto, par Israël, Mahmoud Abbas et le Quartet [Etats-Unis, Russie, UE, Nations unies], ne sera pas levé facilement. Les pourparlers sont tributaires du prochain événement qui se produira. D’après Amos Harel, journaliste à Haaretz, le Shin Bet [Service de sécurité intérieure] prétend avoir déjoué trois tentatives de préparation d’attaques à grande échelle par le Hamas en Cisjordanie et à Jérusalem-Est. Le Shin Bet affirme également que la construction de tunnels sous la frontière de Gaza avance à nouveau à plein régime. « Les composantes de base de la situation dans le sud – la poursuite de la construction de tunnels, l’absence de barrière efficace à la frontière et le siège serré de Gaza – laissent la porte ouverte au risque d’une nouvelle série de combats », conclut ainsi Harel.

L’autre doute majeur concerne la personnalité même de Netanyahou. Ce dernier s’est forgé un passé de négociateur peu fiable, revenant sur les positions qu’il a exprimées en privé et se débarrassant de ses interlocuteurs en un clin d’œil. On a souvent dit que Netanyahou préférait le processus de négociation à son aboutissement. Cette fois, cependant, il y a peu à gagner du processus. Seul le résultat sera utile.

Les pourparlers d’Erdogan surviennent dans la foulée de rencontres entre l’ancien émissaire du Quartet Tony Blair et le chef du Hamas Khaled Mechaal à Doha l’an dernier, que j’avais révélées au départ [voir l’article de l’auteur « Blair a rencontré Khaled Mechaal pour négocier la fin du siège de Gaza »].

Les pourparlers, qui comprenaient une proposition de visite à Londres en juin dernier faite à Mechaal, ont échoué en raison du désintérêt d’Israël et du veto de l’Égypte. Le Hamas s’est également montré foncièrement méfiant vis-à-vis des motivations de Blair.

Erdogan n’a pas le passif de Blair. Il ne pourrait pas non plus être associé avec les Émiratis ou avec l’homme fort du Fatah né à Gaza, Mohammed Dahlan [opposant à Mahmoud Abbas, présent dans de nombreux « mauvais coups » dans les batailles entre factions au sein du Fatah, a été en 2014 jugé in absentia pour corruption à Ramallah ; son rôle à Gaza est fort discuté, comme ses liens, affirmés par ses juges, avec les services israéliens], contrairement à Blair. Erdogan demeure un ennemi implacable du président égyptien Abdel Fattah al-Sissi, et la Turquie a autrefois accueilli des hauts responsables du Hamas, dont l’un des fondateurs des Brigades al-Qassam, Salah al-Arouri, bien qu’il ait quitté le pays depuis. Erdogan et Mechaal entretiennent des contacts fréquents.

De ce fait, si Netanyahou prend effectivement au sérieux ces pourparlers, une vraie question se pose : pourquoi ? Qu’est-ce qu’Israël a à gagner d’une détente avec la Turquie ? Pourquoi, après trois guerres, Israël s’intéresse-t-il à l’idée de lever le siège d’une « entité ennemie » alors que selon le Shin Bet, la sécurité d’Israël est compromise comme jamais auparavant ?

La nécessité d’exporter le gaz dont Israël dispose désormais depuis ses propres gisements représente une motivation. L’annonce de découvertes importantes de gaz dans les eaux territoriales égyptiennes l’année dernière a mis la pression sur une série d’accords d’exportation de gaz qu’Israël avait signés à l’origine avec l’Égypte, la Jordanie et l’Autorité palestinienne. Le gisement de gaz égyptien identifié par la multinationale italienne ENI, dont le potentiel s’élève à 849 milliards de mètres cubes, est considérablement plus grand que Léviathan, le gisement de 621 milliards de mètres cubes d’Israël. S’il s’avère que l’Égypte n’a pas besoin du gaz israélien, les marchés restants pour Israël sont l’Extrême-Orient et l’Europe.

Israël ne peut exporter son gaz vers l’Extrême-Orient que s’il est liquéfié, et dans la mesure où ces installations sont longues et coûteuses à construire, cela repose sur des usines en Égypte, ainsi que sur des contrats avec l’usine de la compagnie espagnole Union Fenosa à Damiette et l’usine de GNL de Shell à Idku.

Comme la voie égyptienne devient plus complexe en pratique qu’elle ne le semble en théorie, l’idée d’un gazoduc vers la Turquie et le marché européen devient de plus en plus attrayante pour résoudre cette problématique, bien que cela nécessite une solution à une autre crise, opposant Chypriotes grecs et turcs.

De son côté, la Turquie s’intéresse à tout ce qui permettrait de réduire sa dépendance au gaz naturel russe, après avoir abattu un avion de combat russe survolant l’espace aérien turc à la frontière syrienne. Les analystes en Turquie comme en Russie estiment que la relation entre Erdogan et Poutine a été définitivement détériorée suite à cet épisode.

Gaza constitue en soi une seconde motivation. L’idée qu’il est dans l’intérêt de la sécurité d’Israël de maintenir et d’établir le cessez-le-feu avec le Hamas est antérieure à la dernière guerre à Gaza. L’ancien chef du Mossad Ephraim Halevy a qualifié le Hamas d’« ami-ennemi » d’Israël : « Le Hamas, par exemple, est en état de guerre avec Israël, mais sa lutte contre les autres organisations dans la bande de Gaza, qui rejettent son autorité, sert les intérêts sécuritaires d’Israël. »

Ce raisonnement a reçu depuis une impulsion importante. Quel que soit le nom qui lui est donné (la « Troisième Intifada », l’« Intifada des couteaux », la « Rébellion des loups solitaires »), le soulèvement qui a coûté la vie à 153 Palestiniens, 20 Israéliens, un Américain et un Érythréen existe désormais comme un fait politique.

Bien que le Shin Bet puisse souhaiter voir la signature du Hamas dans l’organisation d’attaques à plus grande échelle, les attaques au couteau et à la voiture-bélier sont menées sans chef et de manière aléatoire. Israël et les systèmes de sécurité de l’Autorité palestinienne sont orientés pour détecter les attaques planifiées et ciblées. Ils ne savent pas quoi faire face aux actes désespérés et généralement suicidaires d’individus au casier judiciaire vierge et sans affiliation politique. Jusqu’à présent, ils ont répondu avec des mesures de sanction collective qui ne font qu’attiser la révolte et rendre l’occupation encore plus difficile à supporter.

Ce soulèvement n’a pas été uniquement alimenté par la vision de la disparition d’un État palestinien sous les yeux d’une nouvelle génération de Palestiniens. Il a également été produit par un vide de leadership palestinien, en particulier à Jérusalem-Est.

Ajoutez-y le groupe État islamique [Daech]. Ou du moins, une déclaration de son chef Abou Bakr al-Baghdadi, qui a été prise au sérieux. Ce dernier a averti Israël dans un enregistrement audio : « Nous nous rapprochons de vous jour après jour. Ne pensez pas qu’on vous a oubliés. La Palestine ne sera jamais votre terre ou votre foyer. Elle sera pour vous un cimetière. Allah vous a rassemblés en Palestine pour que les musulmans vous tuent. » En effet, l’État islamique se trouve juste de l’autre côté de la frontière, en Syrie, ainsi que dans le Sinaï, après qu’un président issu des Frères musulmans a été renversé en Égypte, tandis que le Hamas a été contenu à Gaza.

La plupart des analystes sont farouchement réfractaires à l’idée de voir la cause et l’effet de tout cela. Ils ne veulent pas reconnaître que le fait d’avoir écrasé un gouvernement islamiste élu en Égypte a généré l’oxygène dont l’islam takfiri a besoin pour respirer. Israël partage l’avis des gouvernements russe, égyptien, français et britannique, selon lesquels l’islamisme est un mal sous toutes ses formes et les islamistes politiques travaillent en tandem avec les djihadistes pour arriver aux mêmes fins théocratiques.

En termes d’idéologie, de coutume et de pratique, Israël est catégoriquement opposé à un accord avec le Hamas, qu’il étiquette comme étant au-delà de tout discours rationnel. Le développement des liens secrets d’Israël avec les Émiratis, qui partagent cette même vision, est le recours actuel. Mais supposez simplement que l’appel aux armes d’al-Baghdadi soit entendu par certaines personnes en Palestine, ce qui n’est pas impossible dans le climat actuel, puisque l’État islamique se trouve déjà à proximité, à la frontière syrienne et dans le Sinaï.

Tous les paris seraient ouverts si Israël devait choisir l’ennemi auquel il préférerait faire face. Avec qui Israël préférerait-il négocier un échange de prisonniers à Gaza ? Le Hamas ou l’État islamique ? Un mouvement de résistance islamique rationnel ou irrationnel ? Une chose est claire. Il est peu probable que le coût d’une victoire israélienne à Gaza et la chute du Hamas en tant que gouvernement de facto puissent avantager le Fatah ou Dahlan. On n’assisterait pas à l’émergence d’un régime libéral et laïc. Au moins certains groupes soutenant le Hamas passeraient du côté de l’État islamique.

Deux signes clairs indiquent que les pourparlers entre la Turquie et Israël sont en progrès. Le premier signe a été un curieux incident qui s’est produit dans les collines du Kurdistan irakien. La Russie a voulu placer des troupes sur le terrain, d’où elle aurait pu lancer des opérations à Mossoul, et a demandé la permission au dirigeant kurde Jalal Talabani, dont le groupe contrôle la zone. Talabani a consulté ses alliés. Les États-Unis n’avaient pas d’objection, au contraire d’Israël, curieusement. Israël voulait montrer son inquiétude quant au fait que l’intervention russe en Syrie confortait l’influence de l’Iran dans ce théâtre de guerre. De même, Israël voulait montrer à la Turquie son influence dans la région.

Le second signe émane des cris d’indignation de l’Égypte, qui a tant fait sous Sissi pour faire respecter le siège de Gaza, notamment en faisant exploser la moitié de la ville frontalière de Rafah et en inondant les tunnels. Lors de rencontres avec l’ambassadeur d’Israël au Caire et durant la visite du chargé d’affaires égyptien à son ambassade à Tel-Aviv, les autorités égyptiennes se sont opposées à toute concession d’Israël à la Turquie au sujet de la bande de Gaza. De toute évidence, elles perdraient la dernière carte qu’il leur reste à jouer, à savoir la carte palestinienne.

Quoi qu’il arrive, les pourparlers israéliens avec la Turquie sont un signe de l’état de flux permanent dans lequel se trouve la région. Les alliances se brisent aussi facilement qu’elles se forment. Les ennemis concluent des accords. Ce qui est dans l’air un jour ne dure pas nécessairement jusqu’au lendemain. Netanyahou est peut-être à la recherche d’une autre solution. (15 janvier 2016)

David Hearst

David Hearst est rédacteur en chef de Middle East Eye. Il a été éditorialiste en chef de la rubrique Étranger du journal The Guardian, où il a précédemment occupé les postes de rédacteur associé pour la rubrique Étranger, rédacteur pour la rubrique Europe, chef du bureau de Moscou et correspondant européen et irlandais. Avant de rejoindre The Guardian, il était correspondant pour l’éducation au sein du journal The Scotsman.

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