Monsieur le Président,
J’ai bien reçu votre lettre aux Français à propos du « Grand Débat » que vous lancez cette semaine et l’ai lue avec la plus grande attention.
J’aimerais sincèrement pouvoir vous dire qu’elle m’a surpris ou déçu, mais elle s’inscrit hélas dans un monde et un champ d’analyse qui vous semblent devenus indépassables :
La France y est présentée comme un système d’optimisation fiscale, sous contrainte de préservation des rendements du capital. Le néolibéralisme une croyance indiscutable, à laquelle nous sommes tous sommés de croire avec ferveur. Les citoyens deviennent, selon leur niveau d’intégration économique, des producteurs de valeurs, des centres de coûts ou des individus à pacifier. Et l’écologie est un projet humanitaire, une transformation douloureuse et punitive.
Dans cette prison de l’esprit, l’impôt, la dépense publique et la croissance sont conçus comme des variables d’un problème français qui vire au cercle vicieux : pour financer le système social, il faudrait augmenter l’impôt. Augmenter l’impôt, c’est décourager l’investissement. Décourager l’investissement fait baisser la croissance. Moins de croissance, c’est à terme moins d’argent pour le système social…Favori
De sorte que les seules questions qui découlent très logiquement de cette vision sont celles que vous autorisez dans le cadre de ce débat :
Les services publics : lesquels maintenir et lesquels sacrifier ?
Comme si notre niveau de capitulation politique était tel que la France en était rendue à un seul choix, basique : la chronologie du démantèlement programmé de ce qui en a fait (de manière durable bien qu’abîmé) un modèle social, éducatif, sanitaire, industriel et culturel.
Dans le débat encadré que vous proposez, on ne discutera pas des dispositifs fiscaux (ISF, CICE, etc.) qui ont contribué aux injustices sociales et économiques dans lesquelles se trouve le pays. On n’envisagera pas la possibilité d’une modification profonde des mécanismes de prélèvement et de redistribution des impôts, comme un instrument de justice sociale plutôt que d’optimisation fiscale de l’épargne des plus fortunés. On n’étudiera pas la façon dont la dépense publique est aussi un investissement dans la richesse du pays, par d’autres moyens que le capital des entreprises. On n’explorera pas les limites du système néolibéral, présenté comme le seul univers des possibles. On n’évaluera pas l’opposition structurelle que vous concevez entre écologie populaire et viabilité économique, au point où tant de nos concitoyens ont vécu, à très juste titre, vos premières mesures de transition comme une écologie de la sanction.
En concevant les modalités de ce débat comme un dispositif de régulation des colères populaires et en imposant un paradigme qui ne vient jamais remettre en question les hypothèses et les fondements de la politique qui les causent, vous vous assurez d’une chose :
On parlera beaucoup mais on ne changera rien.
C’est décevant mais attendu : l’ensemble du dispositif de la consultation que vous proposez (qui reprend l’armature de la politique que vous avez jusqu’ici menée) produit un effet de cadrage des contenus et de dissipation des revendications, à mesure qu’elles sont détournées, découpées, déversées dans des dispositifs de prise en charge d’écoute locale, dont la fonction devient presque thérapeutique. Le message est on ne peut plus clair :
« Dites-nous ce que vous voulez et nous en ferons ce que nous voulons ».
Enfermé dans des certitudes, entouré de conseillers dont la seule constance est de confirmer vos opinions puis de rendre disponible, sur le marché du commentaire politique, autant d’éléments de langage qu’il faudra pour créer (fait historique notable) une overdose de PédagogieTM, vous voici désormais si seul. Plus inquiet que jamais de votre pouvoir, donc plus éloigné que jamais de votre peuple.
On relèvera aussi avec lassitude la réouverture trimestrielle du sujet « immigration et laïcité » parmi les priorités de votre débat, malgré qu’il ne figure pas dans les demandes et revendications principales des Gilets Jaunes, ni dans les cahiers de doléances ouverts dans nombre de municipalités.
Puisque les musulmans et les immigrés sont une fois de plus invoqués (voire convoqués) en matière de citoyenneté, qu’il nous soit permis de courtoisement céder notre place de diversion de masse à d’autres (par exemple aux évadés fiscaux, dont la citoyenneté utilitaire se résume à un calcul financier, ou aux anciens présidents et ministres mis en causes dans des affaires de corruption ou de malversations financières…).
Beaucoup d’entre nous (en congés à durée indéterminée de nos postes d’objets d’étude) ne sont tout simplement plus disponibles pour cet usage politique de notre islamité et cette construction d’un problème musulman qui, après avoir occupé l’extrême droite, devient un sujet central du débat public, sous l’autorité d’un gouvernement pourtant élu (aussi) pour combattre celle-ci.
Qu’il me soit donc permis de rappeler ici la parole d’un sage :
« La laïcité c’est une liberté. Si les laïcistes gagnent (…) j’aurai perdu cette bataille, mais je pense qu’elle n’est pas perdue. Parce que, au fond, ce n’est pas la laïcité dont les gens parlent. Ce faisant, ils parlent de leur rapport à l’islam. » (Médiapart, Novembre 2016)
Il s’appelle Emmanuel Macron et, dans ces mois où il s’apprêtait à devenir Président de la République, il était encore lucide sur les dangers d’une modification de la loi de 1905 et sur la constante instrumentalisation de la laïcité, à des fins de contrôle politique des citoyens (alors électeurs) de confession musulmane.
Enfin, puisque c’est le temps des questions, s’il s’agit vraiment d’avoir un débat ouvert et de changer les choses, en voici quelques-unes que je soumets à votre réflexion :
Comment la politique menée durant les dernières décennies a conduit à une telle rupture entre les élites politiques françaises et les classes populaires, sans pour autant qu’on en tire les conséquences dans l’exercice du pouvoir présidentiel ? Par quel défaite de la raison l’État a désinvesti et abandonné l’outil productif français, au point d’en être réduit à s’offusquer des fermetures d’usines sur Twitter ?
Comment l’État peut-il réguler et combattre de manière égalitaire toutes les discriminations structurelles qui traversent notre société, sans y prendre sa part de responsabilité et modifier les mécanismes par lesquels il y contribue, délibérément ou non ? Où est passée la lutte contre les violences faites aux femmes, alors qu’elle était censée être une priorité de votre gouvernement et bénéficie, à juste titre, d’un traitement transversal dans nombre de pays ?
Pourquoi est-il intenable, d’un point de vue politique, de lutter contre les violences en marge de certaines manifestations, tout en traitant avec la même fermeté les cas de violences policières, dont plus de 300 ont été relevés juste depuis le début du mouvement des Gilets Jaunes (sans parler des centaines de cas précédents, dont des dizaines de morts, qui demeurent impunis) ? Comment un pouvoir élu pour « faire barrage au FN » se retrouve à mener une partie de son programme, dans une dimension sécuritaire, sur les questions d’immigration ou dans la mise en danger des libertés individuelles ?
Quelle notion d’humanisme est encore permise, dans une France de 2019 qui criminalise l’aide aux migrants et refuse d’accorder un simple pavillon à l’Aquarius, l’un des derniers bateaux leur portant secours en Méditerranée ? Quelle est l’utilité de missionner une équipe pour préparer un « plan banlieue » pour l’enterrer par la suite, en humiliant à la fois ceux qui y ont travaillé et ceux qui devaient en être les destinataires ? Puisque la théorie du ruissèlement s’avère être un échec et que l’ISF comme le CICE ne fonctionnent pas pour créer de l’emploi et relancer l’économie, pourquoi ne pas tout simplement changer d’approche ?
Comment espérer un fonctionnement des institutions plus dynamique et plus proche des citoyens, si le principal critère de recrutement, de promotion, de dialogue au sein des ministères et des groupes parlementaires est le niveau d’alignement et de docilité politique ?
Sur ces questions comme sur d’autres, l’intelligence de l’homme n’est pas de croire qu’on a raison seul, afin que l’intelligence du peuple ne soit pas de voir qu’on a raisons contre.
Le dire est une chose. Le croire en est une autre. Et c’est précisément là que commence la politique.
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