Édition du 12 novembre 2024

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Cinéma

Selma : la lutte pour le droit de vote. 15 éclairages pour une histoire populaire. Leur actualité au-delà de l’actuel film

Mercredi 11 mars le film d’Ava DuVernay consacré au combat pour l’obtention du droit de vote des Afro-Américains dans le sud des Etats-Unis en 1965 est sorti sur les écrans suisses. Le 7 mars dernier, le président des Etats-Unis, Barack Obama, accompagné, entre autres, de George W. Bush défilait à Selma pour le cinquantième anniversaire du « Bloody Sunday », au cours duquel une manifestation réclamant le droit de vote des Afro-Américains était violemment réprimée. Le discours prononcé par Obama devant une assistance de plusieurs milliers de personnes est déjà considéré comme « historique ». Il y indique que « l’ombre de l’histoire raciale plane toujours sur nous » et fait allusion au rapport accablant du Ministère de la justice sur le comportement de la police à Ferguson, dans l’Etat du Missouri, où Mike Brown a été tué en août 2014.

Pourtant, c’est sous sa présidence que le Voting Rights Act arraché par la marche de Selma a été annulé par la Cour suprême, en juin 2013 et que le mouvement #Black Lives Matter pointe sur la persistance et la prégnance du racisme aux Etats-Unis – tout comme l’absence de réponse du « premier président afro-américain » à cet égard.

A cette occasion, il nous semble opportun de traduire ces quelques clés de lecture d’une lutte exemplaire qui résonne fortement à l’heure du mouvement #Black Lives Matter. Nous renvoyons en outre, sur ce site, à la série d’articles de Lee Sustar consacrés à Malcolm X – dont c’est également le cinquantième « anniversaire » de l’assassinat – ainsi qu’à l’article contextualisant cette période de Louis Menand, The Color of the Law. Droit de vote et « Southern Way of Life ». En outre, le 20 mai 2015, à Lausanne, se tiendra une conférence-débat avec une militante et un militant noir du mouvement #Black Lives Matter. (Réd. A l’Encontre)

A l’occasion du cinquantième anniversaire de la marche de Selma à Montgomery [en Alabama, Montgomery, où s’est déroulé le boycott des bus en 1955-56, est la capitale de l’Etat] et le Voting Rights Act [voir l’article de L. Menand cité ci-dessus à ce sujet] qu’elle a contribué à faire naître, l’attention du pays est concentrée sur les images emblématiques du « Bloody Sunday », sur les paroles du Dr. Martin Luther King Jr., sur les manifestant·e·s interraciaux et sur le président Lyndon Johnson signant le Voting Rights Act. Cette version de l’histoire, insistant sur un récit allant de haut en bas et portant sur des événements isolés, renforce le récit dominant décrit ainsi par les activistes des droits civiques : « Rosa [1] s’est assise, Martin s’est levé, les Blancs ont débarqué dans le Sud et ont sauvé la mise. »

Les questions de l’égalité raciale et du droit de vote sont actuellement au centre de l’existence des jeunes. Ils pourraient apprendre beaucoup d’un récit fidèle de la campagne pour les droits civiques de Selma et du mouvement des droits civiques plus largement. C’est une chose que nous devons aux étudiant·e·s à l’occasion de cet anniversaire de telle sorte qu’ils puissent continuer la lutte aujourd’hui.

1° La campagne à Selma en faveur des droits civiques a débuté bien avant le mouvement des droits civiques

Madame Amelia Boynton Robinson, son époux Samuel William Boynton et d’autres activistes afro-américains fondèrent la Dallas County Voters League (DCVL) dans les années 1930. La DCVL est devenue le point de départ d’un groupe d’activistes cherchant à obtenir le droit de vote et l’indépendance économique.

Le fils des Boynton, Bruce, un étudiant en droit à l’Université [afro-américaine] Howard était le plaignant dans le cas Boynton versus Virginia, au cours duquel la Cour suprême des Etats-Unis, en 1960, décida que la ségrégation dans les installations de transport entre Etats – telles que les stations de bus ou de train – était inconstitutionnelle. Ce cas contribua à inspirer les Freedom Rides [utilisation des bus inter-Etats afin de tester l’arrêt Boynton v. Virginia] organisées par le Congress of Racial Equality (CORE) en 1961.

2° Selma est l’un des lieux où le Student Nonviolent Coordinating Committee (SNCC) commença à s’organiser au début des années 1960

Les activistes chevronnés Colia (Liddell) et Bernard Lafayette vinrent à Selma en 1963 pour faire partie d’une équipe de terrain au nom du SNCC, plus connu sous le nom de « Snick ». Fondé par les jeunes qui lancèrent le mouvement de sit-in dans les années 1960 [actions consistant à s’installer aux comptoirs de restaurants et cafés ségrégués et à y rester jusqu’à être servi et en s’opposant pacifiquement à l’expulsion], le SNCC s’était déplacé dans le Sud profond, où, au sein de communautés à majorité noire, pour s’atteler à la tâche d’organiser les résident·e·s pour se faire inscrire sur des listes électorales.

Travaillant avec les Boynton et d’autres membres de la DCVL, les Lafayette organisèrent des cours de la Citizenship School [2], centrés sur la préparation aux tests d’alphabétisation requis pour être enregistrés sur des listes électorales, et firent du porte-à-porte afin d’encourager des Afro-Américains de tenter de s’inscrire sur les listes électorales.

Prathia Hall, une secrétaire de terrain du SNCC qui arriva à Selma à l’automne 1963, explique : « Le mouvement de Selma de 1965 n’aurait jamais pu se produire si le SNCC n’y avait pas dégagé le terrain en 1962 et 1963. Le dernier mouvement connu à l’échelle nationale a été le produit de plus de deux ans de travail très minutieux et très lent. » 

3° Les structures de pouvoir blanches utilisèrent des moyens économiques, « légaux », et extralégaux, y compris la violence, pour empêcher les Afro-Américains d’exercer leur droit constitutionnel à voter

Le travail d’organisation du SNCC était nécessaire et très difficile car les Afro-Américains de Selma, malgré le fait qu’ils constituaient la majorité de la localité, étaient systématiquement privés de leurs droits par l’élite blanche qui faisait usage de tests d’alphabétisation, d’intimidation économique et de la violence pour maintenir le statu quo.

Selon un rapport de 1961 de la Commission [gouvernementale] sur les droits civiques, seuls 130 des 15’115 Noirs en âge de voter du Comté de Dallas [où est située Selma] étaient enregistrés sur des listes. La situation était pire encore dans les comtés voisins de Wilcox et de Lowndes. Il n’y avait à proprement parler aucun Noir de ces comtés ruraux, où vivaient environ 80% de Noirs, sur les listes électorales. Ironiquement, dans certains comtés d’Alabama, plus de 100% de la population blanche en âge de voter était enregistrée.

4° Le terrorisme blanc créa un climat de peur qui entravait les efforts d’organisation

Bien que la plupart des gens soient conscients des violentes attaques lors du Bloody Sunday [7 mars 1965], la répression par les Blancs à Selma était systématique et durable. Selma abritait l’un des plus forts Citizens’ Councils [organisation suprématiste blanche « de masse »] et son shérif, Jim Clark, était un raciste violent. La menace du recours à la violence et à la répression était telle que la plupart des Afro-Américains craignaient de participer à des meetings de masse. La plupart des premières recrues des Lafayette étaient des étudiant·e·s de lycée. Trop jeunes pour voter, ils faisaient du porte-à-porte et donnaient des cours aux adultes.

« Alabama était très dangereux. Par exemple, à Gadsden, la police utilisa des aiguillons à bétail sur les pieds blessés [des jeunes manifestants] et les mettait sous les aisselles des garçons. Selma était juste une ville brutale. Les activistes des droits civiques venaient en ville sous le couvert de l’obscurité. » (Prathia Hall)

Afin d’encourager la participation aux réunions de masse, les Lafayette combinèrent, le 14 mai 1963, un office à la mémoire de M. Boynton avec un atelier sur le vote et un rassemblement. James Forman, dirigeant du SNCC, parla et 350 personnes étaient présentes. Les Blancs tentèrent d’abord d’intimider le pasteur en lui interdisant l’utilisation de l’église puis une foule menaçante et armée encercla l’église. Dans la mesure où le sheriff Jim Clark et d’autres élus se trouvaient dans la foule, les militants du SNCC tentèrent (sans succès) d’obtenir de l’aide de la part d’agents fédéraux. Ils restèrent finalement à l’intérieur de l’église, chantant des freedom songs pour s’encourager, jusqu’à ce que la foule armée se disperse, à 1 heure du matin.

5° Bien que les activistes des droits civiques déployassent généralement lors des manifestations publiques des tactiques non violentes, chez eux et dans leurs propres communautés, ils utilisèrent constamment des armes pour se défendre eux-mêmes

Le 12 juin 1963, la même nuit où fut assassiné Medgar Evers à Jackson, dans le Mississippi, des Blancs attaquèrent brutalement Bernard Lafayette devant son appartement de Selma dans un geste que beaucoup considèrent comme un effort coordonné de réprimer l’activisme noir.

Lafayette était convaincu par la philosophie de la non-violence, mais sa femme fut probablement sauvée par un voisin qui tira en l’air pour faire fuir les attaquants blancs.
Cette pratique d’autodéfense armée était imbriquée dans le mouvement et, parce que ni les forces de l’ordre locales ni fédérales n’offraient une protection suffisante, elle était essentielle pour maintenir les activistes non violents en vie (voir le livre de Charles E. Cobb, This Nonviolent Stuff’ll Get You Killed. How Guns Made the Civil Rights Movement Possible, Basic Books, 2014).

6° Les institutions au niveau local, de l’Etat et fédéral conspirèrent et furent complices dans le but d’empêcher le vote des Noirs

En dépit du travail constant du SNCC et de la Dallas County Voters League, il était presque impossible pour les Afro-Américains de s’enregistrer sur des listes électorales. L’office chargé de l’enregistrement était ouvert seulement deux fois par mois les premiers et troisièmes lundis. Les éventuels requérants étaient rejetés de manière routinière et arbitraire, même s’ils étaient bien formés. Certains furent physiquement attaqués alors que d’autres étaient renvoyés de leur travail.

Howard Zinn, qui visita Selma à l’automne 1963 en tant que conseiller du SNCC, donne un aperçu de la répression, notant que les fonctionnaires blancs avaient licencié des enseignants pour avoir tenté de s’enregistrer et arrêtaient régulièrement les permanents du SNCC, les tabassant parfois en prison. Une fois, un agent de police frappa une jeune femme inconsciente de 19 ans et la brutalisa avec un aiguillon à bétail.

Un autre exemple : à l’été 1964, le juge James Hare émit une injonction rendant illégal le rassemblement de trois personnes ou plus. Cela rendit les manifestations et le travail d’enregistrement sur les listes électorales presque impossible alors que le SNCC poursuivait son lent processus. Alors que le Ministère de la justice continuait sa propre démarche juridique pour faire face à la discrimination contre les électeurs noirs, ses juristes n’offraient aucune protection et n’intervenaient pas lorsque des agents locaux violaient ouvertement le Civil Rights Act de 1957.

Le FBI était même pire. Non seulement il refusait de protéger les activistes des droits civiques attaqués sous les yeux de ses agents, mais le FBI espionna et tenta de discréditer les activistes du mouvement. En 1964, le FBI envoya une note anonyme et menaçante à King pour le pousser à se suicider et, plus tard, il organisa une campagne de diffamation contre l’activiste blanche Viola Liuzzo, qui fut assassinée alors qu’elle était venue de Detroit pour participer à la marche Selma-Montgomery.

7° Le SNCC développa des tactiques créatives afin d’insister sur la revendication des Noirs concernant le droit de vote et de souligner la violence au cœur de Jim Crow

Afin de souligner la volonté des Afro-Américains à exercer leur droit de vote et encourager un sens collectif de la lutte, le SNCC organisa un Freedom Day le lundi 7 octobre 1963, l’un des deux jours mensuels où l’on pouvait requérir l’enregistrement sur les listes électorales. Ils invitèrent des célébrités noires, comme l’écrivain James Baldwin et le comédien Dick Gregory, de telle sorte que les Noirs de Selma sachent qu’ils n’étaient pas seuls.

350 Afro-Américains se mirent en fil au cours de cette journée. L’officier d’état civil traita seulement 40 demandes et des agents des forces de l’ordre refusèrent d’autoriser à ce que les gens quittent la file pour ensuite y revenir. Ils arrêtèrent aussi trois militants du SNCC qui se tenaient debout, tenant des pancartes sur lesquelles étaient inscrits des slogans en faveur du droit de vote, sur un terrain propriété de l’Etat fédéral.

Au milieu de l’après-midi, le SNCC était préoccupé pour ceux qui se tenaient là, tout au long de la journée, sous le soleil tapant. Deux secrétaires se chargèrent autant qu’ils pouvaient d’eau et de sandwiches pour les remettre aux électeurs en attente d’enregistrement.

Les patrouilles de la police des autoroutes les attaquèrent et arrêtèrent immédiatement les deux hommes tandis que trois agents du FBI et des juristes du Ministère de la justice refusèrent d’intervenir.

L’inaction fédérale était typique, alors même que les fonctionnaires sudistes défiaient ouvertement et en permanence autant le Civil Rights Act de 1957 que les garanties constitutionnelles à la liberté de réunion et de parole. Le FBI insista sur le fait qu’il n’avait pas autorité pour agir parce qu’il s’agissait de questions sécuritaires locales, limites qu’il ignora constamment lorsqu’il s’agissait d’arrêter des voleurs de banque et d’autres violations de la loi fédérale.

8° L’organisation à la base du SNCC autour de l’enregistrement sur les listes électorales éduqua les juristes du Ministère de la justice sur le besoin d’une législation supplémentaire en matière de droit de vote

A Selma, tout comme dans certaines régions du Mississippi, les organisateurs du SNCC jouèrent un rôle clé en faisant la démonstration de la discrimination prégnante et sans relâche que devait affronter tout Noir désirant se faire enregistrer sur des listes.
Cela contribua à ce que des fonctionnaires du Ministère de la justice (y compris John Doar et Burke Marshall) documentent les discriminations dans leurs propres poursuites judiciaires entamées contre des officiers d’état civil récalcitrants dans le Sud profond. Au fil du temps, le rythme lent et la nature sporadique de ces cas contribuèrent à ce que le Ministère de la justice prenne conscience qu’une solution plus systématique était nécessaire.

Doar, lors du cinquantième anniversaire de la fondation de la division des Droits civiques du Ministère de la justice, affirmait que : « les succès à Selma et sur les droits de vote ont été bâtis sur le travail antérieur, plus obscur, du SNCC et des paysans à Greenwood, Mississippi. Il poussa en premier le ministère à développer une nouvelle approche d’ensemble en matière de protection des droits civiques, qui devint un modèle pour l’intervention du ministère à Selma. »

9° Les activistes de Selma invitèrent le Docteur King à rejoindre un mouvement actif ayant une longue histoire

Martin Luther King Jr. et la Southern Christian Leadership Conference (SCLC) cherchaient, fin 1964, une communauté locale où ils pourraient lancer une campagne forçant le pays à se confronter aux discriminations persistantes et répandues des structures de pouvoir blanches contre les électeurs noirs.

Au même moment, Madame Boynton, la dirigeante de longue date de la Dallas County Voters League, voulait accroître la lutte à Selma et invita la SCLC à s’y joindre. La SCLC considéra que Selma était idéal pour les raisons suivantes : 1° le travail en cours du SNCC et de la DCVL fournissait une base étendue et forte d’organisateurs et de gens sur lesquels on pouvait compter pour participer aux meetings de masse, aux marches, aux tentatives d’enregistrement sur les listes électorales ainsi que dans le travail de porte-à-porte pour trouver des candidats à l’enregistrement ; 2° la personnalité coléreuse de suprématiste blanc du shérif Jim Clarck conduit King à penser qu’il attaquerait probablement des protestataires pacifiques aux yeux de tous, attirant l’attention nationale sur la violence blanche qui sous-tendait la privation des droits et l’autonomie des Noirs et, enfin, 3° la propre action en justice du Ministère de la justice accusant le Comté de Dallas de discrimination raciale renforçait la nécessité d’agir.

Du fait que le SNCC et la SCLC avaient des priorités différentes sur la manière de s’organiser pour faire aboutir des changements, l’arrivée du SCLC à Selma créa quelques tensions entre les deux groupes. Le SNCC mettait en avant ce que l’activiste Bob Moses appelait une méthode « d’organisation à l’échelle de la communauté », laquelle était lente, consistait en une approche sur le long terme centrée sur le développement et le soutien à des dirigeants locaux à même d’exiger un plein accès à la citoyenneté.

En revanche, le SCLC cherchait à mobiliser rapidement un grand nombre de gens pour des manifestations et des objectifs à court terme. Le modèle de la SCLC consistait à créer une crise favorisant le ralliement de l’opinion publique et suscitant une intervention fédérale.

10° Les jeunes et les enseignant·e·s jouèrent un rôle significatif dans le mouvement de Selma

« Je trouve étrange qu’il y ait maintenant des gens qui écrivent des histoires comme s’ils avaient été là depuis le début. Le mouvement avait atteint ses derniers développements lorsqu’ils sortirent du rang, pourtant ils ont reçu tout le crédit. Tous les jeunes gens, comme mon camarade de classe Cleophus Hobbs, ont été effacés du mouvement de Selma » (Bettie Mae Fikes, Hands on the Freedom Plow : Personal Accounts by Women in SNCC, University of Illinois Press). 

Une avancée importante du mouvement de Selma survint lorsque les maîtres d’école, en colère contre les attaques physiques contre Madame Boynton, marchèrent collectivement le 22 janvier 1965 en direction du tribunal. En dépit de la prééminence accordée à King et à une poignée de religieux dans nos livres d’histoire, la plupart des enseignant·e·s et des pasteurs restèrent sur le côté au cours du mouvement dans tout le Sud. Engagés et payés par les administrations et les directeurs blancs des écoles, les enseignant·e·s qui rejoignaient le mouvement des droits civiques perdaient presque toujours leur emploi.

A Selma, la « marche des enseignant·e·s » était particulièrement importante pour les jeunes activistes au cœur du mouvement de Selma. L’une d’entre elles, Sheyann Webb, avait seulement 8 ans et était une participante régulière aux marches. Elle se souvient : « Ce qui m’impressionna le plus le jour où les enseignant·e·s manifestèrent fut simplement l’idée qu’ils soient là. Avant qu’ils ne marchent, je devais aller à l’école et c’était comme un rapport, vous savez. Ils étaient aussi effrayés que l’étaient mes parents parce qu’ils pouvaient perdre leur emploi. Il était surprenant de voir le nombre d’enseignant·e·s qui participa. Ils nous suivirent ce jour. C’était excitant » (Sheyann Webb, Voices of Freedom).

Trop jeunes pour s’enregistrer eux-mêmes, les jeunes activistes s’inspirèrent du courage et de la détermination de leurs enseignant·e·s. En général, le mouvement des droits civiques fut dominé par des gens que l’on pourrait appeler des « acteurs inattendus ». 

Bien que l’approche de haut en bas du mouvement des droits civiques se centre sur King, sur les présidents [Kennedy et Johnson] ainsi que sur la Cour suprême, au niveau de la base, le mouvement était dominé par des jeunes gens, des femmes et d’autres personnes peu formées et modestes.

11° Les femmes furent centrales au mouvement, mais elles furent quelquefois marginalisées et leur contribution est aujourd’hui souvent sous-estimée

A Selma, par exemple, Madame Amelia Boynton était un pilier avec la DCVL et elle joua un rôle crucial durant des décennies en nourrissant l’effort des Afro-Américains de se faire enregistrer pour voter. Elle accueillit le SNCC en ville et contribua à soutenir les plus jeunes activistes ainsi que leur travail. Lorsque l’injonction du juge Hare ralentit l’organisation de la base, elle lança l’invitation à King et à la SCLC.

Marie Foster fut une autre activiste locale significative. Donnant des cours de Citizenship avant même que le SNCC n’arrive et restant ferme tout au long du lent et exigeant effort de construire un mouvement dans le contexte d’extrême répression. Au début de l’année 1965, lorsque la SCLC commença à accroître l’affrontement à Selma, Mesdames Boynton et Foster se trouvaient toutes deux au cœur de l’action, inspirant les autres et se plaçant en première ligne. C’étaient des leaders lors du Bloody Sunday et de la marche vers Montgomery qui suivit. Que cela soit à l’arrière-scène lorsque le mouvement consistait en seulement une poignée de personnes ou en première ligne lorsque la nation entière regardait Selma, elles furent toujours courageuses et inébranlables.

Bien que Colia Liddell Lafayette œuvre côte à côte avec son époux Bernard, recrutant des étudiant·e·s pour l’action et réalisant le travail pénible de construction d’un mouvement à la base à Selma, elle est devenue presque invisible et de manière significative mentionnée uniquement en passant, comme son épouse.

Son père et son grand-père travaillèrent avec le Southern Tenant Farmers’ Union et elle fut elle-même une organisatrice solide, fondant une section importante des jeunesses du NAACP à Jackson, Mississippi, et travaillant pour Medgar Evers [activiste des droits civiques assassinés en juin 1963] avant de se rendre à Selma pour lancer un travail d’organisation avec son nouvel époux. Elle resta dans cette localité jusqu’à ce que, à la requête de James Forman, secrétaire exécutif du SNCC, elle s’installe dans la ville proche de Birmingham pour aider à l’organisation des manifestations du printemps 1963. A Birmingham, être enceinte n’offrait aucune protection : elle fut gravement blessée lorsque les forces de l’ordre utilisèrent des jets d’eau sous pression pour attaquer les manifestant·e·s.

Prathia Hall, une native de Philadelphie qui commença à travailler avec le SNCC dans le sud-est de la Géorgie, rejoint l’effort d’organisation à Selma à l’automne 1963 lorsque les Lafayette se rendirent à Nashville. Philosophiquement non violente, c’était une brillante organisatrice et oratrice, qui devint plus tard une pasteure ordonnée. Elle retourna à Selma après le Bloody Sunday afin d’aider le SNCC et les activistes locaux à trouver une solution pour aller de l’avant.

Diane Nash, dont le plan d’une guerre non violente à Montgomery inspira la marche initiale à Selma, était déjà un vétéran expérimenté, conduisant les sit-in de Nashville, contribuant à fonder le SNCC et agit de manière décisive pour permettre aux Freedom Rides d’avancer. Elle épousa Jim Bevel en 1961 puis le suivit lorsqu’il passa du SNCC au SCLC. Selon Andrew Young, « une bonne partie de ce que nous considérions comme le côté brillant de Jim était dû au raisonnement posé et rationnel ainsi qu’à l’influence de Diane ». 

Il ne s’agit là que des quelques-unes des nombreuses femmes dont le rôle fut crucial pour les succès du mouvement – autant à Selma qu’à travers tout le pays. A l’instar de leurs collègues masculins, elles organisaient, manifestaient, enseignaient, prêchaient et élaboraient des stratégies. Elles cuisinaient aussi et hébergeaient des activistes, participaient au travail d’enregistrement sur les listes, recrutant des ami·e·s et des voisin·e·s. Et, tout comme les hommes, elles étaient menacées, attaquées, battues et licenciées. Malgré tout cela, elles se battaient pour elles-mêmes et pour leurs communautés, insistant sur leur « droit aux libertés ».

12° La marche de Selma fut déclenchée par le terrorisme officiel blanc

Le policier des autoroutes James Fowler assassina Jimmie Lee Jackson alors que lui et sa mère participaient à une marche de nuit organisée par la SCLC à Marion, dans l’Etat d’Alabama. Jackson fut tué à bout portant alors qu’il tentait d’intervenir pour protéger sa mère qui était frappée. Les forces « de l’ordre » éteignirent les lumières de ville et ciblèrent les journalistes afin de cacher leurs attaques contre des manifestant·e·s pacifistes. […]

13° Bien que la violence de masse lors du Bloody Sunday provoquât un tollé national, la majorité des Blancs ne comprirent toujours pas à quel point le racisme était profondément ancré dans les institutions du pays

Bien que la marche de Selma attirât l’attention nationale sur la privation des droits des Noirs ainsi que sur la violence des Blancs, bien avant Bloody Sunday le président Lyndon Johnson, le Ministère de la justice et des membres du Congrès savaient que l’on refusait aux Afro-Américains leurs droits à voter. La nation répondit moins à ce tollé qu’à la violence publique infligée par des policiers hors contrôle puis sur la présence de Blancs de « bonne volonté », y compris des célébrités, qui vinrent de tout le pays à l’invitation de King.

Cela conduisit à ce qui est connu aujourd’hui comme le mardi du retour en arrière (Turnaroud Tuesday). Après que King a invité des gens à participer à une autre marche, le juge fédéral de district Frank Johnson émit une injonction temporaire bloquant la marche et Lyndon Johnson convint King à la respecter. Plutôt que de l’admettre publiquement, King mena la marche sur le pont, pria puis retourna en arrière, au regret des activistes du SNCC et de nombreuses autres personnes qui étaient venus pour participer et servir de témoins.

Lorsque le pasteur James Reeb, l’un de ceux qui avaient répondu à l’appel de King, fut ensuite assassiné par des voyous blancs dans les rues de Selma, sa mort fut signalée dans le discours célèbre « We Shall Overcome » de Johnson, faisant appel à une législation qui deviendra le Voting Rights Act. Le tollé fut bien plus important au sujet de la mort de Reeb [un Blanc] que lors de celle de Jimmie Lee Jackson deux semaines plus tôt.

14° Bien que l’on fasse généralement crédit au président Lyndon Johnson d’avoir fait adopter le Voting Rights Act, le mouvement imposa cette question et fit que cette législation devint réalité

La campagne de Selma est considérée comme un succès majeur pour le mouvement des droits civiques, largement parce qu’elle fut un catalyseur immédiat du passage du Voting Rights Act de 1965. Promulgué par le président Lyndon B. Johnson le 6 août 1965, le Voting Rights Act garantissait une protection fédérale active du droit de vote des Afro-Américains dans les Etats du Sud.

Bien que Johnson soutînt le Voting Rights Act, le pas décisif de cette législation vint du mouvement lui-même. Le travail d’organisation à la base d’Afro-Américains de la campagne par le SNCC, en particulier au Mississippi, rendit de plus en plus difficile l’ignorance de l’opposition violente, généralisée et officielle des Blancs face aux revendications du droit de vote et d’accès à une pleine et entière citoyenneté des Afro-Américains. Cela, en lien avec les manifestations organisées par la SCLC, généra un soutien public en faveur d’une législation sur le droit de vote. Des universitaires comme Charles Payne nous préviennent qu’il est aisé de se concentrer sur des lois importantes alors que ce qui est, en fait, plus significatif est la lame de fond qui les rendit nécessaires ou les actions qui suivirent qui leur donna une réalité.

15° Le Voting Rights Act ne signifia pas la fin du mouvement

Bien que bien des gens voient le Voting Rights Act comme la fin du mouvement des droits civiques, il ne fut en fait qu’une inspiration pour de nouvelles activités ainsi qu’un instrument supplémentaire pour renouveler des mouvements locaux existants. Cela est particulièrement clair dans le Comté rural de Lowndes, Alabama, situé entre Selma et Montgomery. Bien que les organisateurs du SNCC se fussent à l’origine opposés à la marche de Selma, ils décidèrent qu’au lieu de se prononcer contre, il l’utiliserait pour développer des contacts dans le Comté de Lowndes, connu sous le nom de Bloody (sanglant) Lowndes, où l’on trouvait 80% de Noirs et seulement un électeur noir enregistré à cette époque.

Le SNCC travailla avec des Afro-Américains du coin sur la base du postulat que voter n’était, pour citer Courtland Cox, militant du SNCC, « nécessaire mais pas suffisant ». La question rhétorique de Cox, « quel bénéfice tire une personne du droit de voter s’il ne peut exercer un contrôle ? », guida l’approche du SNCC dans son travail avec des Afro-Américains locaux pour organiser le parti indépendant Lowndes County Freedom Party (LCFP). Ensemble, ils organisèrent le LCFP, connu pour son emblème de panthère noire, et pratiquèrent pendant une brève période ce que l’historien Hasan Kwame Jeffries appelle « une politique de la liberté ». Bien que l’accès des Noirs au vote ne fût pas une panacée, sa signification devint tangible lorsque John Hulett, activiste du mouvement, fut élu shérif et qu’il mit un terme immédiat à la brutalité policière qui gangrenait la communauté depuis la fin de la Reconstruction [période qui, entre 1863 et 1877, à la fin de la Guerre civile de 1861-1865 conjugua une occupation militaire des anciens Etats sécessionnistes avec la protection et la dévolution de certains droits aux anciens esclaves].

Leçons pour aujourd’hui

Cette brève introduction à une histoire populaire de Selma peut aider les étudiant·e·s ainsi que toutes et tous à tirer des leçons valables pour aujourd’hui. Ainsi que l’affirma Judy Richardson, ancienne membre du SNCC et réalisatrice : « si nous n’apprenons pas que ce sont des gens comme nous – nos mères, nos oncles, nos camarades de classe, nos religieux – qui firent et soutinrent le mouvement moderne des droits civiques, alors nous n’apprendrons pas que nous pouvons le faire à nouveau. L’adversaire triomphera alors, avant même que nous commencions à nous battre. » 

Une protection fédérale du droit de vote est toujours nécessaire

En juillet 2013, une Cour suprême profondément divisée [4 contre 5] évida le Voting Rights Act avec le cas Shelby versus Holder, une affaire venant d’Alabama. Affirmant, entre autres, qu’il était arbitraire et plus nécessaire de se concentrer exclusivement sur l’ancienne Confédération [soit les Etats du Sud qui firent sécession en 1861, provoquant une guerre civile de quatre ans], la majorité de la cour élimina la disposition d’autorisation préliminaire [un point central du Voting Rights Act est l’autorisation fédérale préalable à toute modification de la législation des Etats concernés en matière de droit de vote] pour neuf Etats du Sud. Cela signifie que le Ministère de la justice n’est plus responsable du contrôle (ou de l’autorisation) que de nouvelles lois ne contiennent pas de biais raciaux. Etant donné les larges efforts de bloquer l’accès au vote, il est certes peut-être arbitraire que les anciens Etats de la Confédération soient traités différemment. Mais la réponse de ces Etats – aux côtés d’autres formes de limitations du droit de vote à travers tout le pays – rend tout à fait clair le fait que nous avons toujours besoin d’instruments solides et proactifs pour protéger le droit de vote de tous les citoyens et citoyennes, en particulier celui des Afro-Américains et d’autres qui sont toujours ciblés. Au lieu de le rogner, le Voting Rights Act devrait être étendu. Il ne fait aucun doute que de futurs historiens observeront les actuelles lois obligeant d’être détenteur de carte d’identité pour pouvoir voter ainsi que d’autres limitations du droit de vote (y compris les cabines de vote Jim Crow) comme la version XXIe siècle des tests d’alphabétisation, l’impôt de vote et la clause du grand-père [pour disposer du droit de vote, il fallait que son grand-père l’ait exercé] du XXe.

Le mouvement des droits civiques a obtenu des succès importants, mais la lutte continue

Les luttes en cours contre la brutalité policière et le mépris de la vie des Noirs ; la persistance d’une ségrégation raciale et économique extrême ; l’existence tenace d’écoles séparée et inégales indique clairement que si le vote est nécessaire, il n’est pas suffisant pour faire face à la suprématie blanche ainsi qu’à l’oppression des gens de couleur. Malheureusement, les mots d’Ella Baker, l’une des figures les plus importantes de la lutte pour la liberté, sont toujours d’actualité. Elle disait, en 1964 : « Celui qui croit en la liberté ne peut pas se reposer jusqu’à ce que le meurtre d’un homme noir, le fils d’une Noire, devienne aussi important pour le reste du pays que la mort de l’enfant d’une mère blanche. » Les mots de Baker furent saisis dans la « chanson d’Ella » de Bernice Johnson Reagon, une secrétaire de terrain du SNCC et fondatrice de Sweet Honey in the Rock. Bien que le contexte ait changé, il y a de nombreux liens directs entre la lutte pour la liberté des décennies 1950 et 1960 et les questions actuelles. Des militants de ce nouveau millénaire créent un nouveau mouvement qui poursuit le travail des générations précédentes.

Les campagnes d’enregistrement sur les listes de vote du SNCC offrent un modèle important pour une organisation efficace aujourd’hui à l’échelle de la communauté, du quartier

Profondément influencés par Ella Baker, les militants du SNCC allèrent au front pour exiger la déségrégation, refusèrent de plier face à la violence et participèrent au travail de générations plus anciennes, s’organisant autour de l’enregistrement sur les listes de vote et la participation directe des communautés. Travaillant et apprenant de gens depuis longtemps marginalisés, le SNCC contribua à développer et à soutenir un nouveau leadership tout en défiant notre pays à s’approcher de ses idéaux démocratiques. (Publié en janvier 2015 sur le site Teaching for Change. Traduction A l’Encontre)

Notes

[1] Allusion à l’action de Rosa Parks qui a refusé de céder sa place à un Blanc dans un bus à Montgomery, ce qui permit au boycott des bus à Montgomery de débuter. (Réd. A l’Encontre)

[2] Ecoles pour adultes, on y enseignait à lire et à écrire, elles avaient une visée politique dans le sens où elles contribuaient à la participation des Afro-Américains aux luttes des droits civiques et à « s’autonomiser ». Le « test » consistait à passer les critères stricts – racistes, même si des Blancs pauvres en souffraient également – d’alphabétisation requis pour être enregistrés sur les listes électorales. Organisée par Septima Clark et la Highlander School, plus de 200’000 adultes y passèrent au cours de la période de lutte de mouvement des droits civiques.

Voir, entres autres, We Make the Road by Walking : Conversations on Education and Social Change entretiens entre Myles Horton (fondateur de la Highlander School) et Paulo Freire, Temple University Press, 1990.

Ce lien montre un exemple d’un « literary test » en Alabama : http://www.crmvet.org/info/litques.htm. (Réd. A l’Encontre)

Emilye Crosby

Professeure d’histoire à la State University de New York-Geneseo.

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