Tiré de Orient XXI.
Boughaleb El-Attar, 69 ans, a été nommé ambassadeur du roi du Maroc à Cuba le 25 juin 2017, en même temps que onze autres représentants du royaume, certains dans des capitales importantes pour Rabat comme Madrid, Nouakchott et Pékin. En effet, la Chine est membre permanent du Conseil de Sécurité de l’ONU où se discute régulièrement le conflit du Sahara occidental. Cuba n’a pas le même poids, mais la réouverture de l’ambassade marocaine à La Havane, fermée pendant plus de trois décades, avait été annoncée à cor et à cri en avril 2017 par les médias publics du royaume, juste après que Mohamed VI y avait passé des vacances en famille. Ce rétablissement des relations diplomatiques rompues par Rabat en 1980 a d’ailleurs été présenté par la presse comme un succès du monarque qu’il fallait vite parachever en y envoyant un ambassadeur.
El-Attar aura cependant dû, comme tous ses collègues, attendre plus de dix mois avant de prendre ses fonctions. Le roi Mohamed VI n’a reçu à Rabat les futurs ambassadeurs que le 20 avril 2018 pour leur confier, comme le veut le protocole marocain, leurs lettres de créance qu’ils remettront au chef de l’État du pays où ils seront accrédités. Ce retard s’explique dans une large mesure par le fait qu’absent du Maroc la plupart du temps, le monarque n’a pas pu les recevoir avant. C’est l’une des multiples conséquences de l’absentéisme d’un chef d’État qui détient constitutionnellement l’essentiel du pouvoir exécutif entre ses mains. Le Maroc se paralyse dans bien des domaines, à commencer par la politique étrangère.
« Des problèmes d’agenda »
Le roi Felipe VI et la reine Letizia d’Espagne en savent quelque chose. Ils avaient prévu d’effectuer leur première visite d’État au Maroc du 9 au 12 janvier, mais six jours avant, les autorités marocaines l’ont ajournée « pour des raisons d’agenda » selon le ministère des affaires étrangères espagnol. Le 8 janvier dans la soirée, le roi se laissait pourtant prendre en photo dans un restaurant parisien avec Mélanie Amar, actrice de téléréalité, et une vidéo le montre le 12 janvier en train de se promener sur les Champs-Élysées avec son bras droit, le conseiller royal Fouad Ali El-Himma. L’Espagne est, devant la France, le premier partenaire commercial du Maroc, d’où l’importance que pouvait revêtir cette visite.
En interne, les conseils de ministres que Mohamed VI doit présider ne se tiennent que rarement. Il a fallu attendre trois mois, du 24 octobre jusqu’au 22 janvier, pour que le souverain nomme, à l’occasion d’un conseil, les remplaçants de trois ministres et de hauts fonctionnaires qu’il avait limogés. Il leur était reproché d’avoir trainé les pieds dans l’exécution de programmes de développement de la région contestataire du Rif. Le Maroc est ainsi resté trois mois sans que personne n’occupe les portefeuilles de l’éducation ou de la santé.
« Un chef d’État n’est pas un fonctionnaire »
Cette fois, cependant, Mohamed VI a battu son propre record d’absentéisme. Si d’avril à septembre 2017 il était resté 45 % de son temps à l’étranger, pendant les quatre premiers mois de 2018 il a passé au Maroc moins de vingt jours, soit 16 % de son temps (la dernière semaine de janvier et du 16 au 28 avril). Sans rentrer dans le détail de ses absences, la presse officielle et officieuse du Maroc rappelle que le souverain a été en convalescence, après l’ablation par radiofréquence d’une arythmie cardiaque le 26 février à la clinique parisienne Ambroise Paré. La période de repos habituellement prescrite après cette intervention n’est cependant que d’environ une semaine.
« Un chef d’État n’est pas un fonctionnaire » tenu de respecter un horaire « derrière un bureau ou un guichet », rappelait fin avril Bahia Amrani, directrice de l’hebdomadaire francophone Le Reporter, cherchant comme tant d’autres à justifier les absences. D’ailleurs, depuis Paris il travaille, insistait-elle, s’occupant « de la prise en charge des frais d’inhumation et obsèques des victimes d’accidents (…) ou du suivi du dossier du Sahara à l’ONU ». Il offre même des dîners à des hôtes étrangers de passage à Rabat, comme le premier ministre malien Soumeylou Boubèye Maïga, auxquels il ne participe pas.
Bahia Amrani a fini cependant par reconnaître publiquement, comme le font nombre de Marocains en catimini, qu’elle préférerait que Mohamed VI soit plus souvent au pays. « Bien sûr, la présence physique du roi dans son pays est souhaitée par tous les Marocains », écrit-elle. « Elle les rassure. » « Elle dynamise la vie politique », conclut-elle.
Comme d’habitude, le séjour royal en France entre le château familial de Betz, dans l’Oise, et le quartier du Marais à Paris a été ponctué d’un grand nombre de photos, notamment de selfies pris en compagnie d’immigrés marocains croisés dans la rue ; d’artistes, comme le rappeur congolais maître Gims et l’humoriste Jamel Debbouze ; ou de vendeurs dans des magasins de vêtements où il fait ses emplettes. Comme toujours le palais a eu recours, pour les diffuser, à son canal officieux de communication, la page Facebook du jeune Marocain Soufiane El-Bahri. Quand en avril la tension a atteint son paroxysme entre le Maroc et ses deux adversaires, l’Algérie et le Front Polisario, comme souvent à la veille de la réunion annuelle du Conseil de sécurité de l’ONU sur le Sahara occidental, certains des instantanés du roi se prélassant dans Paris n’ont pas plu à une partie du public marocain. Les nombreux commentaires critiques sur les réseaux en témoignent.
À deux reprises, le 16 et le 23 mars, Mohamed VI a pris la décision de rentrer au Maroc, mais à la dernière minute il a changé d’avis, selon le bulletin Maghreb confidentiel. Cela lui arrive, en fait, assez souvent d’annuler in extremis, parfois même sur le tarmac de l’aéroport, les volumineux préparatifs de son départ de France ou ailleurs pour prolonger son séjour à l’étranger.
Un appareil sécuritaire efficace
Le souverain marocain est finalement revenu chez lui le 16 avril et à cette occasion quelques artistes, comme le jeune Hamza Labied, vainqueur de la deuxième saison de The Voice Kids Arab lui ont adressé de chaleureux messages de bienvenue en chansons. Pendant douze jours son agenda a été chargé, comme s’il cherchait à donner l’impression de rattraper le temps perdu : audience avec les futurs ambassadeurs ; avec les frères Azaitar, champions du monde des arts martiaux mixtes ; réunion du conseil des ministres et, bien entendu, prière du vendredi sous les feux de la rampe à la mosquée Hassan de Rabat.
Le clou des activités royales a été la visite, le 27 avril, du siège de la Direction générale de la surveillance du territoire (DGST) que dirige Abdellatif Hammouchi, pour y inaugurer un institut de formation de ses agents. Jamais un roi du Maroc ne s’était auparavant déplacé dans ses locaux. En fait l’intérieur, et plus spécialement la DGST, ainsi que la justice, sont les deux piliers de l’appareil d’État qui continuent à tourner à plein régime, que le souverain soit au Maroc ou à l’étranger. Ils ont montré leur efficacité quand il s’est agi d’en finir avec la contestation dans le Rif, dans la région minière de Jerada ou ailleurs. Il convenait donc de leur exprimer le soutien du chef de l’État en allant à leur rencontre. L’appareil sécuritaire est supervisé par Fouad Ali El-Himma, surnommé parfois « le vice-roi », tant les pouvoirs de ce conseiller royal sont grands. C’est lui qui gouverne au jour le jour.
Deux jours après cette visite surprise à la DGST, Mohamed VI est reparti, cette fois à Brazzaville, pour y assister à un sommet des chefs d’État de la Commission climat et du fonds bleu du bassin du Congo. Puis, 36 heures après, le 30 avril, il s’est à nouveau envolé vers une « destination inconnue », selon la presse qui n’ose écrire qu’il prend encore une fois des vacances. Début mai le roi séjournait à Pointe-Denis, dans une presqu’île de l’estuaire du Komo (Gabon) réputée pour ses plages. On voit Mohamed VI, écrivait il y a un an, lors d’un précédent séjour à Komo, l’hebdomadaire français Jeune Afrique, « faire des emplettes au supermarché du coin, habillé le plus simplement du monde, enfin mis à part les couleurs flashy, les imprimés bien en évidence, les tee-shirts échancrés que le roi affectionne tant dans ses célèbres balades ». À la veille du Ramadan, Mohamed VI était retourné en France mais il était néanmoins prévu qu’il passe au Maroc le mois du jeûne qui commence, en principe, le 15 mai.
Les absences royales prolongées entremêlées de rumeurs sur son état de santé préoccupent les élites économiques, politiques et académiques marocaines. C’est devenu un sujet de conversation récurrent, mais discret. L’entourage du monarque se rend aussi petit à petit compte que cette situation, unique au monde, n’est pas tenable sur le moyen ou le long terme dans un pays non pas en crise, mais en pleine effervescence sociale. Les chancelleries des pays européens qui suivent de près les affaires du Maroc font grosso modo la même analyse et s’en inquiètent, d’après des sources diplomatiques.
Après la contestation dans le Rif, puis dans la région de Jerada, durement réprimée, c’est à un défi inédit que doivent faire face les autorités marocaines : le boycott de trois grandes marques, Sidi Ali, La Centrale laitière et Afriquia. Lancée sur les réseaux sociaux, cette protestation largement suivie contre la cherté de la vie met directement en cause des proches du monarque, comme le milliardaire Aziz Akhnnouch, ministre de l’agriculture, homme fort du gouvernement et propriétaire de la société de distribution de carburants Afriquia. Ses pompes à essence sont désertées par les conducteurs marocains.
Préparer son fils ?
L’abdication pourrait être une solution, d’autant plus que le roi semble, depuis 2013, de moins en moins attaché à sa fonction et souhaite apparemment jouir davantage de la vie, loin des contraintes que le protocole impose au Maroc au chef de l’État. Qui plus est, il dispose désormais d’une porte de sortie honorable : sa santé. Même si elle n’est pas grave, son arythmie cardiaque risque de se reproduire. Elle lui fournit un bon prétexte pour quitter le devant de la scène en invoquant le besoin de se soigner. Toutes les conditions sont cependant loin d’être réunies pour emprunter ce chemin. D’abord l’héritier, le prince Moulay Hassan, n’a que 15 ans. Il faudrait donc mettre en place un conseil de régence, prévu par l’article 44 de la Constitution, qui exercerait les pouvoirs constitutionnels du roi jusqu’à ce que celui-ci ait 18 ans. Le prince n’a d’ailleurs fait que commencer sa formation. Il va quitter le Collège royal de Rabat pour, en septembre, entrer au Collège préparatoire aux techniques aéronautiques de Marrakech, selon le journal Akhbar al-Youm. Son père a terminé ses études en 1993, à 30 ans, en défendant une thèse à l’université Sophia Antipolis de Nice.
Mohamed VI semble cependant vouloir initier son fils à l’art de gouverner, y compris dans son volet international. Alors qu’il n’était pas invité par l’Élysée, il l’a emmené avec lui, le 12 décembre, au déjeuner offert par le président Emmanuel Macron à l’occasion du sommet One Planet Summit. Il a également chargé en mars le prince adolescent d’accueillir François Hollande à Rabat. Plus récemment, le 24 avril, il a carrément remplacé son père lors de l’inauguration à Meknès du Salon international de l’agriculture du Maroc.
Un divorce mouvementé
La famille royale marocaine ne traverse pas, par ailleurs, le moment le plus propice pour entamer une réflexion sur l’abdication. Elle est secouée par le divorce, après 16 ans de mariage, de Mohamed VI et de la princesse Lalla Salma. Il a été annoncé le 21 mars par l’hebdomadaire espagnol people à grand tirage Hola qui entretient les meilleures relations avec le palais, au point d’avoir une édition marocaine pour laquelle le roi a posé en famille. Son scoop n’a pas été démenti par le cabinet royal, même s’il a été ignoré par presque toute la presse marocaine. Elle craint, selon Ali Amar, directeur du journal en ligne casablancais Le Desk, de « s’attirer les foudres du pouvoir ». Pourtant, Lalla Salma a été escamotée de la vie publique depuis la fin de l’automne, au point de ne pas être mentionnée dans les reportages audiovisuels dithyrambiques diffusés le 8 mai, à l’occasion du quinzième anniversaire de son fils.
Le divorce n’a pas dû être de tout repos, à en juger par les invectives proférées contre Lalla Salma par Le Crapouillot marocain, un mystérieux journal en ligne qui du 27 février au 4 mars s’est attaqué à un membre de la famille royale sans être sanctionné. Elle y a été décrite comme une femme « dédaigneuse et méprisante », avec un caractère « colérique et agressif » et qui s’obstine « à croiser le fer avec les membres de la royale belle-famille » —les sœurs du souverain — et ce malgré « des rappels à l’ordre récurrents de son époux » dont elle ne tient pas compte.
Après la rupture du couple royal, il s’agit maintenant de trouver un statut pour Lalla Salma, une gageure pour le palais, car jamais aucune épouse du roi n’a eu au Maroc un tel rôle public, présidant même une fondation contre le cancer et inaugurant des expositions. Et jamais un monarque alaouite n’a divorcé. Il s’agit aussi pour la famille royale de s’assurer de son silence et, tout en lui permettant de voir son fils, de tenter de réduire son emprise sur Moulay Hassan pour qu’elle ne gouverne pas à travers lui quand il montera sur le trône, et pour qu’elle ne s’en serve pas pour régler des comptes avec sa belle-famille. La tâche est loin d’être facile, car le jeune adolescent est beaucoup plus proche de sa mère, avec qui il a vécu, que de son père qu’il a relativement peu vu, surtout ces dernières années, la plupart des voyages du souverain se faisant sans sa famille.
Quand ces embûches seront levées, il sera peut-être temps de penser à l’abdication.
Ignacio Cembrero
Journaliste espagnol, il a couvert le Maghreb pour le journal El País pendant quatorze ans. Il travaille à présent pour le quotidien concurrent El Mundo. Il est l’auteur de Vecinos alejados (Galaxia Gutenberg, 2006), un essai sur les relations entre le Maroc et l’Espagne.
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