Édition du 17 décembre 2024

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Écosocialisme

Mouvement climat, démocratie politique et révolution sociale

Le « Midi de l’éthique » de la Chaire Hoover de l’UCL était consacré ce 20 octobre aux enjeux politiques du défi climatique. Les participant.e.s au débat – Amaury Ghijselings (CNCD, activiste), Alice Romainville (professeure de droit, UCL) et notre camarade Daniel Tanuro étaient invité.e.s à réagir au texte suivant :

Paru sur le site Gauche anticapitaliste
21/10/2020

Par Daniel Tanuro

« Face aux changements climatiques dont les impacts se multiplient au quotidien, nos sociétés semblent bien en peine de dessiner un début de réponse qui soit à la mesure des enjeux. Faut-il en conclure que ce défi majeur exige des modifications radicales dans nos processus de décision et dans la mobilisation de nos outils de pression ? Notre procrastination abyssale doit-elle être attribuée à un excès de démocratie ou au contraire au caractère insuffisamment démocratique de nos Etats ? Sommes-nous trop peu enclins à utiliser la violence face à la violence sourde de l’inaction climatique ? Faut-il passer des affaires courantes à l’état d’urgence ? Autant de questions sur lesquelles nous éclaireront nos trois intervenants. »

Nous reproduisons ci-dessous la contribution de notre camarade.

C’est peu dire que nos sociétés sont « bien en peine » de dessiner un début de réponse à la mesure de l’enjeu climatique. Je dirais plutôt que nous sommes en train de nous enfoncer dans la catastrophe et que les gouvernements ne font rien, ou presque rien.

Les émissions mondiales de CO2 ne cessent d’augmenter. Au rythme actuel, le seuil de dangerosité de 1,5°C sera franchi vers 2040.

La dislocation des calottes glaciaires s’accélère. Le point de bascule de celle du Groenland se situe probablement entre 1,5 et 2°C. Ce franchissement pourrait entraîner une cascade de rétroactions positives et pousser la Terre dans un régime de « planète étuve ».

Les gouvernements sont informés, mais, sur base de leurs engagements actuels, la hausse de température sera de 3,3°C à la fin du siècle, deux fois plus que le seuil de dangerosité adopté à Paris. A ce compte-là, la Terre retrouvera les conditions du Pliocène, quand le niveau des océans était supérieur d’une 30aine de mètres au niveau actuel.

L’Union européenne se targue d’objectifs plus ambitieux, mais, primo, ils sont insuffisants au regard de sa responsabilité historique. Secundo, son « Green deal » est biaisé par des tours de passe-passe – la compensation carbone et la non-prise en compte des émissions « grises », afférentes aux productions délocalisées. Tertio, l’UE emploie l’expression « économie bas carbone » pour dissimuler le recours à des technologies dangereuses, comme le nucléaire ou la bioénergie avec capture-séquestration.

Le bilan depuis le sommet de la Terre de 1992 montre que les émissions annuelles n’ont baissé qu’une fois, lors de la récession de 2007-2008. On aura sans doute une nouvelle baisse cette année, du fait du blocage de l’économie par la COVID19. Ces mouvements sont indépendants des régimes politiques. Il est donc clair que la cause fondamentale de la catastrophe grandissante est à chercher au-delà de ceux-ci. Elle réside dans la logique productiviste/consumériste de l’économie capitaliste : toujours plus produire, toujours plus vite transporter, toujours plus consommer.

Il est décisif de comprendre que cette logique est congénitale. La concurrence pour le profit oblige chaque propriétaire de capitaux à augmenter la productivité du travail par des machines, à compenser la baisse du taux de profit qui en résulte par l’augmentation de la masse de marchandises produites, et à chercher constamment de nouveaux marchés. Soit en créant artificiellement des besoins par la publicité, soit en exigeant de l’Etat la privatisation du secteur public… ou l’achat d’armes.

Qu’il soit basé sur l’élection de représentant.e.s à la proportionnelle intégrale, sur la dictature d’un parti unique, ou sur l’une quelconque des formes intermédiaires, aucun régime politique soumis à cette logique productiviste/consumériste ne pourra jamais être à la hauteur du défi. La solution, par conséquent, ne peut venir de changements dans la seule sphère du régime politique. Le changement doit être beaucoup plus profond.

Au vu des chiffres du GIEC, il ne devrait plus y avoir de débat sur ce point. Pour avoir une chance sur deux de ne pas dépasser 1,5°C de réchauffement, sans recourir à la bioénergie avec capture-séquestration, les émissions nettes de CO2 doivent diminuer de 58% d’ici 2030 au niveau mondial, de 65% dans l’Union Européenne (plus encore si on exclut le nucléaire). Cet objectif est totalement inaccessible sans réduction substantielle de la production et des transports.

La procrastination évoquée dans la question ne tombe pas du ciel : dès l’origine, le capitalisme a repoussé devant lui les problèmes créés par son productivisme. A charge pour la science de trouver une solution a posteriori, si possible. Cette logique est clairement celle de Shell, Total, Exxon, etc. L’essentiel de leurs réserves énergétiques devrait rester à jamais dans le sous-sol. C’est intolérable pour ces compagnies et pour le secteur du crédit qui finance leurs investissements. Comme l’énergie et la finance constituent pour ainsi dire le système sanguin et le système nerveux du capitalisme, les gouvernements gestionnaires ne peuvent que raisonner dans le cadre de leurs diktats (et la plupart des scientifiques font de même, malheureusement). Du coup, le scénario qui se profile est celui du « dépassement temporaire » du seuil de dangerosité, couplé à l’espoir quasi religieux qu’un « deus ex machina » technologique permettra ensuite de refroidir la planète. Problème : à supposer que ce refroidissement soit possible, une catastrophe irréversible risque de se produire pendant le dépassement temporaire…

Ceci me permet de répondre à la question sur les formes d’action : face à cette violence systémique, oui, la désobéissance et la résistance, celle des Zadistes, celle des activistes de Ende Gelände ou des Sioux de Standing Rock, sont légitimes, nécessaires. Elles expriment le besoin fondamental de l’humanité d’arrêter la machine infernale qui nous conduit à l’abîme, comme un automate. C’est pourquoi d’ailleurs elles sont soutenues, fût-ce passivement, par une majorité de l’opinion.

Techniquement, le constat s’impose : il faut, d’urgence, produire moins et transporter moins. Deux conclusions politiques en découlent. Premièrement, la transition doit améliorer le sort de la majorité sociale, sans quoi la majorité sociale rejettera la transition. Il faut donc partager. Les richesses, le travail et les territoires. Deuxièmement, et c’est lié, la transition doit être très profondément démocratique.

Cette seconde conclusion, surtout, est contestée. On dit que les citoyen.ne.s, esclaves de la consommation, seraient incapables de changer leurs comportements. Il faudrait donc passer par un pouvoir fort, pour imposer des « mesures impopulaires », comme proposé jadis par Hans Jonas. Je m’inscris en faux contre cette affirmation.

Entendons-nous bien : il est évident que la rupture avec le productivisme capitaliste implique de profonds changements de comportements dans la sphère de la consommation. Mais production et consommation sont les deux faces d’une même médaille : un système extractiviste, qui exploite le travail et les autres ressources naturelles pour accumuler du capital sans trêve ni repos, au profit d’une minorité. La perversion de ce système réside en ceci que l’accumulation – donc aussi le pillage des ressources – apparaissent comme la condition de survie de celles et ceux qu’il exploite. Sortir de ce cercle vicieux n’est possible qu’en brisant ce système et les valeurs qui le sous-tendent. Or, ce bouleversement historique, ce changement de civilisation, cette révolution, ne peut être mise en oeuvre que par la conscientisation, la responsabilisation et la participation active des classes populaires.

Il faut donc plus de démocratie. Plus de démocratie dans la représentation politique, évidemment (la proportionnelle intégrale, la révocabilité des élus, la diminution de leur salaire, le référendum d’initiative citoyenne…), mais pas seulement. Au-delà des institutions, il s’agit pour la majorité sociale d’augmenter substantiellement sa capacité d’avoir prise sur la vie économique et sociale. Cela implique un combat pour étendre les droits d’organisation, de contrôle et de véto des collectifs de travailleurs et de travailleuses sur les lieux de travail, ainsi que des collectifs d’habitant.e.s au niveau des quartiers. Tout cela postule un revenu décent pour tous et toutes : on ne peut pas se mobiliser pour le climat quand on ne parvient pas à nouer les deux bouts à la fin du mois. Cela postule aussi la réduction radicale du temps de travail : travailler moins est en effet indispensable à la prise en charge collective, et c’est d’ailleurs la richesse relationnelle de cette prise en charge qui peut seule offrir une alternative à l’assuétude consumériste.

L’idée que l’approfondissement de la catastrophe pourrait être évité par des changements au seul niveau de la sphère politique est intimement liée à l’idée que le changement de comportement des consommateurs est l’axe de la transition. Cette approche escamote la responsabilité du capital et les changements structurels indispensables dans la sphère de la production. Du coup, la transition écologique apparaît essentiellement comme une croisade morale, que l’Etat mène à coups de taxes dont il impose le respect par la répression. Les Gilets jaunes se sont révoltés contre cette logique, ce qui ne les a pas empêchés de réaliser la jonction avec les manifestations pour le climat autour du slogan « fin du monde fin du mois même combat ». Tirons la leçon de ce mouvement : demander aux gouvernements néolibéraux de décréter l’état d’urgence climatique pour prendre des « mesures impopulaires », c’est faire le jeu de la tendance autoritaire qui est omniprésente aujourd’hui, de Trump à Macron, de Bolsonaro à Orban…

En conclusion, d’une certaine manière, oui, on peut dire que l’impasse angoissante dans laquelle nous nous trouvons est due au « manque de démocratie de nos Etats ». A condition de voir que ce manque de démocratie ne se limite pas à la sphère politique. Il s‘enracine dans un système socio-économique de classe basé sur l’exploitation conjointe de la force de travail et des richesses de la nature, appropriées toutes deux par le capital. Verdir ce système est une illusion totale. Il faut l’abolir par la convergence des luttes sociales, démocratiquement organisées. Ce qui signifie aussi que ces luttes doivent sortir du schéma classique de la pression du social subalterne sur le politique omnipotent, pour oser porter elles-mêmes un projet de société alternatif.

Photo François Dvorak.

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