Édition du 17 décembre 2024

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Marseille 2012 : l’eau a besoin de démocratie

La question de l’eau va s’inviter avec force dans le débat public à l’occasion de la tenue du 6ème Forum mondial de l’eau (à Marseille du 12 au 17 mars 2012). Un Forum alternatif mondial de l’eau est organisé en parallèle, porteur d’une autre vision du monde. Ce rendez-vous déterminera pour partie l’issue de la bataille engagée depuis une dizaine d’années pour l’hégémonie culturelle sur la question de l’eau. Dans le monde entier, les tenants de la marchandisation des services hydriques ont perdu la bataille de l’opinion. Mais ils ne s’avouent pas vaincus.

La France accueillera du 12 au 17 mars 2012, à Marseille, le 6ème Forum mondial de l’eau, à quelques semaines de l’élection présidentielle. Près de vingt mille congressistes en provenance du monde entier sont annoncés par les organisateurs dans la cité phocéenne. L’événement est co-organisé par le gouvernement français, la ville de Marseille et le Conseil mondial de l’eau, une association dirigée par le président de la Société des eaux de Marseille, une filiale de Veolia, l’un des deux leaders mondiaux des services à l’environnement.

De nombreuses voix dénoncent depuis des années, dans le monde entier, l’emprise qu’exercent les multinationales françaises sur l’agenda mondial de l’eau, et l’échec de la libéralisation des services hydriques, engagée à l’orée des années 1990.

Cet échec est patent : les « grands contrats » de partenariat public-privé (PPP), signés par Veolia et Suez avec des collectivités locales des cinq continents n’ont pas tenu leurs promesses. Nombre d’entre eux ont été annulés, face à des mobilisations populaires qui dénonçaient la mise en coupe réglée des « marchés de l’eau » au profit des actionnaires des entreprises multinationales.

Veolia, très fortement endettée, a annoncé en 2011 des pertes colossales et va se désengager de 40 des 77 pays où elle était présente.

Il y a dix ans, le P-DG de Suez vantait l’implantation de son entreprise dans plusieurs grandes villes du monde pour résoudre la crise mondiale de l’eau. La plupart de ces contrats ont été rompus sous la pression des populations qui ne pouvaient supporter les hausses vertigineuses des tarifs, ou la dégradation des services rendus.

La Commission européenne a annoncé le 18 janvier qu’elle engageait des poursuites contre Veolia, Suez et Saur, soupçonnés d’entente et de formation d’un cartel pour peser sur le prix de l’eau.

Marchandise ou bien commun ?

C’est dans ce contexte que se prépare une formidable opération d’intoxication de l’opinion. L’affaire est directement pilotée depuis l’Elysée par le directeur de cabinet du président de la République, en lien avec les ministères des affaires étrangères, de l’écologie, et des finances.

Au nom du « patriotisme économique », impératif catégorique à l’heure de la guerre de tous contre tous, il faut sauver les soldats Veolia et Suez, dont les relations incestueuses avec le personnel politique français défraient la chronique depuis des lustres.

Un groupement d’intérêt économique (GIE) a été constitué à cet effet pour assurer la préparation du Forum mondial. Son budget de 29,6 millions d’euros a été ponctionné sur fonds publics, Veolia et Suez n’y participant qu’à hauteur de 3 millions d’euros.

Cette manne a été utilisée par le Conseil mondial de l’eau et ses différents satellites pour sillonner la planète afin de préparer un Forum des solutions…

Géniale invention marketing. La libéralisation des marchés de l’eau est un échec, on met en scène un Forum des solutions auquel vont participer, dans une confusion savamment organisée, États, institutions internationales, monde académique, multinationales, ONG… qui vont proclamer haut et fort des messages, forcément « humanistes », exigeant par exemple « Le droit à l’eau pour tous » — une promesse à laquelle personne ne songerait s’opposer, lors même qu’elle est parfaitement creuse et inapplicable, si elle permet aux « décideurs » les plus carnassiers de s’autodécerner des brevets de sainteté.

À cet égard, ce Forum est un moment décisif. Il a aussi pour objectif de permettre aux tenants de sa marchandisation, après l’échec cinglant de ces vingt dernières années, de tenter de reconquérir l’hégémonie culturelle sur la question de l’eau.

D’imposer leur vision, leurs solutions, leurs techniques, leurs protocoles, leurs normes, leur gouvernance, leur pouvoir.

Pour ce faire toutes les technologies de manipulation de l’opinion ont été mobilisées. Ce ne sont pas Veolia, Suez et le candidat Nicolas Sarkozy qui participeront aux côtés du secrétaire général de l’ONU, d’une impressionnante brochette de chefs d’états et d’éminentes figures de la société civile mondiale, à une grande foire des marchands d’eau : ce sont les « parties prenantes », les comités de village africains, les associations d’élus et de scientifiques, les admirables « ONG » qui apportent de l’eau aux miséreux, et jusqu’aux enfants, évidemment mobilisés pour faire pleurer dans les chaumières, qui vont incarner les « solutions » à la crise mondiale de l’eau.

Une imposture absolue. Le storytelling a tout emporté, y compris et surtout la conscience des milliers de braves gens, élus, fonctionnaires, ingénieurs, associatifs, englués comme jamais dans les rets du soft power des marchands d’eau.

Une imposture forcée, crise mondiale oblige. Comment faire accroire sinon que des amis de l’humanité aussi aisément identifiables que Veolia et Suez détiennent les leviers de la « croissance verte » qui va demain régler peu ou prou tous les problèmes d’une planète au bord du gouffre ?

Il n’existe pas, hélas, de solution immédiate à la crise de l’eau, multiforme, qui affecte près de trois milliards d’êtres humains. Cette question va-t-elle demain figurer vraiment au rang de priorité absolue pour tous les gouvernements et toutes les organisations internationales ?

Mondialisation et crise financière font violemment réémerger un « nouveau besoin d’État » : même Martin Wolf, l’éditorialiste du très libéral Financial Times, estime que « ce qui se passe en n’importe quel point du globe affecte désormais l’ensemble de l’humanité. Sauf effondrement économique mondial, un nombre croissant des biens publics exigés par notre civilisation seront mondiaux, ou comporteront des aspects mondiaux » (Le Monde, 31 janvier).

La question de l’eau va-t-elle redevenir un objet public, s’inscrire au cœur du débat public et des politiques publiques, irriguer des politiques de développement et d’entraide Nord-Sud portées par des acteurs publics ?

Un Forum alternatif mondial de l’eau

Pour en débattre, et promouvoir ces dynamiques, une myriade d’acteurs des cinq continents vont eux aussi organiser à Marseille, du 9 au 17 mars 2012, un Forum alternatif mondial de l’eau (FAME).

On y évoquera bien sûr l’eau sous l’angle du bien commun, d’un patrimoine et d’une aspiration universelle à la dignité et à l’équité, mais aussi les mille et une facettes de la question que s’approprient et font vivre des millions d’hommes et de femmes dans le monde entier.

Face à la pensée unique des marchands d’eau, le Forum alternatif privilégiera l’échange d’expériences, l’écoute réciproque, la confrontation d’idées, la pluralité des voix, avec un programme de près de 180 ateliers, conférences, débats, en provenance d’une cinquantaine de pays.

Ce Forum alternatif a vu le jour dans un contexte financier extrêmement contraint, puisque seules quelques collectivités locales françaises lui ont apporté leur concours.

En dépit de plusieurs sollicitations, la présidence de la République, Matignon, le ministère de l’écologie, rompant avec une tradition républicaine de pluralisme, lui ont refusé tout concours financier. Celui-ci n’en témoignera pas moins qu’un monde nouveau est à portée de mains.

Il ne serait pas inutile que les candidats à l’élection présidentielle française, qui vont y défendre les valeurs de la gauche, viennent prendre la juste mesure de la question de l’eau dans ce Forum alternatif qui incarne et lève, lui aussi, une espérance. Violente.

À voir :

 Le site du Forum alternatif mondial de l’eau http://www.fame2012.org/fr/

Article tiré du site web du Monde Diplomatique, section Blogues/Carnets d’eau

Marc Laimé

Monde Diplomatique

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