Édition du 19 novembre 2024

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États-Unis

Madame Clinton reçoit de l'argent des grandes entreprises ; mais pire encore, elle adopte leur vision du monde

Naomi Klein, The Nation, 6 avril 2016
Traduction : Alexandra Cyr

Elle n’est pas du tout apte à accomplir l’énorme tâche de confrontation avec les pétrolières, les gazières et les charbonnières qui profitent des changements climatiques

Il n’y a plus grand-chose de certain dans cette élection présidentielle, sauf une. Le camp Clinton ne veut vraiment pas parler du financement en provenance des compagnies du secteur des énergies fossiles. La semaine dernière, un jeune électeur membre de Greenpeace a demandé à la candidate de s’expliquer sur le financement qu’elle reçoit des pétrolières, gazières et charbonnières. Elle a répondu en accusant Bernie Sanders et son entourage de « mentir » et a ajouté qu’elle en avait par-dessus la tête de tout ça. Cet échange est devenu viral (sur les médias sociaux). Un grand nombre de ses puissants-es supporters ont déclaré qu’il n’y avait rien là et que chacun-e devrait retourner chez soi.

La sénatrice de Californie, Mme Barbara Boxer, a déclaré que la simple idée que le financement qu’elle reçoit pouvait influencer Mme Clinton n’avait « aucun fondement et devrait s’arrêter ». Le maire de New York, M. Bill de Blasio, estime que « c’est proche de la fausseté, inapproprié, et ne tient pas la route ». Le chroniqueur du New York Times, Paul Krugman, a été jusqu’à écrire quelques conseils au camp de Bernie Sanders afin qu’il sache distinguer entre « les bons et les mauvais comportements ». Le premier de ces conseils ? Éliminer « les insinuations qui, sans preuves, suggèrent que Mme Clinton est corrompue ».

Ce sont beaucoup de tirs pour abattre ce qui est présenté comme un « non enjeu ». Est-ce le cas ?

Voici quelques faits : L’organisation électorale de Mme Clinton, y compris son Super PAC [1], a reçu beaucoup d’argent de la part des employés-es et des lobbyistes enregistrés du secteur des énergies fossiles. On répète beaucoup que Greenpeace a calculé que, y compris le paquet d’argent amassé par les lobbyistes, ce magot s’élève à 4,5millions de dollars.

Et ce n’est pas tout. L’argent arrive aussi par d’autres sources. Un des banquiers les plus éminent et actif dans son financement est M. Warren Buffet. Il possède d’énormes actifs, mais il est plongé jusqu’au cou dans le charbon, de la mine au transport, et détient certaines des plus sales installations du pays fonctionnant au charbon.

Et il y a tout cet argent dont ces compagnies ont tiré profit de leurs rapports avec la Fondation Clinton. Au cours des dernières années, Exxon, Shell, ConocoPhilipps et Chevron ont toutes contribué à cette fondation. Une enquête d’International Business Times vient tout juste de rendre public qu’au moins deux de ces compagnies ont pris part au lobby en faveur des sables bitumineux de l’Alberta auprès du Département d’État quand Mme Clinton y était secrétaire. Il s’agit de l’immense dépôt de pétrole extra sale. Le scientifique le plus éminent sur les conditions climatiques, James Henson, a expliqué que si nous ne laissions pas sous terre la majeure partie du carbone, nous allions déclencher un réchauffement catastrophique du climat sur la planète.

Au cours de cette période, l’enquête a mis au jour que Mme Clinton avait approuvé le projet d’oléoduc Alberta Clipper, alors qu’elle était secrétaire du Département d’État. Il s’agit d’un oléoduc qui transportera des quantités importantes du pétrole des sables bitumineux de l’Alberta jusqu’au Wisconsin. Mrs David Sirota et Ned Resnikoff ont écrit : « Selon les dossiers sur le lobbysme tels que révisés, (…) Chevron et ConocoPhilllips ont tous les deux fait du lobbysme auprès du Département d’État spécifiquement à propos du « pétrole des sables bitumineux » dans les mois qui ont précédé l’approbation du Département. L’association financée par ExxonMobil en avait fait autant ».

Est-ce que les dons à la Fondation Clinton ont un lien quelconque avec la décision du Département d’État sur l’oléoduc ? Est-ce que cela aurait aidé Mme Clinton à être mieux disposée envers ce pétrole et à considérer que son impact environnemental est plutôt négligeable, et ce, depuis le premier instant quand le Département a procédé à l’examen du projet Keystone XL et que les décisions ont été prises en dépit des avertissements des scientifiques ? Il n’y a pas de preuves, même pas l’ombre d’une seule, selon les défenseurs de Mme Clinton. Tout comme il n’y a pas de preuve que l’argent que son organisation électorale a reçu des lobbyistes des compagnies gazières et de ceux qui financent la fracturation, ait influencé sa conviction actuelle (et dangereuse) que la fracturation puisse être sécuritaire.

Il est important de reconnaître que la plate-forme de Mme Clinton comporte de très bonnes politiques sur le climat qui ne plaisent sûrement pas à aux contributeurs-trices à sa campagne. D’ailleurs, le secteur des énergies fossiles ne contribue-t-il pas beaucoup plus aux campagnes des Républicains niant les changements climatiques ?

Tous ces financements sentent mauvais et semblent augmenter de jour en jour. Il est heureux que le camp Sanders ne se soit pas définitivement lié aux « instructions pour un bon comportement » de Paul Krugman et finir par se taire à propos de ces financements en cette année où le réchauffement de la planète s’est élevé à des niveaux records. La saison des primaires n’est pas terminée. Les électeurs-trices démocrates doivent savoir et méritent de savoir tout ce qu’il y a à connaître avant de faire un choix avec lequel il leur faudra vivre pendant longtemps.

Mme Eva Resnick-Day, la militante de 26 ans de Greenpeace à qui Mme Clinton a répondu : « J’en ai par-dessus la tête » développe une perspective lucide et très inspirante. Elle souligne à quel point cette élection est fatidique et l’importance de tout ce qui pèse dans la balance. Mme Clinton a accusé la jeunesse de ne pas procéder à ses propres recherches.

À cela, Mme Resnick-Day a répondu sur Democracy Now ! : « Le mouvement de la jeunesse a fait ses propres recherches et c’est bien pourquoi nous sommes terrifiés face à l’avenir… Les scientifiques nous disent qu’il ne nous reste plus que la moitié du temps que nous pensions avoir pour nous attaquer aux changements climatiques avant le point de non retour. C’est pour cela que la jeunesse, qui va hériter des problèmes et devoir y faire face, est extrêmement inquiète. Ce qui va se passer dans les prochaines 4 ou 8 années pourrait déterminer l’avenir de la planète et de l’espèce humaine. C’est pour cela que nous sommes ici…en train de poser des questions à tous les candidats-e. Nous devons nous assurer que qui que ce soit qui accède au pouvoir ne va pas continuer avec les méthodes employées jusqu’ici, mais qu’il y aura un véritable engagement concret et profond envers l’avenir de notre planète ».

Cette analyse va droit au cœur de la particularité de l’élection de cette année : ce n’est pas une simple nouvelle élection. C’est pour cela que les accointances de Mme Clinton avec son réseau corporatif sont profondément alarmantes, même s’il n’y a pas de preuves flagrantes en ce moment. Quiconque gagnera en novembre prochain arrivera au pouvoir le dos contre le mur des changements climatiques. Pour le dire tout cru : « Nous manquons de temps ». Le discours de Mme Resnick-Day est juste : tout va plus vite que ce que les modèles scientifiques démontraient : la glace fond plus vite, le niveau des océans monte plus vite. Il faut que les gouvernements avancent plus vite également.

Les dernières analyses de données montrent que si nous voulons vraiment protéger les villes côtières au cours de ce siècle, dont New York où Bernie et Hilary font campagne en ce moment, il faut sortir des énergies fossiles à super grande vitesse. Le journal Applied Energy a publié un article de l’Université Oxford qui conclut que pour que l’humanité ait 50 % de chances d’atteindre les cibles de température fixées à Paris, il faut que toutes les centrales électriques qui fonctionnent au charbon n’en utilisent plus à compter de l’année prochaine.

Pas facile ! Au strict minimum, cela veut dire vouloir affronter les industries les plus puissantes dans le monde, s’opposer à leurs visions, à tout ce qu’elles développent et à tout ce qu’elles défendent. L’enjeu véritable n’est donc pas le financement que reçoit Hilary Clinton, mais bien sa profonde mentalité pro-entreprise. C’est ce qui fait que, pour elle, accepter l’argent des lobbyistes et des montants astronomiques des banques pour ses discours, semble si naturel. Elle se bat ouvertement pour comprendre comment tout ça lui éclate à la figure.

Pour comprendre cette vision du monde, nul besoin d’aller plus loin que l’examen de la Fondation Clinton à laquelle Hilary travaille et qui porte son nom de famille. La mission de cette fondation peut être traduite ainsi : il y a tant de richesse privée qui dégouline sur la planète, (grâce en grande partie à la dérégulation et à la frénésie de privatisation que Bill Clinton a lancé dans le monde lorsqu’il était Président), que n’importe quel problème sur terre, quelque soit son importance, peut être résolu en convainquant les ultra-riches de faire ce qu’il faut avec leur petite monnaie. Naturellement, les gens les mieux placés pour convaincre ces ultra-riches sont eux-mêmes, les Clinton. Ils sont définitivement les super courtiers et négociateurs de contrats qui y parviennent, et ce, avec l’aide de leur entourage inscrit sur la liste A des célébrités.

Cessons donc de chercher les preuves évidentes pour le moment. Le problème du Clinton World est structurel. Ses différentes relations sont tricotées serré, facilitant ainsi les échanges d’argent, de faveurs, de statuts et d’attention médiatique, donnant forme à toutes les politiques dès le point de départ.

Par exemple, avec le soutien des Clinton, les pharmaceutiques travaillent avec la fondation pour diminuer leurs prix en Afrique. Elles évitent ainsi la seule solution valable : changer le système des brevets qui leur permet avant tout, de vendre leurs médicaments aux plus démunis à des prix scandaleux. La compagnie Dow Chemical finance des projets d’eau potable en Inde, mais il ne faut pas leur rappeler leur responsabilité dans le désastre humain de Bhopal toujours d’actualité, responsabilité qu’elle a refusé de reconnaitre. Et c’est la Clinton Global Initiative qui a soutenu le défi insensé du capitaliste cossu Richard Branson, propriétaire de Virgin Airlines, pour qu’il dépense des milliards pour prétendument résoudre les problèmes de changements climatiques. Depuis dix ans environ, nous attendons toujours de savoir pourquoi Virgin Airlines continue de croître.

Dans le monde Clinton, tout le monde gagne : les gouvernements paraissent efficaces, les entreprises semblent rigoureuses et les célébrités sérieuses, sans oublier d’autres gagnants : les Clinton deviennent de plus en plus puissants.

Au cœur de cet assemblage on trouve la croyance absolue que le changement vient du partenariat avec les riches et puissants et non en s’opposant à eux. Si on examine cela du point de vue de la logique que Thomas Frank a récemment nommé « le territoire de l’argent », les gestes les plus controversés de Mme Clinton ont du sens. Pourquoi ne pas prendre l’argent des lobbyistes des énergies fossiles ?

Pourquoi ne pas se faire payer des milliers de dollars pour des discours chez Goldman Sachs ? Il n’y a pas de conflits d’intérêts ; ce ne sont que des échanges bénéfiques avec des partenaires qui en tirent aussi quelque chose. C’est le cycle sans fin des échanges naturels entre les politiques et les dirigeants-es d’entreprises.
De nombreux livres ont été publiés qui démontrent l’échec de la philanthropie capitaliste style Clinton. Nous avons toutes les preuves que ce modèle nous mènera à un désastre planétaire si on l’applique aux enjeux climatiques. C’est ce qui nous a donné le marché du carbone infesté de fraudes et les douteuses compensations pour l’utilisation du carbone en lieu et place de régulations sévères contre les pollueurs.

On nous a dit que réduire les émissions de gaz à effet de serre devaient reposer sur des ententes « gagnant-gagnant » et sur des marchés sans trop de contraintes.
Si le prochain Président ou la prochaine Présidente continue dans cette logique, il sera vite trop tard, tout simplement. Pour garder quelque espoir d’éviter la catastrophe, il faut que des actions soient mises en place à une vitesse et d’une ampleur sans précédent. Si elle est ordonnée correctement, la transition vers l’ère post-carbone peut produire beaucoup de gains : non seulement un avenir plus sûr, mais aussi un nombre important d’emplois bien rémunérés, des déplacements moins polluants dont des transports en commun améliorés et plus abordables, des villes où la vie est de bien meilleure qualité et un meilleur environnement racial et plus juste pour les habitants-es aux frontières des sites d’extraction empoisonnants.
Bernie Sanders mène sa campagne précisément avec cette logique : pas de petites douceurs pour les riches parce qu’on leur devra quelque chose, mais que les citoyens-nes ordinaires qui se rassemblent et développent leur force pour leur faire face, leur imposer des régulations sévères et créer un système bien plus juste au bout du compte.

B. Sanders et ses partisans-es ont compris quelque chose de fondamental : il n’y aura pas que des « gagnants-gagnants ». Pour atteindre nos objectifs, les compagnies du secteur des énergies fossiles, non seulement cesseront de faire les profits faramineux qu’elles ont empoché jusqu’à maintenant, mais elles commenceront à en perdre, et en plus, les réductions d’impôts, de taxes et de subventions que Mme Clinton promet de leur retirer. Elles perdront les nouveaux permis de forage et les baux miniers qu’elles veulent. On devra leur refuser les permis pour les oléoducs et les terminaux d’exportation qu’elles sont décidées à construire. Elles se priveront des milliards de dollars liés aux réserves de pétrole connues et qu’elles devront laisser sous terre.

En même temps, si les panneaux solaires prolifèrent sur nos toits, les grandes compagnies de service électrique perdront une bonne partie de leurs profits. Leurs clients-es seront du côté de la production d’énergie. Cela devrait créer des opportunités pour d’autres niveaux d’économie et, en fin de course, pour des coûts d’énergie moindres, mais, encore une fois, des intérêts puissants y perdront. C’est ce qui explique que la compagnie d’électricité de M. Warren Buffet, qui en produit avec des centrales au charbon au Nevada, ait déclenché la guerre au solaire.

Un-e Président-e, décidé-e à imposer ces pertes aux compagnies du secteur des énergies fossiles et à leurs alliés, ne doit pas être que non corrompu-e. Il-elle lui faut être à la hauteur des combats de ce siècle et être absolument clair-e à savoir où se trouve la conquête. Quand on scrute les primaires du Parti démocratique, il n’y a aucun doute sur qui est le plus susceptible de faire face à ce moment historique.
Et bonne nouvelle, non seulement il a gagné au Wisconsin, mais il ne suit pas les instructions pour un bon comportement.


[1Comité chargé d’amasser des fonds en faveur d’un-e candidat-e.

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