L’OTAN constitue certes une menace réelle pour la Russie. Il s’agit d’une organisation militaire non seulement défensive, mais aussi offensive (Kosovo, Libye, Syrie), dirigée par les États-Unis qui a progressivement encerclé la Russie, qui s’est militarisée de plus en plus à l’Est et qui s’est développée sans tenir compte des inquiétudes russes. Le retrait américain des traités portant sur l’armement nucléaire de 2002 et le retrait américain du traité en 2019 portant sur les missiles nucléaires à moyenne portée ont accentué le danger. Cela s’est produit parallèlement à l’installation de boucliers anti-missiles en Pologne et en Roumanie. Il y avait donc une menace objective que les États-Unis ont de plus en plus fait peser sur la Russie. Mais encore une fois, là n’est pas la question. Le fait est que les Russes se sont sentis menacés. Ils ont après tout perdu des dizaines de millions d’hommes lors des guerres mondiales suite à des invasions qui sont passées par l’Ukraine.
Un ouvrage éclairant
Dans le livre de Marie-Élise Sarotte Not One Inch, le chapitre deux résume les déclarations des uns et des autres au début des années 1990. Le 31 janvier 1990 lors d’une conférence publique, Hans-Dietrich Genscher, ministre allemand des affaires étrangères, demande aux alliés de l’OTAN de se montrer accommodant avec l’URSS afin de faciliter la réunification de l’Allemagne :
« He wanted NATO to “state unequivocally that whatever happens in the Warsaw Pact, there will be no expansion of NATO territory eastward, that is to say, closer to the borders of the Soviet Union.” » (p. 48)
Le 2 février, Genscher visite Baker à Washington et lui dit :
« There was a « need to assure the Soviets that NATO would not extend its territorial coverage to the area of the GDR nor anywhere else in Eastern Europe for that matter” and repeated the point at their joint press conference afterward. » (p. 49)
Quelques jours plus tard, Genscher est à Bonn et reçoit son homologue britannique Douglas Hurd. Sarotte rappelle que
« when he “ … talked about not wanting to extend NATO, that applied to other states besides the GDR.” The foreign minister felt that “the Russians must have some assurance that, for example, if the Polish Government left the Warsaw Pact one day, they would not join NATO the next.” » (p. 50)
Le 9 février, avant de se rendre à Moscou, Genscher déclare publiquement :
« he repeated yet again that “whatever happens in the Warsaw Pact, an extension of NATO’s territory to the east, that is, nearer to the borders of the Soviet Union, will not happen.” » (p. 52)
Au même moment à Moscou, le secrétaire d’État américain, James Baker, rencontre Mikhaïl Gorbatchev. Sarotte raconte :
« Baker then repeated the key concept from his talks with Shevardnaze in the form of a question, unwittingly touching off a controversy that would last decades : “Would you prefer to see a unified Germany outside of NATO, independent and with no US forces, or would you prefer a unified Germany to be tied to NATO, with assurances that NATO’s jurisdiction would not shift one inch eastward from its present positions.” The Soviet leader replied that any expansion of the zone of NATO was not acceptable. And, according to Gorbatchev, Baker answered “we agree with that.” » (p. 55)
Immédiatement après son entretien avec Gorbatchev, Baker dit en conférence de presse : “ NATO’s jurisdiction would not be moved eastward. ”
Un podcast important
Hélène Richard a aussi abordé la question dans un récent podcast du Monde diplomatique intitulé « Les Occidentaux ont-ils promis à la Russie que l’OTAN ne s’étendrait pas vers l’Est ? »1.
Nous rapportons ici les parties de ce podcast qui concernent directement la promesse faite par les Occidentaux. Hélène Richard affirme :
« Concernant ces promesses orales, désormais c’est assez difficilement contestable, elles ont été formulées d’abord au dernier dirigeant de l’Union soviétique Mikhaïl Gorbatchev, mais aussi au premier président de la fédération de Russie Boris Yeltsine, des mémos aujourd’hui déclassifiés l’attestent. »
Puis, elle ajoute :
« Et pourtant encore aujourd’hui certains journalistes continuent de nier leur existence. »
Enfin, elle insiste :
« On a aujourd’hui des preuves que des promesses orales ont été faites »
Ainsi, le 9 février 1990, James Baker répète trois fois :
« La juridiction militaire actuelle de l’OTAN ne s’étendra pas d’un pouce vers l’Est »
Mikhaïl Gorbatchev répond :
« Il va sans dire qu’un élargissement de la zone OTAN n’est pas acceptable »
Baker rétorque :
« Nous sommes d’accord avec ça »
Helmut Kohl le lendemain répètera la même chose à Gorbatchev. Les Occidentaux annoncèrent ensuite leur souhait de transformer l’OTAN en une organisation plus politique que militaire. Il s’agirait de créer une nouvelle architecture de sécurité qui inclurait l’Union soviétique. Le 18 mai 1990, James Baker affirme ainsi :
« Notre politique n’a pas pour but de séparer l’Europe de l’Est de l’Union soviétique. Nous avions cette politique avant. Mais aujourd’hui nous sommes intéressés par construire une Europe stable et le faire avec vous. »
En septembre 1990, le traité sur la réunification de l’Allemagne est signé. En Février 1991, le pacte de Varsovie est dissout. Tel que rapporté par l’ambassadeur du Royaume-Uni à Moscou dans son journal de bord, le Premier ministre du Royaume-Uni, John Major, assure à Gorbatchev en Mars 1991 : « Nous ne parlons pas de renforcer l’OTAN ».
Quand le ministre soviétique de la défense demande à Major de se prononcer sur les velléités des pays de l’Europe de l’Est d’adhérer à l’OTAN, Major répond : « cela n’arrivera jamais ».
Il arrive parfois que la presse française concède la réalité de ces promesses, mais on soutient qu’elles auraient été faites à un pays qui n’existe plus. Cet argument est fallacieux. Ainsi que le souligne Hélène Richard, les promesses faites à l’URSS ne dédouanent pas les Occidentaux des engagements pris. Après tout, les Occidentaux ont reconnu la Russie comme État successeur de l’URSS pour lui faire respecter les engagements pris avant 1991 en matière de désarmement ou pour le remboursement de sa dette. Si les obligations prises par l’URSS s’appliquent à la Russie, les obligations prises par l’OTAN à l’égard de l’URSS doivent aussi s’appliquer à la Russie.
L’attitude de Yeltsine
L’exposé d’Hélène Richard dans le podcast du Monde diplomatique est aussi utile pour comprendre l’attitude de l’OTAN face au président Boris Yeltsine. La thèse selon laquelle Yeltsine s’accommodait de l’OTAN est, selon Richard, elle aussi fausse. Il n’a accepté avec enthousiasme que le partenariat pour la paix qui se présentait comme une forme de coopération entre les membres de l’OTAN et les pays de l’ancien pacte de Varsovie, que Washington présentait comme une alternative à l’élargissement, ouverte à tous y compris à la Russie. Quand cette dernière a compris que c’était l’antichambre d’une adhésion à l’OTAN dont le commandement est américain, le ton est monté.
Elle rappelle qu’à la fin de l’année 1994, le ministre de la défense russe refuse de signer le « partenariat ». En 1995, lors des célébrations du 50e anniversaire de la victoire contre le nazisme, Yeltsine dira clairement qu’il voit l’élargissement de l’OTAN comme un encerclement :
« C’est une nouvelle forme d’encerclement si le seul bloc survivant la guerre froide s’étend jusqu’aux frontières de la Russie. De nombreux Russes ont cette crainte. Que cherchez-vous à obtenir si la Russie est votre partenaire ? » Il ajoutera :
« Pour moi, accepter que les frontières de l’OTAN s’étendent vers celles de la Russie constitueraient une trahison envers le peuple russe ».
Clinton lui répondra :
« L’objectif des États-Unis est de rester en Europe et d’y promouvoir un continent intégré et unifié. »
Richard rappelle que Yeltsine finira par quémander une pause de l’élargissement jusqu’en 2000 pour calmer la situation. Il demandera ensuite que cette pause s’étende au moins jusqu’à 1996. Clinton acceptera de mettre cet enjeu en sourdine. Yeltsine est à cette époque en position de faiblesse par rapport aux États-Unis. Il veut que Clinton ne parle pas de l’élargissement et il veut demander de l’argent. L’inquiétude russe était aussi présente chez Poutine.
La stratégie se dévoile
Progressivement, indique Richard, les arguments en faveur de l’élargissement de l’OTAN se feront entendre. En vertu de la Conférence d’Helsinki en 1975, Moscou a entériné le choix des pays de choisir leur alliance. La Russie n’a pas le droit d’avoir une zone d’influence. Elle doit laisser aux pays le soin de choisir quelle doit être leur alliance.
Richard précise qu’en réponse à cet argument, la Russie fait valoir le principe de l’indivisibilité de la sécurité en Europe : un pays ne peut renforcer sa sécurité aux dépens de celle d’un autre. Ce principe est présent dans le traité d’Istanbul de 1999 signé par les membres de l’OSCE.
En outre, selon Richard, si les pays ont le droit de choisir leur alliance, les pays de l’OTAN ont le droit, et parfois même le devoir, de les refuser. Ils doivent se demander si c’est une bonne idée.
Pour plusieurs, c’est une erreur stratégique des États-Unis de s’être engagés dans un tel élargissement. Des avertissements ont été faits par des experts qui savaient les dangers qui pouvaient aux yeux des Russes accompagner un encerclement de la Russie. Ces opinions, aujourd’hui dissidentes et reléguées à la marge dans les plateformes électroniques alternatives, ne provenaient pas de la « gauche radicale ». Elles étaient celles de William Burns (l’actuel directeur de la CIA), de Stephen F Cohen (regretté professeur de la NYU et de Princeton), de Chas Freeman (ancien Sous-secrétaire à la Défense pour les affaires de sécurité internationale des États-Unis), de George F. Kennan (qui avait été ambassadeur des États-Unis en URSS et en Yougoslavie), de Henry Kissinger (ancien secrétaire d’État des États-Unis), de Jack Matlock (ancien ambassadeur des États-Unis en Russie), de John Mearsheimer (professeur de science politique à l’Université de Chicago), de William Perry (secrétaire de la Défense sous Bill Clinton) et même de l’ancien président Barack Obama. L’Ukraine n’est pas pour eux un intérêt vital pour les États-Unis, alors que c’est un intérêt vital pour la Russie. L’extension de l’OTAN jusqu’à la frontière russe était à leurs yeux une entreprise périlleuse extrêmement dangereuse et dans laquelle il valait mieux ne pas s’aventurer. En voyant le gâchis dans lequel on se trouve, force est de reconnaître qu’ils avaient bien raison.
George F Kennan, pourtant concepteur de la stratégie de l’endiguement pendant la guerre froide, a écrit dans l’article « A Fateful Error » paru en 1997 dans le New York Times : « L’élargissement de l’OTAN serait la plus fatale erreur depuis la fin de la guerre froide. On peut s’attendre à ce que cette décision attise les tendances nationalistes anti occidentales et militaristes de l’opinion publique russe, qu’elle relance une atmosphère de guerre froide dans les relations Est-Ouest et oriente la politique étrangère russe dans une direction qui ne correspond pas vraiment à nos souhaits. »
Conclusion
En plus du maintien et de l’élargissement de l’OTAN et de la promesse non tenue, il y a eu le retrait des traités sur le nucléaire et l’installation de bases militaires, de soldats et de boucliers anti-missiles. L’armée ukrainienne fut formée par les Occidentaux, des investissements de 5 milliards de dollars furent effectués et on favorisa un coup d’État. Une guerre civile visant la population russophone fut amorcée et l’Ukraine refusa ensuite d’appliquer les accords de Minsk qu’elle avait pourtant signés. La formation par les USA et leurs alliés de bataillons ukrainiens et l’installation d’équipements militaires transformèrent l’Ukraine en membre de facto de l’OTAN. L’engagement réitéré par Anthony Blinken en 2021 d’inclure formellement ce pays dans l’OTAN et la reprise des hostilités dans le Donbass furent les gouttes qui firent déborder le vase. Décrire tout cela comme de la pure provocation relève de l’euphémisme.
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