Édition du 17 décembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

États-Unis

Les dictateurs sont « éjectables »

Montée et déclin des sbires militaires des États-Unis

L’histoire se répète-t-elle ? Du « roi de Java » au pharaon d’Égypte

Les États-Unis envoient 1,5 milliards de dollars annuellement à l’Égypte et la majeure partie de cet argent va à l’armée. Et pourtant, les États-Unis ont toujours été au courant de ces violations flagrantes des droits de la personne par le gouvernement égyptien.

De Suharto à Moubarak : l’histoire se répète ?

En mai 1998, le président Suharto d’Indonésie a été renversé à la suite de manifestations de masse. Les médias occidentaux ont signalé tous en chœur la « démocratisation » : le « roi de Java » avait été renversé par des manifestations de masse, comme ce fut le cas d’Hosni Moubarak, décrit par les médias contemporains comme le « pharaon d’Égypte ».

La crise asiatique de 1997

La crise financière asiatique de 1997 qui a servi à appauvrir des millions de personnes a été l’œuvre des spéculateurs institutionnels. Ce fut un processus de manipulation délibérée du marché qui consistait à déstabiliser les monnaies nationales par la « vente à découvert ».

La rupiah indonésienne a été déstabilisée, les prix des aliments sont montés en flèche, les salaires réels se sont effondrés de plus de 50 %. Les travailleurs de Nike dans la fabrication d’articles destinés à l’exportation recevaient 45 dollars par mois avant la crise. Dans la foulée de la dévaluation de la rupiah, leurs salaires ont chuté à moins de 20 dollars par mois.

Le mouvement de protestation de mai 1998 contre le président Suharto a été déclenché par la pauvreté largement répandue et les inégalités sociales causées par la « médecine économique » fatale du FMI imposée avant et après la crise asiatique.

Le 13 mai 1998, le meurtre de six étudiants à l’Université Trisakti à Jakarta a donné lieu à des demandes de résignation du président Suharto, lequel avait occupé la présidence pendant 31 ans.

Dans un commentaire publié par l’Irish Times en mai 1998, l’auteur du Centre de recherche sur la mondialisation, Finian Cunningham a abordé l’euphorie des médias occidentaux décrivant Suharto comme le « roi de Java renversé par son peuple » (Voir Irish Times, 22 mai 1998)

[Cette évaluation] juge très mal l’équilibre du pouvoir, non seulement en Indonésie mais dans bien d’autres parties du monde. La principale leçon à tirer de l’agitation en Indonésie devrait être le rôle décisif joué par les États-Unis et le Fonds monétaire international (FMI). Si des gens doivent s’attribuer le mérite d’avoir renversé Suharto de manière décisive, ce sont ces hommes de main de l’ordre capitaliste mondial, pas le pouvoir populaire […]

Après avoir pillé durant environ 30 ans les riches ressources de l’Indonésie, il est devenu évident que Suharto ne convenait plus aux puissances occidentales lorsque l’Indonésie a attrapé la grippe financière asiatique l’automne dernier. Contrairement aux autres tigres faibles de l’Asie, Suharto s’est révélé insuffisamment habile dans la gestion du traitement choc néolibéral habituel du FMI visant une soi-disant reprise économique [...] Ce néocolonialisme a pour effet de permettre un meilleur contrôle des ressources d’un pays par le capital étranger et laisse invariablement la majorité de la population davantage dans la misère, alors que la richesse est siphonnée encore plus rapidement sur les marchés boursiers de Londres et New York.

En Indonésie, les signes sont déjà inquiétants. Le successeur de Suharto n’est plus dévoué à la démocratie et à la justice sociale, la machine militaire du pays continue à fonctionner avec une efficacité brutale et, notez ceci, le FMI réitère ses appels aux « réformes libérales » et aux réductions dans les dépenses publiques.

Malheureusement, ce n’est pas une affaire de « roi renversé par le peuple », mais plutôt de « sbire abandonné par la Mafia » — la Mafia étant l’élite financière occidentale –qui peut continuer à tabasser les Indonésiens avec un autre instrument [1]. (Finian Cunningham, Irish Times, 25 mai 1998)

Les galonnés des armées et des appareils de renseignement indonésiens et égyptiens ont été entraînés aux États-Unis, aux mêmes académies militaires. Moubarak et Suharto ont tous deux été installés par Washington.

Les deux régimes et leurs armées ont commis des atrocités contre leur population. Les deux dirigeants ont servi à miner le nationalisme postcolonial.

Le massacre de 1965 financé par la CIA

En 1965, le major-général Suharto a été l’instigateur d’un massacre de plus d’un demi-million de membres et de partisans du Parti communiste d’Indonésie (incluant des membres de leurs familles). Ce massacre, financé par la CIA, a été exécuté en coordination avec l’ambassade étasunienne : le but ultime était d’affaiblir et de déloger le gouvernement nationaliste de Sukarno, lequel avait l’appui du Parti communiste.

Dans un contexte différent, le maréchal de l’air Hosni Moubarak a joué un rôle similaire dans la transition ayant suivi la période nationaliste Nasser-Sadat. Il est devenu vice-président en 1975 et a été installé comme président dans la foulée de l’assassinat d’Anwar Sadat en 1981.

Des documents déclassifiés confirment l’étendue du massacre en Indonésie financé par les États-Unis :
Par exemple, un rapport de l’ambassade des États-Unis daté du 13 novembre 1965 transmettait des informations de la police voulant que « de 50 à 100 membres du Parti communiste indonésien (PCI) [aient] été tués chaque nuit en Java orientale et centrale [...] ». L’ambassade a par ailleurs admis dans un aérogramme du 15 avril 1966 destiné à Washington : « Franchement, nous ne savons pas si le nombre [de membres du PCI tués] est plus près de 100 000 ou de 1 000 000, mais nous croyons qu’il est plus sage de se tromper en mentionnant les estimations plus basses, particulièrement lorsque nous sommes questionnés par la presse. » À la page 339, on semble endosser le nombre de 105 000 morts qu’avait proposé l’agent du service extérieur Richard Cabot Howland en 1970 dans une publication classifiée de la CIA.

Relativement à une autre question très controversée, celle de l’implication des États-Unis dans les tueries, le volume comprend une « note éditoriale » à la page 387 décrivant l’aérogramme du 10 août 1966 envoyé par l’ambassadeur Marshall à Washington et indiquant qu’une liste des hauts dirigeants communistes préparée par l’ambassade, sans lui être attribuée, « était apparemment utilisée par les autorités indonésiennes en matière de sécurité, lesquelles ne semblent pas avoir la moindre information officielle sur le leadership du PCI de l’époque ». Le 2 décembre 1965, Green a endossé un paiement clandestin de 50 millions de rupiah au mouvement Kap-Gestapu qui menait la répression. Toutefois la réponse de la CIA au département d’État, datée du 3 décembre, est entièrement classifiée. (pp. 379-380).

L’intervention de la CIA dans la publication du département d’État n’est que la dernière d’une série de controverses semblables remontant à 1990, lorsque la CIA a censuré un volume de l’État sur l’Iran au début des années 1950 afin d’exclure toute référence au coup appuyé par la CIA qui a renversé Mossadegh en 1953. (Voir National Security Archive http://www.gwu.edu/~nsarchiv/NSAEBB/NSAEBB52/)

Changement de régime en Indonésie

En mai 1998, le climat était jubilatoire à Jakarta et ressemblait énormément à celui qui règne en Égypte aujourd’hui. Sous les ordres de Washington, Suharto a été remplacé par son vice-président B. J. Habibie.

« Pour les étudiants, c’était une affaire du genre « le roi est mort, à bas le roi ! » [...] L’ambiance avait commencé à changer très tôt lorsque des rumeurs couraient à l’effet que le président Suharto allait s’adresser à la nation à 9 heures du matin. Des centaines de personnes se sont réunies devant un grand écran de télévision dans l’entrée sale et faiblement éclairée lorsqu’est apparu un général Suharto à l’air fatigué.

Ils ont écouté silencieusement jusqu’à ce que le seul président qu’ils aient connu en Indonésie leur dise : « J’ai décidé de quitter ma fonction de président de l’Indonésie, dès aujourd’hui, le jeudi 21 mai 1998, lorsque j’aurai fini de lire cette déclaration. »

À cet instant, ils ont collectivement poussé un cri de jubilation qui a duré plusieurs minutes. Personne n’a entendu le général Suharto poursuivre pour annoncer qu’en vertu de la Constitution, son adjoint, M. B.J. Habibie, deviendrait président jusqu’à la fin de son mandat, lequel prend fin en 2003. Ils n’ont pas non plus entendu le général conclure en disant : « Je demande pardon pour toutes mes erreurs et mes lacunes. » [Massacre de 500 000 personnes, M.C.]

Les étudiants dansaient sur le toit, sautaient dans les airs et dans la fontaine ornementale dehors. Ils se roulaient même dans les débris de trois jours d’occupation.

Quelques-uns pleuraient, d’autres priaient, les couples s’enlaçaient. Seulement neuf jours après que les troupes eurent tué quatre d’entres eux sur le campus de Trisakti, ils n’arrivaient pas à croire qu’ils avaient réussi à renverser le dirigeant qu’ils tenaient responsable.

[...] La nuit précédente, le général Wiranto avait évalué la situation de la sécurité avec les trois chefs de service et le chef de la police nationale. Les perspectives étaient sombres. Les étudiants représentant 50 universités prévoyaient demeurer dans le Parlement jusqu’à ce que Suharto démissionne. Ils étaient largement appuyés, même par l’armée. [Cet appui faisait partie du processus de changement de régime. Comparez avec l’Égypte. M.C. C’est l’auteur qui souligne.]

« L’édifice appartient au peuple, à nous tous », a déclaré le lieutenant-colonel Nachrowi, porte-parole du commandement militaire de Jakarta, expliquant qu’il n’y avait pas d’ordre de mettre fin à la manifestation. [Comparez à l’Égypte, février 2011, M.C.]

Les étudiants avaient coopéré avec les soldats et fait appel au commandant de l’armée de Jakarta, le brigadier-général Silalahi, lorsque des documents clés sont disparus après que deux intrus eurent infiltré le corps étudiant. [Comparez à l’Égypte.]

Entre-temps, les événements se bousculaient ailleurs. La secrétaire d’État étasunienne, Mme Madeleine Albright, a suggéré publiquement que le général Suharto démissionne, annonçant ainsi la fin de l’appui international. Il avait été impossible pour le président Suharto de mettre en place le comité de réforme qu’il avait promis mardi, car les universitaires l’avait rejeté. [L’histoire se répète. Comparez les déclarations de Madeleine Albright à celles d’Hillary Clinton, M.C.] Le général Suharto n’avait pas d’autre alternative que de remettre le pouvoir aux mains de son copain de longue date, M. Habibie, et de s’assurer auprès du général Wiranto, un autre de ses protégés qu’il a mis en poste en janvier, que la famille conserverait son statut et sa richesse.

La décision a été prise à une heure du matin chez Suharto. Les étudiants ont compris tout ce qu’elle impliquait seulement lorsqu’ils ont entendu l’enregistrement de la déclaration du général Suharto annonçant sa démission.

L’euphorie s’est rapidement dissipée. Ils s’étaient débarrassés du « vieux voleur », comme l’a dit un étudiant en économie, mais Habibie « est pareil, un autre criminel ». Une femme d’âge moyen, disant avoir fait partie du personnel du président a fait remarquer dégoûtée : « Il s’inclinait devant Suharto et l’embrassait constamment. »

Les étudiants avaient goûté à une victoire enivrante et ne voulaient pas être déçus par un compromis laissant les alliés de M. Suharto en place. Ils avaient ouvert le paysage politique à une véritable réforme démocratique, mais sentaient qu’ils devaient être actifs et vigilants, sans laisser leurs gains filer.

Le Dr Amien Rais - un vieil ami de M. Habibie - a dit hier qu’il attendrait de voir la composition du nouveau Cabinet qui sera annoncée ce matin avant de décider s’il l’endosserait. Son conseil aura beaucoup de poids auprès des étudiants, qui, pour l’instant, ne bougent pas du Parlement.

Au cours de la journée hier, de plus en plus d’étudiants sont arrivés pour se joindre aux célébrations d’une victoire extraordinaire, soit le renversement du dirigeant asiatique le plus longtemps en poste. De petits camions roulaient avec à bord des volontaires lançant des boissons et des sacs de riz offerts par un riche sympathisant. Les étudiants chantaient, dansaient et se prenaient en photo.

Plus tard, ils voudront tous dire qu’ils étaient là, dans le Parlement, lorsque le général Suharto, connu comme le roi de Java, a été renversé. (Conor O’Clery, The day the ’king of Java’ was deposed by his own people, Irish Times, 22 mai 2011).

La fin de Suharto a entraîné la continuité. Jusqu’à ce jour, la machine militaire, combinée à une forme de développement capitaliste impitoyable, règnent en Indonésie. Le pays est riche en ressources naturelles et producteur de pétrole, et pourtant, la pauvreté et le chômage sont endémiques. Des conglomérats étrangers se sont approprié la richesse du pays avec le soutien de la machine militaire et de l’appareil policier.

Suharto et Moubarak ont tous deux été des hommes de main des États-Unis recrutés dans les rangs de l’armée. Ce sont des dirigeants éjectables : lorsque l’on n’a plus besoin d’eux, on les remplace. Pour reprendre Finian Cunningham relativement à l’Indonésie (1998), « la machine militaire du pays continue de fonctionner avec une efficacité brutale ».

Des élections démocratiques ont eu lieu en 1999 et le Parlement a nommé Abdurrahman Wahid président et la fille de Sukarno, Megawati, vice-présidente. Wahid a été destitué par la suite. L’illusion d’un gouvernement populiste persistait avec Megawati comme pantin présidentiel (2001-2004).

Entre-temps, le rôle de l’armée et ses liens avec les États-Unis sont demeurés indemnes. En 2004 un (ancien) commandant militaire de carrière, Susilo Bambang Yudhoyono, est devenu président. Il avait des liens étroits avec le Pentagone et a été formé à Fort Benning et à l’US Army Command and General Staff College à Fort Leavenworth au Kansas. Il a été réélu en 2009.

Égypte : un coup d’État financé par les États-Unis ?

En Égypte, la machine militaire domine après la chute de Moubarak. Le feld-maréchal Mohamed Hussein Tantawi, ministre égyptien de la Défense, commandant en chef des Forces armées et chef du conseil supérieur de l’armée depuis le 11 février 2011, est le chef d’État de facto et Omar Souleimane est vice-président. Les deux hommes ont été désignés par les États-Unis.

Le feld-maréchal Tantawi et le secrétaire à la Défense étasunien Robert Gates

Tantawi a noué il y a longtemps des liens dans les plus hautes sphères de l’armée étasunienne, soit depuis l’époque où il était au commandement des forces alliées durant la guerre du Golfe en 1991. Ahmed Shafik, un ancien commandant en chef de l’Armée de l’air occupe le poste de premier ministre.

Non seulement l’armée a le mandat d’implanter la démocratie, mais plusieurs leaders de l’opposition, dont Mohammed ElBaradei, on aussi appelé la population égyptienne à appuyer l’armée.

L’opposition dans la société civile, soutenue par les États-Unis, (comprenant Kefaya et le Mouvement du 6 avril) est en contact à la fois avec les militaires et l’ambassade étasunienne. On rapporte que ses membres « ont rencontré de hauts gradés du conseil supérieur de l’armée ». « Les manifestants ont dit que les généraux avaient exprimé leur "sincère intention de préserver les gains de la révolution". » (Egypt’s opposition fights itself as army tightens control - World Wires - MiamiHerald.com, 14 février 2011)

Sincère intention ? Souleimane et Tantawi, maintenant tous deux responsables de la « transition démocratique » au nom du mouvement de protestation, sont les nouveaux sbires militaires de Washington. Tant pis pour la démocratie. Les deux hommes sont chargés de torturer au nom de la CIA en vertu du programme de « restitution extraordinaire » de l’agence.

L’Égypte est la destination la plus courante pour les suspects envoyés par les États-Unis dans le but d’être interrogés et, en dernier lieu, torturés. La restitution extraordinaire, c’est [...] parfois la torture par procuration ou l’externalisation de la torture. Parfois les agents de la CIA vont avec les détenus dans la salle d’interrogatoire. La plupart du temps toutefois, ils sont à l’extérieur de la salle et entrent une fois que le détenu a été torturé afin de le questionner.

[...] Les États-Unis envoient 1,5 milliards de dollars annuellement à l’Égypte et la majeure partie de cet argent va à l’armée. Et pourtant, les États-Unis ont toujours été au courant de ces violations flagrantes des droits de la personne par le gouvernement égyptien. Nous avons financé tout le gouvernement et la police qui commettaient ces actes. Omar Souleimane, le vice-président, était le pilier de la torture égyptienne quand la CIA envoyait des prisonniers en Égypte en vertu de son programme de restitution extraordinaire.

En réalité, il a lui-même commis certains des pires actes de torture. Il supervisait la torture par la police secrète et il est pourtant un ami très proche du gouvernement étasunien, y compris de l’administration Obama. (Marjorie Cohn, Egypt was a common destination for torture of detainees sent by U.S, Global Research, 16 février 2010).

Washington tire les ficelles qui contrôlent à la fois l’appareil militaire et l’opposition de la société civile égyptienne. Les détails de la « négociation » entre les représentants du mouvement de protestation et les militaires ont déjà été déterminés par Washington DC.

La société civile et les groupes jeunesse financés par les États-Unis ont trahi le mouvement populaire.

Note

1. À titre plus personnel, c’est grâce à cet article sur l’Indonésie paru dans l’Irish Times en 1998 que je suis entré en contact avec Finian Cunningham, qui est aujourd’hui un collaborateur régulier du Centre de recherche sur la mondialisation.

Michel Chossudovsky est directeur du Centre de recherche sur la mondialisation et professeur émérite de sciences économiques à l’Université d’Ottawa. Il est l’auteur de Guerre et mondialisation, La vérité derrière le 11 septembre et de la Mondialisation de la pauvreté et nouvel ordre mondial (best-seller international publié en 12 langues).

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