Tiré d’Afrique XXI.
Comment faire reconnaître les préjudices environnementaux subis par les populations en Afrique ? Et comment obtenir réparation ? C’est à ces questions – et à bien d’autres – que tente de répondre un collectif de vingt-huit chercheur·es dans l’ouvrage Justice environnementale dans les espaces ruraux en Afrique (éditions Quæ). Trois grandes thématiques – le partage de l’eau, l’industrie extractive et la reconnaissance des communautés locales – sont explorées à travers des études de cas en Afrique du Sud, au Sénégal, au Mozambique, en Côte d’Ivoire, en République démocratique du Congo, au Ghana et en Guinée.
Il y est également question du rapport entre la colonisation et les injustices environnementales. Car les « problématiques environnementales, le plus souvent “cadrées” comme locales, font sens au regard de rapports de pouvoir inégaux, largement modelés par le colonialisme et les politiques de libre-échange », écrit Valérie Deldrève, directrice de recherche à l’Institut national de la recherche agronomique (Inrae) et coorganisatrice du réseau Environmental Justice - Justice environnementale (EJJE).
La période coloniale est source de nombreux scandales écologiques et sociaux, et certains ont persisté après les indépendances. Le rapport des multinationales occidentales à la nature en Afrique (privée d’une valeur en soi et considérée comme une marchandise) et aux Africains (négation de son humanité, privation de justice) s’inscrit dans une continuité postcoloniale, ainsi que l’illustrent de nombreux projets extractivistes actuels – comme ceux de TotalEnergies en Ouganda et en Tanzanie, ou comme l’exploitation de la bauxite en Guinée.
Sur cet aspect, la Compagnie des mines d’uranium de Franceville (Comuf) est un cas d’école. Devenue Cogema, puis Areva (et désormais Orano), elle lance l’exploitation de la mine de Mounana, dans le sud-est du Gabon, à la fin des années 1950, avant l’indépendance. Cette exploitation durera quarante-et-un ans. Aujourd’hui encore, d’anciens salariés, les familles de certains d’entre eux et les populations vivant aux abords de la mine tentent d’obtenir réparation pour les pollutions qui ont affecté l’eau et les sols (sources de nourriture pour de nombreux habitants), ainsi que la santé des travailleurs.
Cette quête de justice est étudiée par Nestor Engone Elloué. L’injustice vécue sur place est « tridimensionnelle », analyse le chercheur. Elle est en effet économique, avec l’extraction du minerai au mépris de l’environnement – extraction destinée à l’exportation et dont l’État français tire le principal bénéfice. Elle est sociale, avec le « mal de reconnaissance » vécu par les victimes. Et elle est enfin judiciaire, puisqu’aucune action en justice n’a encore abouti à cause de la « non-rétroactivité de la loi ». Le principe du « pollueur-payeur », notamment, n’est apparu que bien après la cession de la mine en 1999. Tandis que les pollutions perdurent, « ce n’est pas la temporalité des faits qui devrait servir de critère à la qualification de “crime”, mais la temporalité des injustices », estime Nestor Engone Elloué. Cette persistance des injustices, ajoute-t-il, « est moins le résultat de l’absence d’un cadre juridique contraignant que celui de l’existence d’un rapport de domination qui, ipso facto, favorise l’exploitation des ressources et invisibilise les victimes des pollutions qui en résultent ».
Nous reproduisons ci-dessous un extrait du chapitre 5 écrit par Nestor Engone Elloué et intitulé : « Réparer les injustices historiques au Gabon par une approche restaurative et décoloniale appliquée ».
Mésaventure environnementale
« […] Dans le cas de Mounana, au Gabon, les plaintes déposées (1) par près de 1 618 ouvriers gabonais (2) exposés à la radioactivité demeurent à ce jour sans suite. Cette paralysie peut s’expliquer par le fait que le principe pollueur-payeur n’ait été adopté dans le code minier gabonais qu’après la cessation en 1999 des activités d’une compagnie minière d’uranium, filiale d’un groupe international.
Dès lors, ces plaintes se heurtent au principe général de non-rétroactivité de la loi, qui stipule qu’une loi ne dispose que pour l’avenir. Pour engager la responsabilité juridique, il faut dès lors que l’action incriminée enfreigne une obligation ou une interdiction en vigueur au moment de sa réalisation. Au regard de ces obstacles juridiques, on pourrait penser que la difficulté de résoudre le problème des injustices environnementales historiques ne tiendrait qu’aux limites de leur judiciarisation.
En réalité, il ne s’agit là que d’une dimension du problème qui ne doit pas voiler les causes profondes de ces injustices. Pour mettre en lumière ces causes, il faudrait chercher à comprendre pourquoi l’industrie extractive en vient à générer des injustices environnementales persistantes et comment elle maintient les victimes de ces injustices dans une absence de justice. Tel sera l’objet principal de cette réflexion, qui vise à montrer que ces injustices sont le fruit du prolongement d’un rapport colonial à l’environnement qui est à l’œuvre dans les activités des industries extractives en Afrique.
[…] L’exploitation de l’uranium à Mounana, ville située au sud-est du Gabon, s’est déroulée pendant trente-huit années. Pour l’industrie nucléaire française, la découverte du gisement de Mounana fin décembre 1956 représentait « une magnifique truffe » d’uranium et la promesse d’une « belle aventure » (3). Si ce récit cadre avec la richesse de l’uranium découvert à Mounana, il est en décalage avec la réalité de la mésaventure sanitaire et environnementale vécue par les populations exposées aux effets néfastes de la pollution causée par l’exploitation des gisements dans cette localité du Gabon.
Risques sanitaires inacceptables
Pendant longtemps, les travailleurs et les riverains ont été maintenus dans une ignorance des risques inhérents aux activités minières. L’enquête qui a levé le voile de cette ignorance a été réalisée grâce à une initiative d’un collectif des anciens travailleurs miniers de Mounana, créé en 2005. La création de ce collectif a été inspirée par les actions menées par l’ONG nigérienne Aghirin’man, qui avait mobilisé l’ONG Sherpa et la Criirad [NDLR : Commission de recherche et d’information indépendantes sur la radioactivité] pour mener une enquête sur l’état des lieux sanitaire et environnemental du site d’exploitation des mines d’uranium d’Arlit, au Niger, en 2003.
Le rapport d’enquête publié par la Criirad le 20 avril 2005 avait fait état de « risques sanitaires non négligeables, voire inacceptables » (4). La publication de ce rapport sur la situation d’Arlit avait motivé les travailleurs gabonais à lutter contre l’opacité des informations sur le niveau et les conséquences de la toxicité des mines de Mounana. Peu convaincus par la volonté des autorités gabonaises d’entreprendre une telle initiative, les anciens travailleurs de Mounana s’étaient alors constitués en collectif pour solliciter à leur tour les soutiens de l’ONG Sherpa et de la Criirad. Les enquêtes menées par les deux organismes à Mounana ont mis en lumière des faits de pollution graves, comme le relève un rapport de 2009 de la Criirad qui indique que près de 7,5 millions de tonnes de déchets radioactifs ont été produits à Mounana :
- [Les] résultats préliminaires montrent qu’en 2009, des déchets radioactifs sont toujours présents dans l’environnement accessible à la population. Dans la forêt, le sol est contaminé par des résidus d’extraction de l’uranium. (...) Au total, on estime à plus de 2 millions de tonnes la quantité de résidus radioactifs déversés directement dans la rivière sur les 7,5 millions de tonnes produites entre 1961 et 1999.
En plus de son impact sur les écosystèmes, le rapport de la Criirad montre que la pollution radioactive a affecté directement la santé et la vie sociale des riverains. D’une part, en raison du niveau de radiation présent à de nombreux endroits accessibles au public : « Certaines valeurs au contact du sol sont 2 à 50 fois supérieures à la normale. Ceci concerne aussi bien des lieux en plein air (forêt) que des bâtiments ou l’habitat (Cité Cadres, Cité Rénovation) (5) ». Et d’autre part, en raison de la mise en place de plusieurs zones de restriction d’usage dans le but de limiter les activités des riverains à proximité des zones polluées.
« Une activité brutale »
Or, compte tenu de la promiscuité entre les anciens sites miniers et les lieux d’activités des riverains, le respect strict des zones de restriction d’usage conduirait inévitablement les riverains à se priver des usages sociaux de l’environnement. De fait, parce qu’ils continuent de mener une vie sociale (pêche, baignade, plantation, etc.), les riverains « cohabitent toujours avec les effets radioactifs de l’uranium » (6) sur ce territoire qui porte les « stigmates d’une activité brutale » (7).
[...] Outre les riverains, la pollution radioactive de Mounana concerne de manière directe les anciens ouvriers de la mine. La très grande majorité d’entre eux – 455 sur les 481 interrogés dans le cadre d’une enquête réalisée par l’ONG Sherpa en 2007 – ont indiqué qu’il y avait « une absence totale d’information sur les risques inhérents à la radioactivité et au gaz radon » (8), auxquels ils avaient été exposés quand ils travaillaient pour la compagnie minière.
En 2009, le collectif des anciens travailleurs miniers et l’Association Mounana, également créée en 2005, ont pris contact avec l’ONG Sherpa afin d’examiner les moyens juridiques à mettre en œuvre pour obtenir une réparation des préjudices (maladies, décès) imputables selon eux à leur travail au contact de l’uranium (9). À ce jour, vingt-deux ans après l’arrêt de l’exploitation des mines à ciel ouvert et souterraines de Mounana, les membres du collectif des anciens travailleurs miniers, formé par 1 618 anciens employés gabonais de la compagnie minière (10), sont toujours en attente de justice.
Colonialité environnementale et persistance des injustices
[...] La situation de Mounana se caractérise par une forme de colonialité dans la mesure où s’y perpétue une « infériorisation qui prend appui sur l’extraction des ressources et l’exploitation de la force de travail, dans une logique de reproduction élargie du capital » (11). À Mounana, le maintien de l’économie extractiviste et le rôle de la France prolongent cette logique d’infériorisation et perpétuent une colonialité environnementale (12) qu’on doit analyser à partir d’une archéologie du projet colonial.
Ce dernier se rapporte entre autres à « l’imposition d’une manière singulière, violente et destructrice d’habiter la terre » (13). Cet « habiter colonial de la Terre » débouche sur un écocide (destruction des écosystèmes d’un territoire) (14) au profit de la métropole coloniale, et sur un altéricide qui se traduit par la non-reconnaissance des droits des populations autochtones du territoire soumises aux intérêts de l’expansion coloniale.
[...] Ce projet colonial, qui s’ancre dans un « habiter colonial », se caractérise par deux dimensions. D’un côté, par une expérience coloniale de la nature (15) qui prive cette dernière d’une valeur en soi pour la réduire à un statut de marchandise (16) subordonnée aux processus d’exploitation et de détérioration de l’environnement. D’un autre côté, par une négation de l’humanité des populations autochtones des territoires colonisés. Ces deux dimensions sont constitutives d’une double inconsidération. Une inconsidération de la valeur intrinsèque de la nature et une inconsidération du respect des droits naturels d’autres humains.
Le « déni de reconnaissance de l’humanité de l’autre »
Cette double inconsidération semble être à l’œuvre dans la relation des industries extractives en Afrique postcoloniale. En effet, il y a comme un prolongement de « l’habiter colonial » qui se joue dans le rapport des industries extractives aux territoires exploités et aux populations locales exposées, au point qu’on puisse considérer qu’en situation postcoloniale, les effets de la pollution environnementale « prolongent et reproduisent ceux du colonialisme » (17). Dans le cas de Mounana, ce prolongement est rendu possible par la continuité des acteurs et par la continuité des représentations coloniales de la nature et des humains affectés par les effets de l’exploitation.
Premièrement, s’agissant de la continuité des acteurs, elle relève du fait que la prospection de l’uranium a débuté avant l’indépendance du Gabon. Elle s’inscrivait donc dans une logique coloniale d’accaparement des ressources. Durant la période coloniale, c’est le Commissariat à l’énergie atomique français qui a lancé la prospection de l’uranium au Gabon à partir de 1946 avec, entre autres, l’objectif de faire de la France une puissance énergétique et nucléaire au sortir de la Seconde Guerre mondiale.
C’est également ce Commissariat à l’énergie atomique qui va créer la compagnie minière qui exploite l’uranium à Mounana après les indépendances. De fait, l’indépendance du Gabon en 1960 ne coïncide pas avec une rupture des liens d’exploitation qui relient ce pays à l’ancienne puissance impériale française. Et l’exploitation postcoloniale de l’uranium permet aux mêmes acteurs « d’externaliser les charges environnementales de leur enrichissement en dehors de leurs territoires continentaux » (18).
Déconstruire « l’habiter colonial »
Deuxièmement, s’agissant de la continuité des représentations, les activités minières postcoloniales ne rompent pas avec la double inconsidération coloniale de la valeur intrinsèque de la nature et des populations locales soumises aux effets de la pollution environnementale. En effet, c’est parce que les forêts et les rivières sont dépouillées de toute valeur intrinsèque qu’il est possible d’y déverser des tonnes de déchets radioactifs, comme l’a fait la compagnie minière à Mounana. Et c’est parce qu’il y a un déni de reconnaissance de l’humanité de l’Autre que la pollution qui l’affecte en vient à être niée ou banalisée, et que les revendications des victimes des pollutions demeurent inconsidérées.
[...] L’invisibilisation et l’inaudibilité des victimes de Mounana ne relèvent donc pas uniquement des limites de la judiciarisation des effets de la pollution causée par la compagnie minière. Elles relèvent surtout d’un mécanisme profond qui prend place dans une histoire coloniale au fondement d’un rapport dominant/dominé, exploitant/exploité. L’exploitation des ressources minières par les multinationales prolonge ce rapport de domination et le rend « plus durable et plus enraciné que le colonialisme au sein duquel il a été engendré » (19).
Dès lors, face aux injustices environnementales historiques, la justice environnementale ne doit pas seulement consister à rendre les victimes visibles et à réparer les torts qu’elles subissent. Elle doit également impliquer la déconstruction des dispositifs qui maintiennent l’habiter colonial. Parmi ces dispositifs, il y a, d’une part, l’ordre juridique peu contraignant qui perpétue un certain régime d’impunité et, d’autre part, le système extractiviste qui maintient les échanges écologiquement inégaux et permet aux multinationales de tirer profit de l’exploitation des ressources sans internaliser leurs véritables coûts sociaux et environnementaux.
Vers une justice environnementale appliquée
Le paradigme de la justice restaurative s’inscrit dans une perspective non idéale qui ne vise pas la justice parfaite, mais qui cherche les moyens d’éliminer les injustices repérables. En visant la recherche des « modalités de sortie de conflit » (20) sans s’inscrire dans une logique strictement corrective, l’approche restaurative de la justice permet de se recentrer sur la prise en considération des besoins des victimes et sur la recherche des réponses (judiciaires ou politiques) qu’il est possible d’apporter pour traiter les injustices et empêcher qu’elles se reproduisent.
Face à un cas comme celui de Mounana, elle peut être une voie intéressante pour sortir les victimes de la situation d’absence de justice dans laquelle elles sont maintenues par les obstacles judiciaires. D’un point de vue méthodologique, cette approche implique, en premier lieu, de partir de l’identification des victimes à l’identification des responsables, en passant par l’identification des besoins des victimes. En second lieu, elle implique de s’intéresser à la déconstruction des causes qui ont rendu les injustices possibles.
D’abord, s’agissant de l’identification des victimes de Mounana, on peut distinguer trois catégories de victimes : celle des anciens travailleurs de la compagnie minière, celle des populations riveraines de Mounana, et celle des générations futures qui seront également exposées aux conséquences de la pollution. Il est important de porter une égale attention à l’ensemble de ces catégories de victimes en favorisant leur participation (ou celle de leurs représentants) aux conférences restauratives qui pourraient être organisées à Mounana.
Une conférence restaurative est une forme de médiation qui permet la régulation d’un conflit en réunissant des participants diversifiés (infracteur, victimes, etc.). Dans un cadre qui peut être en dehors du cadre judiciaire, l’organisation d’une conférence restaurative permet de rendre les revendications des victimes plus audibles et d’inciter les acteurs mis en cause à réparer les dommages causés aux victimes et à la communauté. Une telle initiative pourrait être une suite donnée aux activités entamées par l’Observatoire de la santé de Mounana fermé à ce jour.
Décontamination des sols et des eaux
Ensuite, s’agissant de l’identification des besoins des victimes, si l’on s’en tient à la description de la tridimensionnalité qui caractérise la situation de Mounana, alors on peut, d’un point de vue analytique, considérer deux principaux besoins de justice : un besoin de reconnaissance et un besoin de réparation. D’une part, la reconnaissance est la première manifestation de la justice rendue, au sens où elle permet à la victime d’une injustice d’être légitimée dans sa position de victime. [...] D’autre part, à travers leurs mobilisations, les victimes de Mounana manifestent un besoin de réparation des torts qu’elles ont subis.
Ce besoin de réparation s’exprime généralement sous forme de demandes d’indemnisation à travers les procès intentés par les anciens ouvriers ou leurs familles. Il s’exprime également sous forme d’un triple besoin d’assistance : en matière d’accompagnement médical (pour le cas par exemple des 243 travailleurs, toutes catégories confondues, faisant état de problèmes pulmonaires) ; en matière de relogement des populations qui résident dans des habitations construites avec les matériaux contaminés ; et en matière de réhabilitation et de décontamination des sols et des eaux pour permettre aux générations présentes et futures de ne pas injustement supporter le fardeau des conséquences de la pollution environnementale de Mounana.
[...] Une fois ces besoins identifiés, il est nécessaire de se demander qui doit les prendre en charge. Au lieu de ne s’en tenir qu’à la recherche des responsabilités pénales ou civiles, il est possible de se tourner vers la recherche de réparations politiques, en organisant des conférences restauratives qui impliqueraient la participation de l’État gabonais, du groupe minier et de l’État français, dont la responsabilité politique peut être engagée puisque ce dernier a été actionnaire majoritaire au sein de la compagnie minière et du groupe minier auquel elle appartient.
Reconnaître le crime d’écocide
Une conférence restaurative impliquant l’ensemble de ces acteurs pourrait servir de cadre à la reconnaissance publique du tort fait aux victimes de Mounana. Cela pourrait déboucher sur des réparations politiques inspirées du modèle de traitement des préjudices historiques de l’apartheid en Afrique du Sud. Ainsi que le relèvent Antoine Garapon et Geneviève Helleringer, ces réparations « présentaient un double avantage : d’une part, elles n’obligeaient pas les bénéficiaires à faire preuve de leur statut de victime ; d’autre part, elles participaient à l’effort général de reconstruction et de développement du gouvernement » (21).
La mise en œuvre des mesures correctives de cet ordre est un défi politique et diplomatique majeur, qu’il convient de relever pour permettre aux parties concernées d’apporter des réponses concrètes aux attentes des victimes. Enfin, dans une logique de justice restaurative, la question de la prévention des injustices est aussi importante que la question de la réparation des torts. Pour cela, il faut également s’intéresser à la limitation des causes du dommage pour trouver le moyen d’éviter que les injustices ne se reproduisent. Si on admet que la situation de Mounana est la conséquence d’une colonialité environnementale maintenue par les activités extractives de la compagnie minière, et si on considère de façon générale que les industries extractives en Afrique poursuivent la logique de l’« habiter colonial de la Terre », alors la prévention des injustices environnementales doit impliquer des réponses coercitives et transformatives adéquates.
Parmi les réponses coercitives, la reconnaissance du crime d’écocide (22) par les juridictions africaines peut être envisagée. Il ne s’agit pas d’une revendication portée par les victimes de Mounana, mais d’une réponse qu’il est possible de formuler pour dépasser les blocages entretenus par le droit en vigueur au Gabon.
Rompre avec le modèle de développement extractiviste
[...] Dans cette perspective, la reconnaissance du crime d’écocide par la Cour de justice de l’Union africaine pourrait faire émerger un cadre normatif et coercitif capable d’accompagner les États et les ONG en matière de prévention d’injustices environnementales graves. Il faudrait coupler une telle initiative, qui relève du champ de la justice pénale, avec des réponses transformatives qui visent à traiter les causes profondes des injustices.
Concernant ces réponses transformatives, on pourrait mettre en avant la nécessité de rompre avec le modèle de développement extractiviste, qui conduit les États postcoloniaux à perpétuer les mécanismes de « l’habiter colonial de la Terre ». S’engager dans une telle rupture conduirait plusieurs pays africains à sortir du « naufrage de la décolonisation » (23) qui les a conduits à s’insérer dans « l’économie-monde capitaliste » (24) qui fait de la marchandisation universelle son crédo : marchandisation de la nature, marchandisation de la force de travail, marchandisation des moyens de consommation, et même marchandisation des déchets dangereux exportés vers l’Afrique.
Tant que les économies africaines seront maintenues dans cette logique capitaliste de marchandisation et d’accumulation, elles maintiendront les conditions d’émergence d’injustices environnementales persistantes sur le continent. En cela, œuvrer pour une transition décoloniale des économies africaines est nécessaire pour mettre un terme à la colonialité environnementale qui les caractérise. »
Notes
1- Un collectif a été constitué en 2005 et plusieurs actions, notamment judiciaires, ont été menées.
2- Falila Gbadamassi, Gabon : malades, d’anciens employés de la filiale d’Areva demandent réparation, 24 novembre 2017.
3- Jacques Blanc, Les Mines et les mineurs français d’uranium de 1945 à 1975, 2008, p. 36.
4- Rapport Criirad, n° 0517, 2005, p. 11.
5- Rapport du Criirad, 2009, p. 5
6- Pierre Lebas, Enquêtes préalables à la fermeture de la COMUF, Mounana, Comuf, 1997, p. 7.
7- Jean-Kevin Aimé Tsiba, L’exploitation minière dans la région du Haut-Ogooué (Gabon) : contribution à l’étude des impacts environnementaux, 2017.
8- Samira Daoud, Jean-Pierre Getti, Areva au Gabon : rapport d’enquête sur la situation des travailleurs de la COMUF, filiale gabonaise du groupe Areva-Cogéma, Sherpa, 4 avril 2007, p. 20.
9- Criirad, 2009.
10- Daoud & Getti, 2007.
11- Arturo Escobar, Eduardo Restrepo, « Anthropologies hégémoniques et colonialité », Cahiers des Amériques latines n°62, 2009, pp. 83-95
12- Si on résume brièvement la définition de la colonialité formulée par Arturo Escobar et Eduardo Restrepo, on peut dire qu’elle est un phénomène d’« infériorisation des lieux, des groupes humains, des savoirs et des subjectivités non occidentales », au profit d’une « domination occidentale » qui survit historiquement au colonialisme.
13- Malcom Ferdinand, Une écologie décoloniale. Penser l’écologie depuis le monde caraïbéen, Le Seuil, 2019, p. 66.
14- Voir Polly Higgins, Earth Is Our Business : Changing the Rules of the Game, Shepheard-Walwyn, 2012.
15- Florence Pinton, « De la période coloniale au développement durable. Le statut des savoirs locaux sur la nature dans la sociologie et l’anthropologie françaises », Revue d’anthropologie des connaissances 2014/2.
16- Giovanna Ricoveri, « Un passé toujours présent. Une vision d’ensemble », Écologie et politique 2, 2007.
17- Doris Farget, « Colonialisme et pollution environnementale : prolongement et effets sur les droits des peuples autochtones », Criminologie, 2016, p. 95.
18- Malcom Ferdinand, Une écologie décoloniale.., op. cit.
19- Aníbal Quijano, « “Race” et colonialité du pouvoir », Mouvements, 2007, p. 111.
20- Robert Cario, Justice restaurative, principes et promesses, L’Harmattan, 2010, p. 81.
21- Antoine Garapon, Geneviève Helleringer, « La réparation des préjudices de l’Histoire », In Ewald F. et al. (dir.), Les Limites de la réparation du préjudice, Dalloz, 2009.
22- Le débat sur la criminalisation de l’écocide a été mis en avant dès les années 1970 par le juriste américain Richard Falk. Il est notamment le premier à avoir proposé une convention internationale sur le crime d’écocide en 1973, et à avoir participé durant cette année au lancement d’une pétition pour la demande de réparation des « crimes d’écocide » commis au Vietnam (Falk, 1973 ; Maljean-Dubois, 2016). C’est dans la même perspective que s’inscrivent aujourd’hui des juristes comme Polly Higgins et Valérie Cabanes, qui promeuvent la reconnaissance du crime d’écocide comme un cinquième crime devant relever de la Cour pénale internationale (Cabanes, 2016).
23- Serge Latouche, « De l’Afrique ambiguë à l’autre Afrique », Revue du MAUSS, 2008.
24- Immanuel Wallerstein, Capitalisme et économie-monde 1450-1640, Flammarion, 1980.
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