Tiré de Entre les lignes et les mots
Fatma Naziri a toutes les raisons du monde de vouloir quitter la Turquie. Au rythme où vont les choses, sa demande d’asile pourrait ne jamais aboutir. Elle pourrait être refusée. Ils pourraient tous – Fatma, son mari et leurs quatre enfants – être jetés dans le premier avion, renvoyés en Afghanistan. « Plutôt se pendre », lâche-t-elle sans plaisanter. Là-bas, Fatma risque la mort. Ses deux filles, adolescentes, « encore pire ». « Des femmes, des femmes, toujours plus de femmes. C’est ce que veulent les talibans », tremble Fatma. Quant à demeurer en Turquie, c’est vivre avec ces peurs ; survivre de petits boulots sous-payés, jamais déclarés ; affronter les regards, les remarques, la colère d’une société « qui n’en peut plus des réfugiés », comme son voisin de palier aime à le lui rappeler.
Il y a ces raisons et il y a celle qui, à ce moment précis, dans cet atelier en sous-sol où Fatma fabrique des casquettes malgré son diplôme de littérature, semble l’émouvoir plus que toutes. « Mon fils cadet, ça fait des années qu’il joue au football dans un club. C’est sa passion, tout le monde me dit qu’il est très bon, mais il n’a pas le droit de participer aux matchs. Il est privé de licence au prétexte qu’il est étranger », soupire-t-elle dans un turc soigné. « Il en pleure, moi aussi. Quel avenir puis-je offrir à mon enfant si même ce bout de papier là, on refuse de lui donner ? »
Il y a dix ans, Fatma a quitté l’Afghanistan « avec les os en miettes », le corps transpercé de neuf balles. Un attentat des talibans contre son lieu de travail – le siège, à Kaboul, de la Commission électorale indépendante – l’a blessée grièvement. Transférée en Turquie en vertu d’un accord entre les deux pays, Fatma a subi une dizaine d’opérations qui lui ont sauvé la vie et ont permis de reconstruire en partie son visage. Son mari, fonctionnaire comme elle, l’a suivie jusqu’à Ankara, avec leurs deux filles et deux fils alors âgés de 1 à 8 ans. « J’allaitais encore le dernier », se remémore Fatma. La famille obtient des permis de séjour, les enfants vont à l’école.
Mais en 2021, peu avant que les talibans ne reprennent Kaboul, les permis ne sont pas renouvelés. « On m’a dit que mon traitement était terminé, que je n’avais qu’à rentrer en Afghanistan », raconte Fatma, qui a aujourd’hui 45 ans. La famille Naziri s’accroche à un dernier espoir : une demande d’asile déposée en 2016 auprès du Haut-Commissariat pour les réfugiés (HCR) des Nations unies. Si la procédure aboutit, parents et enfants seront « réinstallés » dans un autre pays, car la Turquie n’accepte pas de réfugiés au sens juridique du terme.
Le système d’asile paralysé
Fatma voudrait y croire, mais un pénible paradoxe la rattrape toujours : son avenir n’est pas en Turquie, c’est pourtant la Turquie qui va en décider. « Avant 2018, les demandes d’asile étaient déposées directement auprès du HCR à Ankara, qui les examinait et se prononçait seul. Cela prenait du temps, mais souvent les demandes étaient acceptées », explique Salih Efe, un avocat spécialisé dans ces questions. « Mais en 2018, la présidence de la gestion des migrations (liée au ministère turc de l’Intérieur, NDLR) a pris le contrôle. C’est désormais l’État turc qui décide d’examiner ou non les demandes – y compris les anciennes demandes – et de dire si une personne aura droit à l’asile dans un autre pays ou pas. Le HCR n’est plus qu’un observateur. » L’État turc tient les clés, et il verrouille. Dans un pays débordé par l’accueil de plus de 3 millions de Syriens (non pas au titre du droit d’asile, mais sous un statut ad hoc de « protection temporaire »), endeuillé plusieurs fois par des attentats djihadistes (le plus récent, en janvier contre une église d’Istanbul, a été revendiqué par l’État islamique au Khorasan, qui prospère en Afghanistan), et face à une population locale hostile aux réfugiés, le système d’asile est paralysé, ou presque. Les quelque 300 000 Afghans qui vivent aujourd’hui en Turquie, dont environ un tiers ont pu déposer une demande (le plus souvent avant 2018), se retrouvent dans l’impasse.
« Quand les talibans sont revenus au pouvoir (en août 2021), les Afghans ont commencé à arriver par dizaines de milliers à la frontière turco-iranienne. La population turque s’est mise à paniquer, et l’État aussi. Depuis, tout est fait pour empêcher les Afghans d’entrer ou de rester dans le pays », résume l’avocat Salih Efe. Un Afghan qui a réussi à atteindre la Turquie n’a quasiment plus aucune chance de déposer une demande d’asile. « C’est contraire au droit international, car les États parties à la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés ont l’obligation d’enregistrer les demandes. Mais pour les Afghans, même le fait d’être une femme, un ancien fonctionnaire, un journaliste ou un membre d’ONG n’accorde aucun traitement particulier », précise Salih Efe.
Quant aux dossiers enregistrés, « dans 90% à 95% des cas, ils aboutissent à un refus. Il est même arrivé que des demandeurs d’asile pour lesquels il y avait un pays d’accueil voient leur dossier refusé par la Turquie », ajoute le juriste. « Et ce qui valait au départ pour les Afghans s’est étendu peu à peu aux autres nationalités. Le gouvernement ne veut plus de réfugiés et veut le faire savoir à ceux qui tentent de venir, mais aussi à l’opinion publique. »
« Ni morts ni vivants »
Fatma Naziri en est là, avec sa demande en attente. « Au HCR, on m’a dit : « Vous avez des filles, vous travailliez pour le gouvernement, vous avez été victime d’un attentat… Votre dossier devrait être prioritaire, mais ça ne dépend pas de nous » », raconte cette femme. L’an dernier, la présidence des migrations lui a fait passer deux jours d’entretien. Depuis, aucune nouvelle : « On ne sait pas ce qu’on va devenir, on est en suspens, ni morts ni vivants. »
Fatma a peur d’être expulsée. En plus de contrôles draconiens à la frontière avec l’Iran, les renvois par avion depuis le territoire turc vers le pays des talibans se comptent par dizaines de milliers. Plus de 66 500 en 2022 (contre 13 000 en 2021) et plus de 15 000 l’an dernier, selon des chiffres compilés par l’Association de solidarité avec les réfugiés afghans.
« Les renvois se font dans le cadre d’un accord avec les talibans », dont Ankara n’a pourtant pas reconnu le régime, observe Ali Hekmat, fondateur de l’association, un architecte afghan installé en Turquie depuis 2009.
Une délégation de la présidence des migrations s’est même rendue à Kaboul en mai pour s’entretenir avec des responsables talibans de « lutte contre l’immigration illégale ». « Au début, les renvois se faisaient surtout par vols charters. Depuis que la compagnie nationale Turkish Airlines a rouvert les liaisons aériennes entre Istanbul et Kaboul en mai, à raison de quatre vols par semaine, un tiers des passagers sont des demandeurs d’asile expulsés par la Turquie. Presque tous sont des hommes seuls », affirme Ali Hekmat.
Les passeurs réclament 40 000 dollars
En tant qu’avocat, Salih Efe dit se sentir « totalement impuissant ». Ses clients afghans sont expulsés les uns après les autres, alors même qu’il intente des recours devant les tribunaux administratifs. Pire, explique-t-il, le recours ultime dont disposaient autrefois les migrants en instance d’expulsion – la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) – ne sert plus à rien. Documents à l’appui, cet avocat et ses collègues accusent la cour de Strasbourg de refuser toutes leurs requêtes visant à empêcher le renvoi d’Afghans dans leur pays.
« Désormais, 99% de nos demandes de mesure d’urgence auprès de la CEDH sont rejetées. La cour est sous l’influence des États, qui nomment les juges qui y siègent. La logique, c’est de dire : si on empêche les expulsions par la Turquie, alors la France non plus ne pourra plus expulser, ni l’Italie, ni l’Allemagne… Cela créerait une jurisprudence », dénonce Salih Efe. Selon cet avocat, la « motivation politique » se lit dans les motifs fournis par la cour : « Nos demandes sont souvent rejetées au prétexte que la date et l’heure de l’expulsion ne sont pas précisées. Mais personne ne connaît l’heure et la date d’une expulsion à l’avance ! La CEDH applique la politique migratoire européenne. »
Ali Hekmat, de l’Association de solidarité avec les réfugiés afghans, dépeint un tableau similaire. Il observe que les restrictions de la Turquie au droit d’asile, l’absence de recours et la montée des violences contre les réfugiés poussent de plus en plus d’Afghans à tenter de gagner l’Europe. « La Turquie, pour les Afghans, ne peut être qu’un pays de transit. La seule issue possible, c’est de tenter d’entrer illégalement en Europe, via la Grèce ou la Bulgarie. »
Fatma Naziri en rêve. « L’Europe ou ailleurs, peu importe. Là où il y a un avenir, un peu de sérénité », souffle-t-elle. Mais l’avenir est hors de prix : les passeurs lui réclament 40 000 dollars pour sa famille de six personnes. Avec leurs revenus actuels, Fatma et son mari devraient fabriquer des casquettes pendant presque six ans pour réunir cette somme, sans rien dépenser par ailleurs. « En plus, si on est attrapés à la frontière, la Turquie annulera notre demande d’asile et on risque d’être renvoyés en Afghanistan. » L’Afghanistan des talibans… Fatma, qui leur a survécu, s’est fait une promesse : « Ils ne m’ont pas eue, ils n’auront jamais mes enfants. »
Le Courrier de la Marche Mondiale des Femmes contre les Violences et la Pauvreté – N°436 – 15 octobre 2024
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