De notre correspondant en Corée du Sud.- Le 22 février 2015, une nouvelle fuite hautement radioactive est détectée sur la centrale dévastée de Fukushima. Une eau 70 fois plus radioactive que le reste du site se déverse dans l’océan. Une défaillance de plus sur ce champ de ruines nucléaires, théâtre d’un cauchemar qui n’en finit pas : 6 000 ouvriers soumis à de fortes radiations quotidiennes, un démantèlement dangereux qui devrait prendre 40 ans, et, selon Greenpeace Japon, 120 000 « réfugiés nucléaires » qui ne peuvent toujours pas rentrer chez eux.
L’opérateur Tepco (Tokyo Electric Power Company) utilise chaque jour 300 tonnes d’eau pour refroidir ce qui reste du cœur et des barres de combustibles fondues des trois réacteurs. 370 000 tonnes de ces eaux hautement contaminées sont entreposées dans plus d’un millier de citernes gigantesques, dont la fiabilité inquiète l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA). Chaque mois, des dizaines de nouveaux réservoirs sont construits. Les estimations du coût total de la catastrophe du 11 mars 2011 varient. En 2011, le gouvernement a avancé le chiffre de 257 milliards de dollars.
Ce tableau apocalyptique ne semble pourtant pas dissuader le gouvernement du conservateur Shinzo Abe de vouloir reprendre dès cette année le chemin de l’atome. Depuis septembre 2013, le Japon est de facto non nucléaire : la totalité de ses 48 réacteurs en état de fonctionnement est à l’arrêt. Mais depuis fin 2014, les autorités de sûreté nucléaire ont donné leurs premiers feux verts pour la relance de quatre réacteurs : deux réacteurs de la centrale de Sendai, située sur l’île de Kyushu – dans le voisinage d’un volcan toujours actif – et deux réacteurs de la centrale de Takahama, dans la préfecture de Fukui.
Les sondages montrent pourtant de façon consistante qu’une majorité de Japonais s’opposent à une reprise du nucléaire. Plusieurs anciens premiers ministres ont tiré à boulets rouges sur l’entêtement atomique de Shinzo Abe. « Les centrales nucléaires sont des bombes à retardement », accuse par exemple Junichiro Koizumi (en fonction de 2001 à 2006). Dans un Japon soumis à de fréquents séismes et aux nombreux volcans actifs, « elles ne peuvent jamais être sûres ». Naoto Kan, premier ministre lors de l’accident de Fukushima, a déclaré lors d’une audition parlementaire en 2012 que le désastre avait failli provoquer l’évacuation de la capitale Tokyo et de ses 30 millions d’habitants, ce qui aurait provoqué « l’effondrement » de la nation. Naoto Kan en conclut que les conséquences d’un accident nucléaire sont « trop importantes » pour en accepter le risque.
« Ni le gouvernement, ni les compagnies d’électricité, n’ont tiré la moindre leçon de Fukushima », martèle Kazue Suzuki, de Greenpeace Japon. Une accusation reprise par bon nombre de gouverneurs locaux, opposés à la relance des centrales situées dans leur préfecture. Mais Shinzo Abe cherche à dédramatiser. En octobre dernier, pour dissiper les peurs et rassurer les consommateurs, il convoque les caméras pour déguster une tranche de poulpe pêché au large de Fukushima. Sa réélection sans réelle opposition le 14 décembre le conforte dans ses ambitions… soutenu par le très puissant lobby pro-atome, surnommé le « village nucléaire » (genshiryoku mura), constitué d’industriels, de politiciens, de bureaucrates et des dix puissantes compagnies d’électricité détentrices, chacune, d’un monopole régional.
Pourquoi une telle obstination ? Le premier argument avancé est économique. Avant la catastrophe de mars 2011, 28 % de l’électricité japonaise était nucléaire. Depuis l’arrêt des réacteurs, selon le ministère de l’économie, du commerce et de l’industrie (METI), les factures d’électricité des particuliers ont bondi de 20 %. Celles des entreprises, de 30 %. « Le Japon gaspille 40 milliards de dollars par an pour importer du gaz, du charbon et de l’essence destinés à pallier l’arrêt du nucléaire. Cela représente 100 millions de dollars par jour ! » explique à Mediapart Nobua Tanaka, ancien directeur exécutif de l’Agence internationale de l’énergie (AIE) et professeur à l’université de Tokyo. « Pour la réussite des Abenomics (la politique économique de Shinzo Abe - ndlr), il est urgent de mettre fin à ce gaspillage. »
Le Japon possède déjà une dette publique colossale, estimée à 230 % du PIB. Malgré la chute des prix du pétrole, l’archipel a affiché un déficit commercial record en 2014 : 97 milliards d’euros. Un déficit en hausse de 11,4 %, aggravé par l’augmentation des importations de gaz et de pétrole. Le Japon ne possède aucune ressource naturelle et ses importations d’énergie constituent un problème stratégique vital.
Relancer le nucléaire représente donc une solution très avantageuse et peu coûteuse à court terme. Les centrales sont déjà construites et déjà amorties. Leur personnel est qualifié et sait les exploiter. Un redémarrage (probable) des réacteurs les plus sûrs (la moitié environ) permettrait de retrouver les deux tiers de la production nucléaire pré-Fukushima.
Visées commerciales
Tokyo fait aussi de l’atome un enjeu de sécurité nationale. « Le Japon dépend lourdement des énergies fossiles venues du Moyen-Orient. C’est une région très instable : il y a la Syrie, le Yémen, l’organisation de l’État islamique. Le gaz et le pétrole sont importés via le détroit d’Ormuz. En cas de conflit, une grave crise économique aura lieu », s’alarme Nobuo Tanaka. Ce dernier défend un retour à 30 % de nucléaire dans le « mix énergétique » nippon, le raccordement aux réseaux électriques sud-coréens et russes pour échanger de l’électricité en cas d’urgence, et le développement de réacteurs nucléaires de 4e génération, plus sûrs. « Le Japon a été un modèle d’utilisation pacifique de l’énergie atomique. Pourquoi ne pas continuer ? »
Le lobby nucléaire assure, unanime, que les leçons de Fukushima ont été retenues. La réglementation a été revue. Les normes de sécurité ont été renforcées, notamment pour mieux résister aux catastrophes naturelles : murs antitsunamis plus élevés, installation de portes étanches, groupes électrogènes disséminés sur les sites pour assurer l’alimentation des systèmes de refroidissement en cas de black-out (cause du désastre à Fukushima). L’organisation de sûreté japonaise, autrefois un simple département ministériel, est devenue en septembre 2012 – comme c’est le cas en France – une agence en théorie indépendante du pouvoir politique et économique, même si ses cinq commissaires sont nommés par le gouvernement et le parlement. C’est cette autorité de régulation nucléaire (ARN) qui étudie à présent les nombreuses demandes de redémarrage des réacteurs.
Les experts pro-nucléaires estiment que ces nouvelles règles sont satisfaisantes. Est pris pour exemple le séisme de 2007 à Niigata : supérieur aux normes maximales prévues, il n’avait pas endommagé les réacteurs de la centrale voisine de Kashiwazaki, la plus grande du monde (même si une petite fuite radioactive avait été détectée). « Si les précautions avaient été suffisantes, la centrale de Fukushima aurait tenu », renchérit Nobuo Tanaka. « Il y a eu des erreurs humaines. Mais je ne pense pas que Tepco ni le gouvernement répéteront ces erreurs. »
Le village nucléaire a aussi des visées commerciales : les fabricants japonais de réacteurs, Toshiba, Hitachi et Mitsubishi (associé avec le français Areva dans la joint-venture ATMEA) deviendraient beaucoup moins crédibles sur les marchés étrangers si le Japon devenait non nucléaire…
Face à ce lobby se trouve une opposition disparate, qui peine à se rassembler et à se faire entendre politiquement. Elle ne manque pourtant pas d’arguments. « Le désastre de Fukushima montre qu’un accident peut toujours arriver. Mais les plans d’urgence mis au point par les gouvernements locaux ne sont pas suffisants. Les réacteurs restent vulnérables en cas de black-outs, qui peuvent être provoqués par un séisme, une éruption volcanique, des inondations… Une culture de la sécurité défaillante a été mise en évidence, mais je ne vois aucune amélioration. Je crains un nouveau désastre de l’ampleur de Fukushima », s’inquiète Kazue Suzuki, de Greenpeace.
Les problèmes qui s’accumulent sur le chantier de Fukushima sont brandis comme des épouvantails. Les solutions technologiques mises en place sont de plus en plus coûteuses et incertaines, comme cette construction d’un « mur de glace » souterrain de 30 mètres de profondeur, entourant les réacteurs et destiné à empêcher les eaux radioactives d’atteindre les nappes phréatiques. Sa mise en réfrigération est prévue pour mai. De façon surprenante, Tepco semble s’en sortir en toute impunité : l’opérateur prévoit des bénéfices en 2015, comme en 2014. Les procureurs de Tokyo ont annoncé fin janvier – en pleine crise des otages japonais de Daech – l’absence de poursuite contre ses dirigeants, faute de preuves.
Vidéo expliquant le principe de fonctionnement du mur de glace
L’opposition de la majorité de la population à l’atome ne se traduit pas politiquement : le nucléaire n’a pas du tout été un enjeu de l’élection de décembre. Les résistances plus farouches prennent place (sans surprise) dans les zones autour des centrales, dont les habitants refusent le risque de devenir à leur tour des réfugiés nucléaires. Le refus des autorités locales, peu satisfaites des feux verts distribués par les autorités de sûreté, constitue un point de blocage majeur, qui devrait encore faire traîner pendant des mois la relance des réacteurs.
L’argument du coût est central : pour les antinucléaires, le coût réel de l’énergie atomique est beaucoup plus élevé que les chiffres officiels, si les calculs prennent en compte les futurs démantèlements, le traitement des déchets, ou encore les subsides gouvernementaux donnés aux municipalités qui acceptent l’installation d’une centrale. Pour Kazue Suzuki, le coût de démantèlement d’une centrale, évalué par le METI entre 420 et 560 millions d’euros, est « énormément sous-estimé ».
Une proposition en septembre du gouvernement de garantir les prix de l’électricité nucléaire et de faire payer la différence avec son coût réel par le contribuable est accusée de constituer en pratique une forme de subvention pro-atome. Dans un éditorial accusateur, le quotidien Japan Times souligne qu’avec cette suggestion, « le gouvernement reconnaît en réalité que l’énergie nucléaire n’est plus une source d’énergie compétitive économiquement ».
Pressions des industriels
Les critiques font remarquer que cet entêtement du gouvernement à maintenir le cap nucléaire représente une immense opportunité gâchée : celle de changer radicalement de paradigme énergétique et de passer à des pratiques de production et de consommation écologiques et durables. Même privé de l’atome pendant plus d’un an, le Japon a réussi à éviter toute coupure d’électricité majeure. Un rapport de Greenpeace calcule que les efforts consentis par la population pour consommer moins ont permis une réduction de la demande d’électricité équivalente à la production de 13 réacteurs nucléaires par an ! « Il y a encore énormément de place pour des économies d’énergie et une meilleure efficacité », confie Kazue Suzuki. « En particulier en ce qui concerne l’isolation des maisons, des bâtiments publics et des entreprises. 55 % des foyers japonais étaient considérés comme mal isolés en 2011, et je soupçonne qu’il n’y a eu aucune amélioration depuis. »
Deux ans seulement après le désastre de Fukushima, le Japon avait réussi à doubler sa capacité de production d’énergie solaire. L’augmentation rapide de la quantité d’électricité produite par le renouvelable est désormais équivalente à trois réacteurs nucléaires par an. Les efforts gouvernementaux en faveur du renouvelable ont été stoppés net par le retour aux affaires de Shinzo Abe en septembre 2012. Qu’importe : ce sont désormais des « myriades » de communautés locales qui investissent dans des projets de « résilience » fondés sur des technologies renouvelables et de « distribution intelligente » (smartgrid), s’enthousiasme Andrew DeWit, professeur à l’École de politique publique de l’université Rikkyo.
Ce spécialiste de l’énergie met aussi en avant l’exemple de Komatsu : le géant japonais de la construction a mis en œuvre après Fukushima une politique agressive de réduction de sa consommation électrique, fondée sur l’énergie solaire, la biomasse, et des technologies permettant d’améliorer sa productivité. Avec des résultats spectaculaires : son usine modèle d’Awasu a réussi à réduire sa demande en électricité de 92 %. « Quelque chose de très profond est à l’œuvre au sein de la société japonaise », explique à Mediapart le chercheur. « Pour le Japon, un modèle énergétique [fondé sur le nucléaire] comme en France n’est plus vraiment envisageable. Ce paradigme est terminé. »
Greenpeace de son côté relève que, depuis 2012, 680 000 nouvelles petites unités de production individuelle d’énergie, notamment solaires, ont été installées, dont 530 000 rien que chez les particuliers. « Chaque mois, 23 000 foyers se transforment en microcentrales d’électricité solaire », se félicite l’ONG, qui conclut : « Cela montre que le Japon peut réussir à obtenir 43 % de son électricité via le renouvelable d’ici 2020. »
Un rapport du prestigieux MIT rappelle que, de façon ironique, les entreprises japonaises avaient effectué des progrès considérables dans la production d’énergie solaire dans les années 1990… mais qu’à partir des années 2000, « ces percées impressionnantes dans le photovoltaïque ont été ignorées parce que les puissantes compagnies d’électricité ont fait pression de tout leur poids politique pour favoriser l’énergie nucléaire. En dépit de la hausse de la demande pour le solaire et des fortes réticences de l’opinion face au nucléaire, le même phénomène pourrait se reproduire ».
En septembre, plusieurs compagnies régionales d’électricité ont ainsi annoncé qu’elles cesseraient d’acheter davantage d’électricité solaire – une catastrophe pour les nombreuses entreprises privées qui ont investi dans des installations photovoltaïques parfois gigantesques (par exemple sur l’île de Kyushu). Mais elles continuent de réclamer l’autorisation de relancer leurs réacteurs. Dans la préfecture de Aomori, J-power a suspendu la construction d’une centrale éolienne tout en redémarrant le chantier du réacteur MOX d’Oma.
En 2016 est cependant attendu un tremblement de terre (figuré, celui-là) qui soulève énormément d’espoirs chez les militants anti-atome : l’ouverture du marché de l’électricité à la concurrence. Cette libéralisation devrait mettre fin aux dix monopoles électriques régionaux. « Dans ces nouvelles conditions, l’industrie nucléaire ne pourra pas survivre sans le soutien et les subventions du gouvernement. Car l’énergie nucléaire n’est pas bon marché, elle n’est pas compétitive », se réjouit Kazue Suzuki. « Je suis enthousiaste à l’idée de cette libéralisation. Je vis dans la région du Kanto, ce qui m’oblige à acheter mon électricité à Tepco. Je veux vraiment changer de fournisseur. J’espère fortement que les gens choisiront eux aussi des sources d’énergie qui ne détruisent pas l’environnement. »
Le « village nucléaire » japonais n’a cependant pas dit son dernier mot et cherchera sans doute à minimiser les effets de cette ouverture des marchés. La lutte entre tenants et opposants au nucléaire au Japon ne fait que commencer.